En France comme dans les royaumes frontaliers, il y eut sans doute de la fin du
moyen âge au XVIe siècle un grand nombre de jeux-combats entre David et Goliath destinés à un public laïc et populaire. Des recherches récentes ont notamment fait
connaître une saynète représentée au Puy-en-Velay, les 22, 23 et 24 mai 1575, annoncée
en ces termes dans les mémoires d’un bourgeois du lieu!: «!Audict an 1575, les troys
jours de la Penthecoste, fut jouée l’Histoire de David et Golias, jeant, audevant de
l’eglise, noblesse et habitans de la ville, en grand rejouyssance.!»162. On sait également
qu’une telle création dramatique intitulée Comment David occhist Golias fut jouée à
Mons, en 1470, à l’occasion de la Joyeuse Entrée de Marie de Bourgogne et de
Margue-rite d’York163. Malheureusement, la plupart de ces textes sont aujourd’hui perdus, ce qui
rend difficile l’étude des jeux-combats bibliques dans le folklore ancien. Christian
Can-nuyer fait néanmoins état d’un très ancien jeu athois du titre (picard) de Bonimée de
David et Goliath, confié de génération en génération de bouche à oreille de comédien et transmis par écrit par Emmanuel Fourdin en 1869164. Il s’agit d’une petite pièce biblique
de 40 vers intégrée aux cortèges processionnels de géants165 et directement héritée des
mystères médiévaux, bonimée que nous nous permettons de reproduire dans son
inté-gralité!:
Goliath!:
Pied d’haut, assuré chien, Que veux-tu me poursuivre,
162 Mémoires de Jean Burel, bourgois du Puy , publ. Par A. Chassaing, Le Puy-en-Velay, 1875, p. 41. Nous remercions Christian Cannuyer d’avoir porté à notre attention cette saynète. Le lecteur trouvera une exposition plus complète des pièces dont il est question dans cette partie dans les deux articles de C. Can-nuyer cités en bibliographie.
163 A. Lacroix, «!Relation en prose et en vers de la Joyeuse entrée à Mons en 1470 de Marguerite d’York et de Marie de Bourgogne!», dans Mémoires et publications de la Société des sciences, des arts et des
lettres du Hainaut, Mons, 1841-1842, pp. 117-38.
164 E. Fourdin, «!La Procession et la foire communales d’Ath!», dans Annales du Cercle d’archéologie de
Mons, t. IX, 1868, pp. 63-64, et plus récemment repris par M. Van Herk, Les Géants processionnels d’Ath, [Mons, 1984], p. 23.
Une pierre à la main? Es-tu donc las de vivre ? Jeune sot, petit tamareau, Tu ne porteras plus Ton flambeau, no mon bau Ta tête sera foulée!; Tes yeux de lion, Tes oiseaux cajolés Assurent mes frions.
David
Approche seulement, Ennemi des Hébreux, Le mutin affronté!; Tu jases contre Dieu!! L’avantage est pour moi!: J’ai pour escorte,
Un Dieu toujours vainqueur, Sa main justement forte.
Goliath!:
Quand Dieu tendrait son arc, Et moi dessur la terre, Te livré-jou la guerre? Non pas toi, petit objet. Quant tu saurais un Dieu, Avec autant de pages, Oserais-tu me combattre Avec tant d’avantages?
David:
Ah!! Blasphème!! tu en serais puni!: Un Dieu qui se pique,
Couronné de bonheur, Ne peut rien souffrir
Contre son sang et son honneur. Ah!! Seigneur!! donnez-moi La force et la puissance
De mon bras
Que j’en tire la vengeance!! Lançant sa fronde
Il en a le vilain!! Il est mis en ce lieu!; Il a sentu la main de Dieu!!
Goliath!:
Je n’en sus point co mort!!166
Le bonimée ainsi que le ‘cortège Gouyasse’ qui l’accompagne furent
certaine-ment l’une des manifestations folkloriques belges les plus appréciés des Athois. Leur
pérennité en témoigne!: ils s’inscrivent dans une très ancienne tradition qui daterait au
moins du XVe
siècle et que l’on remémore encore aujourd’hui. La pièce est rejouée
chaque année le dimanche de la ducace (le 4e
dimanche d’août) au cours d’une très
curieuse cérémonie, d’origine incertaine, consacrée à un événement unique et sans
fon-dement biblique!: le mariage de Goliath avec Mam’zelle Victoire, une allégorie de la
ville d’Ath, et les festivités célébrant leur union. Ainsi se déroulent la procession du
traditionnel mariâch’Gouyas’ et les réjouissances au cours desquelles est jouée la
saynète!:
À 15 heures, au son de la grosse cloche de Saint-Julien, l’édilité communale es-corte Goliath, son épouse et le berger David précédés des ‘bleus’, c’est-à-dire l’ancienne compagnie des canoniers-arquebusiers de Sainte-Marguerite, depuis l’Hôtel de Ville jusqu’à l’église où le clergé chante les vièp’Gouyas’. Après quoi, les géants, les bleus et les autorités s’en retournent à l’Hôtel de Ville, devant la bretèche duquel a lieu le jeu-combat opposant le Philistin au berger biblique, sur un
166 Comme dans l’ Histoire scolastique et la Bible historiale , c’est suite au lancer de trois pierres qu’expire le géant. Nous retranscrivons cet extrait de la pièce tel que l’a consigné C. Cannuyer dans «!Le Bonimée…!», op. cit., p.194.
