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Au printemps de 1494, Charles VIII prend le titre de roi de France, de Sicile et de

Jéru-salem, rapatriant à la couronne de France l’héritage du roi René d’Anjou. Héritage bien

symbolique, car l’emprise du roi chrétien sur le berceau de la Chrétienté et sur la Sicile

relève alors de la fiction!: Jérusalem avait été perdue depuis longtemps aux mains des

musulmans et l’Empire chrétien d’Orient s’était effondré sous les coups des Turcs. De

même, le royaume napolitain continuait de porter le nom de royaume de Sicile bien que,

depuis l’émeute des «!Vêpres siciliennes!» en 1282, l’île fût tombée aux mains du roi

d’Aragon, Pierre III, puis à sa dynastie. Par conséquent, les quartiers de noblesse

dévo-lus à Charles évoquaient une réalité juridique sans application immédiate dans la sphère

politique!; elle nourrissait un puissant imaginaire, un rêve de conquête que la

thémati-que biblithémati-que déployée à cette occasion allait abondamment illustrer. La croix potencée

en Terre sainte proclamait le devoir prioritaire du souverain de s’approprier l’ancien

royaume de Jérusalem dont il était titulaire, de délivrer les lieux saints de l’emprise des

Turcs, enfin de rendre à la nation très-chrétienne la patrie du Christ, la source de sa foi.

Dans le climat d’attente messianique marquant le règne de Charles VIII,

entrete-nu par divers textes circulant lors de l’expédition italienne de part et d’autre des Alpes,

l’histoire de David fit tout au long du périple l’objet d’étonnantes récupérations

idéolo-giques, et ce en quantité importante!: les chroniqueurs voyant en Charles l’Empereur des

des Rois et dans les Psaumes, mais aussi dans la culture populaire1

, des correspondances

prophétiques avec son périple pour réunir les nations autour de la Ville sainte.

L’espérance d’être à la fois le libérateur et le conquérant de la cité de David, cité des

prophètes, devait stimuler l’ardeur du jeune roi, lequel trouva sans doute dans la

no-blesse de ce motif et dans son patronage, une source supplémentaire de légitimation2

.

Plusieurs ouvrages de dévotions royales et textes de propagande, riches en références

bibliques, font appel au psalmiste pour conforter, dans la «!scénographie eschatologique

de la fin des temps!s», l’image sainte du roi croisé. Le thème médiéval de la dignité

davidique des rois de France3

connaît de nouveaux développements, avec la particularité

que la littérature de l’époque insiste davantage sur l’aspect prophétique du

1 Marjorie Reeves, Prophecy in the Later Middle Ages!: a Study in Joachimism, Oxford, Clarendon Press, 1969.

2 Fr. Bacon, Historia regni Henrici septimi Angliae regis , 1643, cité dans la traduction de Y. Labande-Mailfert, Charles VIII et son milieu, Paris, Klincksieck, 1975, p. 180.

3 La tradition qui fait descendre le roi de David date du plus haut Moyen-âge. Dès le IV e siècle, à l’instar de ses prédécesseurs du Bas-Empire, Ambroise trouve dans le roi d’Israël un lumineux archétype qu’il propose comme modèle à Théodose, l’invitant à amender sa conduite et à imiter le psalmiste en criant «!Peccavi Domino!» (Lettre 51,7: «!An pudet te, Imperator, hoc facere quod rex propheta [...] fecit

David? [...] cognito quod in hoc ipse argueretur, quia ipse fecisset, ait : Paccavi Domino.!»). Sa

volumi-neuse Apologie de David en développe le thème ([Madot, Robert], Apologie de David, (latin-français), Paris, Cerf, 1977). Après ce précédent il n’est plus rare de trouver, sous la plume des évêques du conseil des empereurs, l’image du psalmiste orné de la couronne aux lys et des armes bleu et or. Dans l’un des plus importants Miroirs des princes carolingiens, la Via Regia (ca. 819-830), Smaragde proposait ainsi aux princes chrétiens l’imitation de rois tels que Josué, David, Ézechias, Salomon et Ozias. Dans ces anciens chefs d’Israël Smaragde trouvait une somme des vertus nécessaires à un roi!: timor domini,

sapientia, prudentia, simplicitas, patientia, iustitia, iudicium, misericordia, humilitas, zelum rectitudinis, clementia, consilium (Patrologie latine, vol. 102, col. 934 ss.). Après le sacre de Pépin, le Pape Étienne II

célèbre le «!Novus David!», l’oint du Seigneur et le protecteur de l’Église. La correspondance d’Alcuin avec Charlemagne, lequel ne pouvait s’adresser au roi sans lui donner le nom de David, file le parallèle, repris par la suite par Charles le Chauve et Frédéric II. David est le type idéal de l’empereur chrétien. Cf. Aryeh Graboïs, «!Un mythe fondamental dans l’histoire de France au Moyen Âge!: Le ‘roi David’, précurseur du roi très-chrétien!», op. cit.

