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Quarante-neuf mille vers et la totalité de l’Ancien Testament!: telle est l’ampleur

recouverte par l’immense drame cyclique du Mistère du Vieil Testament, véritable

mo-nument de la production de Mystères médiévaux.Rédigé dans sa forme définitive vers

1450154, il est représentée intégralement deux fois, vers 1500 et 1542.

153 Idem, pp. 191-247, et du même auteur,«!Miettes sur la ducasse d’Ath. Notre «!Samedi de la d u-casse!»!: tradition ancienne ou innovation du XIXe siècle?!» dans Tradition Wallonne, t. 4, 1987, pp. 79-93.

154 Le Mistère est une courtepointe de plusieurs pièces de théâtre issues de la plume de différents auteurs. Cf. l’introduction de James de Rothchild à son éd. du Mistère du Vieil Testament, Paris, Société des

An-L’épisode de la rencontre entre David et Goullias occupe les vers 29 838 à 30

096. Comme dans les bibles moralisées, la narration est ponctuée de commentaires

d’ordre typologique ou moral, bien que dans ce cas-ci, l’écrivain anonyme ait davantage

eu dans l’esprit de donner à voir un combat spectaculaire, comportant une mise en scène

adaptée à l’intensité de l’événement et à sa portée dramatique. Il est ainsi probable, si

l’on en croit René Meurant, que la mise en scène eût nécessité, pour figurer Goliath, un

mannequin ou, à tout le moins, une tête postiche155. Tant sur le plan visuel qu’au niveau

du texte lui-même, l’œuvre se rattache à la tradition du ‘texte continué’, elle ajoute à la

narration biblique des traditions parallèles qui l’illustrent, l’expliquent ou la

commen-tent.

Une première originalité permet de mesurer la manière dont le Mistère véhicule

des thèmes présents dans la culture biblique populaire, notamment dans la scène de

l’échange entre le père de David et son fils, avant le départ de ce dernier pour le camp

de Saül. Pour l’auteur du drame, Isay (et non Jessé, comme dans la Vulgate), l’homme

qui envoie David à la cour, est un Ancien, il compte parmi les gens importants du

royaume. Ce conseil qu’il prodigue à son fils montre qu’il possède une certaine pratique

de l’entourage royal, ce que la Vulgate elle-même ne dit pas!:

Isay!:

Il te fault montrer enfant saige David car es cour des seigneurs

ciens textes français, t. 1, pp. V-VI!: «!Vers le milieu du XVe siècle, [le compilateur] a réuni en corps les mystères bibliques que l’on représentait de son temps, [… et] s’est borné à les retranscrire tels qu’ils les a trouvés, en leur laissant l’étendue que les auteurs leur avait primitivement assignée. Il n’a fait que ratta-cher les épisodes entre eux par queslques vers de sa composition.!»

155 R. Meurant, «!Contribution à l’étude des géants processionnels et de cortège dans le nord de la France, la Belgique et les Pays-Bas!», dans Arts et Traditions populaires, XV, 2, 1967, pp. 119-60, en particulier pp. 102-103.

Enuye est sur les gouverneurs Sur chevaliers et escuyers Mesmement sur les officiers Conclusion pour faire court Et pource donne toy bien garde De ton cas advise et regarde

Tousiours de deux poins le meilleur156

Cette digression, le type même des ajouts à visée moralisatrice de la pièce,

véhi-cule une image de Jessé propre aux cultures grecque et hébraïque. Selon la Septante,

Isahaï, père de David, était à l’époque de Saül un personnage public, il «!s’imposait parmi les gens célèbres!»157. Dans la littérature rabbinique, Ishaï dirigeait même le tr

i-bunal de Bethléem. «!Ce fut l’une des plus grandes personnalités spirituelles de son

temps!»158, et «!il appartenait à une confrérie de dévots et de savants!»159. Contrairement

à son fils, dont l’Écriture nous dit qu’il était relégué aux bêtes et aux pâtures, «!Ishaï,

lui, était constamment entouré dans ses déplacements!»160!; il avait une bonne connai

s-sance des milieux proches de la cour et représentait auprès d’elle, les intérêts de

l’establishment religieux. De manière allusive mais néanmoins révélatrice, le Mistère du

Vieil Testament – sans entrer dans le détail de la vie du personnage!– véhicule autour de Jessé des traits de caractère et d’expérience que ne retiennent pas, dans leur exégèse du

156 Les passages que nous relevons ici proviennent de l’incunable sorti des presses de Pierre le Dru!: le

Mistere du Vieil Testament par personnages ioue a paris hystorie et imprime nouvellement audit lieu auquel sont contenus les misteres ci apres declairez, Paris, impr. par Pierre le Dru pour Geoffray de

Mar-nef, (s.d.), fol. 196v.

157 Dans la Septante, I Sam. 17, 12. Trad. L. Cohen, op. cit., p. 13.

158 Moussar-ha-néviim [L’éthique des prophètes]. Cité après Cohen, op. cit., p. 14. 159 Rabbi Isaïe de Taranie, cité après Cohen, idem.

passage, les Pères et les Docteurs de l’Église. Il rapporte, en même temps qu’il les

dif-fuse, des thèmes religieux extérieurs à la théologie chrétienne mais qui progressivement

se mêlent à la culture des spectateurs, au fil des représentations.

Seconde originalité (qui n’en est plus vraiment une, après ce que nous avons dit

des Bibles glosées et de la Bible historiale), l’épisode du combat fait encore état d’un jet

de trois pierres à l’encontre de Goliath!; il marque la préférence de l’auteur pour le

fol-klore et l’histoire sainte plutôt qu’à l’épure et à l’allégeance au canon biblique. Voici

l’extrait en question, marqué par le mélange d’éléments de la liturgie chrétienne

(«!chantera l’en a l’eglise!», écrit l’auteur), de piété populaire (le «!dyable!» participe au

combat) et de fable (marquée par les trois pierres)!:

David!:

Il n’y auta nulz contredis!: Faict sera comme le devise, Et chantera l’en a leglise

Que Dieu ne sauve, en substance, Nul par espée ne par lance, Car, ainsi qu’il nous apparest, Toute la bataille a luy est. Deffens toy!!

Goullias!:

Mais pense à ton cas.

David!: (Il gette.)

Pour le premier cop, tu en as!; Ton cas est tresmal pratiqué.

Goulias!:

Dyable!! qu’esse qui m’a piqué? Oncques ne sentis tel doulleur.

David!: (Il gette la seconde.)

Or va, de par nostre Seigneur, Qui sçait pour qui je fais la guerre!!

Goullias!:

Le dyable y ait part à la pierre!! Elle m’a quasi estourdy.

David!:

Lourt entendement assourdy, Cuide tu contre Dieu regner? Encore te vouldray donner

Ce cop, c’est pour ton dernier mès.

(Il chet mort.) (v. 30041-30061)161

La véritable innovation du Mistère réside dans le type de mort prêté à Goliath,

qu’une didascalie («!Il chet mort!») attribue au lancer de la troisième pierre plutôt qu’à

la décapitation du géant par sa propre épée (v. 30061-30065)!; le héros lui coupera

cer-tes la tête, par la suite, en signe de victoire, mais déjà le combat aura pris fin. La valeur

symbolique du jet de pierre l’emporte donc sur l’allégeance sans faille de l’auteur au

récit scripturaire, conformément au type d’écriture associé au genre littéraire de

l’histoire sainte!; le souci d’édification des masses et de vulgarisation de la matière

bi-blique permet certains ajouts ou écarts issus de divers horizons, et dont la succession

permet, dans la culture populaire, la formation de légendes.