texte (le bonimée) remontant probablement, dans sa rédaction actuelle, au milieu du XVIIe siècle.167
Bien que le texte de la pièce qui nous est parvenue ne soit qu’une mise par écrit
moderne (XVIIe
siècle) d’une source (probablement orale) beaucoup plus ancienne168, le
témoignage des archives de la ville d’Ath certifie que la tradition du jeu-combat ainsi
que la procession dans laquelle il s’inscrit remonte au moins à 1487169. Dans cette s
e-conde moitié du XVe
siècle, plusieurs jeux bibliques ou mystères inspirés de la légende
dorée sont mentionnés dans les archives d’Ath170. La cérémonie du samedi de la ducace
s’inscrit dans cet imaginaire populaire et religieux qui reste encore, pour une partie, à
documenter!: nous ignorons presque tout de l’ancien déroulement du combat biblique
sinon qu’il s’inscrivait dans le cadre d’une fête religieuse ponctuée par les vêpres et
qu’il nécessitait, de la part de l’acteur, la possession d’une fronde et de trois pierres. De
siècle en siècle, le déroulement de la fête évolue. Des témoignages du XIXe
siècle
indi-quent qu’à la suite du jeu-combat, le Magistrat offrait un repas à l’Hôtel de Ville aux
autorités locales, repas dont il est question en détails dans une relation de l’événement
datée de 1810!: pour célébrer l’union des époux, on y dégustait en guise de gâteau de
noces la «!tarte Goliath!», une tarte au fromage d’une recette hétéroclite et imprécise,
167 C. Cannuyer, «!Miettes sur la Ducasse…!», op. cit., p. 80. 168 Cf. Cannuyer, «!Le Bonimée…!», op. cit, p. 246.
169 Archives de la Ville d’Ath, Compte de la mambournie de Saint-Julien, petit œuvre, Noël 1486 ju s-qu’au tel jour 1487, fol. 22v.!: «!A un wanthie pour avoir fait un nouviau getois pour gettter gollias et pour trois gros estues [i.e. balles] payé ensemble 2 s. 6 d.!». Idem, p. 297, note 12.
170 L’histoire de Daniel (1462), la Nativité (1467), le martyre de saint Étienne, (1467), l’histoire de saint Jean Baptiste (1487) et celle de Marie-Madeleine (1487). Idem, p. 198, note 14.
arrosée de vins et de liqueurs du pays171. Les porteurs de Goliath figuraient alors parmi
les invités – ce qui laisse supposer que le géant accompagnait les autorités civiles au
banquet!– mais nulle mention n’est faite du petit David ni de Madame Goliath dans
cette partie des festivités172. Ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard que le combat
de l’enfant contre le géant attire les commentaires (plutôt désobligeants) de la critique!;
le texte est devenu «!inintelligible!» et le combat, un simple épisode de la fête en
l’honneur de la cité. L’union de Goliath et de Mam’zelle Victoire demeure le cœur de la
cérémonie, la raison d’être de perpétuer la traditionnelle réjouissance173.
Nous n’avons trouvé aucun écho, dans les histoires saintes chrétiennes, juives et
musulmanes, d’un mariage de Goliath!; ses racines véritables sont encore tout entières à
éclaircir. La présence de Madame Goliath dans les fêtes de la ducace des XVe
et XVIe
siècle est peu probable, nous ne nous étendrons donc pas sur le sujet174. En revanche, la
symbolique du jeu-combat où le géant (et non David) apparaît comme le personnage
171 Pour un délicieux développement sur ladite recette, cf. Cannuyer, «!Miettes…!», op. cit ., p. 89, note
55.
172 Il en va de même pour cette description de la fête dans La Gazette d’Ath !» no 46, 25 août 1844!: «!En ces temps-là, les cœurs s’épanouissaient à l’approche de la kermesse!: les fiançailles du Géant Goliath se renouvelaient le samedi, au bruit des fanfares et des détonations de nos arquebusiers au costume martial. Après l ‘office des vêpres, le Mayeur, ses échevins et le clergé reconduisaient à la Mairie les géants fian-cés. Là, la tarte Goliath, arrosée de vins exquis, était offerte aux diverses autorités!; c’était l’ouverture de la fête, ouverture simple et cordiale où les magistrats de la grande famille athoise avaient plaisir à porter des toasts à l’heureuse union des enfants d’Ath, au bonheur de la commune cité…!»