ment que sur la tradition médiévale faisant du roi, comme jadis avec Charlemagne,

l’émule de David.

Depuis les travaux fondateurs d’Yvonne Labande-Mailfert4, on sait aujourd’hui

combien le voyage d’Italie déchaîna de résistance!dès l’époque de ses préparatifs!: le

projet souleva au départ une hostilité presque générale à la cour, dans l’ensemble de la

noblesse et de l’opinion publique!: le duc et la duchesse de Bourbon, fidèles à la

politi-que de Louis XI, le désapprouvent, ils se défient des princes italiens, des Aragonais et

de Ludovic le More. D’autres grands personnages comme Louis Malet, sieur de

Gra-ville, amiral de France, Philippe de Commynes, et le cardinal André d’Espinay s’y

opposent par dépit, d’autres ambitieux ayant décidé l’affaire avec le roi. Seuls le futur

Louis XII, alors duc d’Orléans, qui espère entrer en possession du duché de Milan, et

les conseillers intimes du roi, Étienne de Vesc et Guillaume Briçonnet, évêque de

Saint-Malo et général des finances, lui offrent leur appui. Ils reçoivent le soutien énergique

des exilés napolitains, nombreux à la cour de France, et du duc de Bari qui dès 1492,

charge des ambassadeurs de se rendre à la cour pour inciter le roi à aller de l’avant avec

son projet de conquête5

.

4 Op. cit.

5 Témoins des oppositions, ces propos de l’orateur florentin Francesco delle Casa (1494) recueillis par Yvonne Labande-Mailfert!: «!L’entreprise est ici l’objet des conversations et des jugements les plus divers. Les premiers princes du sang et la plupart des autres seigneurs, les conseillers, les prélats, les grands officiers de finance et tout le peuple la condamnent et la blâment comme impossible et dange-reuse. S’ils le pouvaient sans encourir la disgrâce du roi, ils l’arrêteraient volontiers. La plupart des gentilshommes et des gens d’armes qui sont désignés pour passer en Italie pensent aller à leur perte et destruction certaine.!» Aussi Commynes : «!L’entreprise sembloit à toutes gens saiges et expérimentez très déraisonnables, et n’y eut que luy seul [Charles VIII] qui la trouvast bonne et ung appelé Estienne de Vers [...]!». Enfin de l’ambassadeur de Ludovic Sforza, Belgioioso : «!C’est vraiment un miracle que le roi, jeune comme il est, ait persévéré dans son dessein, malgré toutes les oppositions qu’il a rencontrées!». Cf. «!Oppositions au projet du roi!», in Charles VIII et son milieu, op. cit., p. 219 sqq.

À la descente vers Naples il fallait donc un motif noble et des garanties

éclatan-tes, ce qui en cette fin de XVe

siècle signifiait un aval direct et indiscutable de Dieu sur

le projet du roi!; il lui fallait, en somme, un but irréprochable, la Croisade, et des signes

favorables, des prophéties6

. Le projet de mener à bien une guerre sainte se prêtait à

l’éclosion d’une littérature prophétique dans laquelle David allait être mis à

contribu-tion!: son aval permettait d’établir le bien-fondé de la descente outre-monts et de

l’inscrire dans une vision de l’histoire où de manière indissociable, la volonté politique

s’articulait avec une mission sublime impartie par Dieu.