173 Un autre article de 1842 (l’ Écho de la Dendre , no 167, 2e année, 1er août 1842) fait état du jeu-combat en ces termes!: «!Samedi, à 2 h., a été joué le prologue de la pièce. Les fiançailles de Goliath, scène inté-ressante qui débute par des vêpres, se complique dans un dialogue pathétique et peu intelligible, et se dénoue par une tarte au fromage!; nous vous signalons que le dénouement est du meilleur goût… mais il faut beaucoup de beurre. Pour rendre l’effet saisissant, on tire nombre de coups de fusils, avant, pendant et après la cérémonie et, pour perfectionnement, on avait joint cette année un canon qui, du haut de la tour St-Julien, répondait aux salves des arquebusiers. C’était parfait.!»
principal (ne parle-t-on pas d’un ‘cortège Gouyasse’?) est ancienne et avérée!: comme la
plupart des Mystères médiévaux, elle investit une dimension typologique qui lui donne
tout son sens. Selon Christian Cannuyer175, l’insistance à mettre au premier plan le
géant s’éclaire dans la mesure où on ne le dissocie pas de David, figure et ancêtre du
Christ. Ce serait donc moins le gigantisme de Goliath que la relation typologique avec
le Messie qui motiverait sa position privilégiée dans le folklore hennuyer, où il
symboli-serait, indirectement, le combat de Dieu pour les hommes!: l’irruption du colosse
évo-que celle du berger, elle-même figure du Christ venu délivrer les âmes des limbes. Cette
interprétation du géant signe de la puissance divine est tout à fait plausible!; elle rend
d’ailleurs plus recevable ses fiançailles avec la Ville d’Ath, personnifiée par Mam’zelle
Victoire. bien que la typologie biblique permette également d’appréhender autrement la
sémiotique du personnage gigantesque.
Depuis les Pères de l’Église, l’opposition de forces inégales dans la vallée du
Térébinthe évoque le combat, tout aussi inégal, du Christ contre le Malin176!; et l’on sait
également, Delumeau l’a montré, que le diable déchaîné mais vaincu occupait une place
prépondérante dans la mentalité médiévale et ses manifestations sociales et
religieu-ses177. Plutôt qu’une allusion directe à la puissance de Dieu, ne serait-il alors pas poss
i-ble de voir dans le héros du bonimée une impressionnante allégorie du Mal vaincu par
la foi, l’illustration simple mais importante de l’issue d’un combat eschatologique?
175 Idem., pp. 85-86.
176 Cf. Hippolyte de Rome, De David et Goliath . Traduction française de Solange Bouquet dans [A. -G. Hermann et S. Bouquet], Les Figures bibliques, Desclée de Brouwer, 1984, pp. 223-236, et Augustin, De
Golia et David, et de contemptu mundi, (sermon XXXII sur le psaume 143). Édition bilingue de [MM.
Peronne. Vincent, Écalle et Charpentier], Œuvres complètes de Saint Augustin, Paris, L. Vivès, 1876. Tome 16, pp. 147-62.
Dans le Bonimée, les répliques du Philistin visent justement, pour l’essentiel, à
in-culquer cette illusion d’invincibilité du Mal sur le Bien («!es-tu donc las de vivre?!», v.
4!; «!Quand tu saurais un Dieu, … oserais-tu me combattre?!», v. 24-26, et après le jet
de pierre, «!Je n’en sus point co mort!!!», v. 40), laquelle aboutit bien sûr à la défaite de
l’Ennemi. Le revers essuyé par Goliath pourrait remplir la fonction de rassurer
l’humanité sur le Malin sous toutes ses formes (guerres, épidémies, tentations, mort), et
illustrer la promesse de Dieu à ses élus!: celle que le vice ne triomphera pas du monde
mais laissera la place, un jour, à une humanité sauvée. Bien sûr, cette lecture et celle
qu’en fait Cannuyer ne s’excluent pas l’une l’autre, elles se complètent. Il faudrait
creu-ser la question, mais cette façon de pencreu-ser le Philistin non pas comme un signe positif
du divin, mais comme l’envers du «!christotype!», l’image du Mal terrassé, lui confère
une dimension spirituelle qui justifie sa place dans une procession au sein de laquelle il
n’apparaît pas seulement comme un élément folklorique, mais comme le vecteur d’un
didactisme religieux dominant. Envisagé sous cet angle, l’union carnavalesque de
Mam’zelle Victoire, une David au féminin, avec ce géant qu’on devine déjà dominé par
sa femme trouve bien sa place dans un défilé populaire, à la rencontre d sacré et du
pro-fane, où le rire et la dérision sont à l’honneur. Elle rappelle les géants de Rabelais,
eux-mêmes issus du folklore, qui alliaient la profondeur de la pensée à un support comique
et à la dérision.
Par la médiation d’une œuvre populaire telle que le Bonimée, les laïcs sont ainsi
mis en contact avec un univers religieux plus ou moins fidèle à l’orthodoxie biblique!:
un univers qui fournit des récits et alimente un folklore, parfois bien éloigné du canon
scripturaire (c’est le cas du mariage de Goliath) mais qui appelle aussi la médiation
avant, par une sorte d’enquête archéologique et historique des sources à l’origine des
légendes qui gravitent autour des Écritures.
D’autres canaux de diffusion grâce auxquels circule encore un peu de la culture
biblique populaire nécessitent également la même entreprise!de fouilles!: il s’agit de la
littérature profane en langue vernaculaire, où l’on croise parfois des mythes sur le saint