Les antécédents de ce formidable essor prophétique ont déjà inspiré les travaux

de plusieurs spécialistes. Les recherches de Marjorie Reeves ont montré que la

survi-vance de la tradition joachimite et d’un autre courant prophétique attribué à Saint-Ange,

carme du XIIIe siècle, avaient engendré cette irruption de prophéties eschatologiques

annonçant notamment, avec la descente de Charles en Italie, la venue imminente de

l’Antéchrist de même que celle de l’empereur des derniers temps7

. Son plus célèbre

écho nous vient d’un intime de la cour, le médecin du roi Jean Michel, lequel affirmait

avoir entendu de la bouche même de Dieu qu’à Charles VIII, son «!trecher amy!s»8

,

6«!In point of fact, during the years in question, prophecy seems to have constituted a unifying sign

connecting nature to religion and religion to politics, and coordinating all the scattered shreds of a culture that in the end turned out to be an integral way of knowing, embracing observation of nature, political analysis, and religious reflection. If God is the lord of history and of the cosmos, to seek the orribeli

segnali of nature, and in the voices of the prophets, signs of his judgement of human history, becomes at

once a scientific, political, and religious process.!» Ottavia Niccoli, Profeti e popolo nell’Italia del

Rinas-cimento, Rome, G. Laterza, Biblioteca di cultura moderna, 1987, p. xvi. 7Cf. M. Reeves, op. cit., pp. 295-319.

8 «!Ecoute terre. Entendez cieulx ce que ie parle. [...] Attendez le reformateur de toutes choses le roy mon trescher amy, lequel desperit de vertu et de ma force iay esleu, lay appelle et amene et lay constitue sur tous les royaumes de la terre. Cest charles roy des francoys auquel iay donne ma benediction et ma grace. Il ma ainsi pleu. Escoutes le et lobservez en toutes choses.!» (fol. 1). La prophecie, vision, et revelacion

reviendra le contrôle de tous les royaumes du monde, en commençant par la Terre

sainte, ultime étape avant la réunification des peuples préparant l’Apocalypse!:

Tu destruiras les iniques, et convertiras les pecheurs. La Terre des infideles mettras en ruine, et tous ceulx qui mont delaisse seront totalement consumez.9

Même Commynes, dont on connaît pourtant les réticences, accrédite ce courant

prophétique lorsqu’il affirme que le voyage fut «!vrai mystere de Dieu!s»10. Issue

d’anciennes traditions monastiques, cette première famille d’oracles s’attache pour

l’essentiel à un phénomène visionnaire empreint de réflexions johanniques, où

l’illumination d’hommes de fort charisme et passionnés d’observation de phénomènes

naturels – astrologie, médecine et climatologie – nourrit les plus hautes ambitions à la

cour de France.

Mais les guerres d’Italie permettent également l’essor d’une autre famille

d’oracles, davantage axée sur l’Ancien Testament, qui marque un tournant dans la

pratique médiévale du recours politique à David. Dans ces prédictions inspirées plus ou

moins fidèlement de la Bible, prophètes et rois bibliques ne s’unissent plus dans le seul

but d’annoncer typologiquement le Christ-roi, modèle des rois très-chrétiens, ils

pré-sentent également Charles VIII sous les traits du Sauveur d’Israël, un libérateur par qui

s’accomplit une part secrète des Écritures. Certains ouvrages accréditant d’anciennes

pronostications se tournent avec beaucoup de liberté vers le psalmiste pour nourrir les

divine revelée par treshumble prophete Jehan Michel. De la prosperite et victoire du treschrestien Roy de France Charles viii. De la nouvelle reformacion du siecle. Et du recouvrement dela terre sainte a luy destinee, s.l. n.d., fol. 2r.

9 Idem., fol. 3v.

scénarios imaginaires entourant l’approche de la fin des temps. C’est par exemple le cas

de l’allégorie du Vergier d’honneur!du secrétaire d’Anne de Bretagne, André de la

Vigne, imprimée à la tête de sa chronique du voyage de Naples. D’autres, plus fidèles

au texte biblique, nourrissent simplement l’attente messianique à grand renfort de

cita-tions vétéro-testamentaires. Nous avons voulu examiner cette seconde tendance par

laquelle, au gré des auteurs et des circonstances, la figure du psalmiste se transforme en

dehors des Écritures pour devenir le prophète des victoires de la France contre les

Turcs. Un regard d’ensemble sur ce symbolisme biblique révèle combien, à l’orée du

XVIe

siècle, les récupérations politiques de David s’éloignent du personnage de Samuel.

Le Bethléemite devient le saint patron de l’expédition de Naples, comme le suggèrent

plusieurs traces écrites en France et en Italie, depuis la préparation jusqu’à

l’aboutissement du voyage.