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Dans son prologue aux Antiquités, Josèphe précise la nature du public auquel

s’adresse sa compilation!: en réponse aux attaques formulées à l’encontre de son peuple

par des Romains tels Apion85, l’auteur s’adresse aux Gentils et brosse à leur intention un

portrait élogieux de la civilisation juive et du judaïsme!; il érige à cette fin les figures de

son histoire en héros, dont il fait l’apologie et la glorification. Par ailleurs, Josèphe

s’adresse également aux Juifs puisqu’il les porte garants de la fidélité de sa paraphrase

des livres de l’Écriture, en particulier pour les onze premiers chapitres de son ouvrage!;

à nul autre que ces fins connaisseurs de la Torah peut s’appliquer la morale de

l’ouvrage, axée sur le devoir d’obéissance des croyants au Décalogue et à l’ordre civil!:

qui est advenu à Ioas, Antioque, Herodes, aux Babyloniens, Perses, Grecs, Romains, et autres Altesses de ce monde, qui n’apparoissent plus, par faute de ce poinct.!»!Cf. Gibert Genebrard, op. cit., fol. 1r et 1v. 84 Selon Antoine de la Faye, l’histoire telle que la raconte Josèphe est salutaire pour l’âme comme la médecine pour le corps, « tellement qu’entre les epithetes qu’on attribue à l’histoire, i’estime que conve-nablement celui de Chasse-vice lui peut estre attribué, si on la rapporte à son droit usage. I’enten de celle qui est vrayement digne de ce nom, estant la bouche de verité, ne controuvant rien de faux, et ne dissi-mulant rien de veritable. Car les narrations fabuleuses telles que sont celles de Crestias, de Heliodore, de Philostrate et leurs semblables, engendrent erreur et mal.!» Op. cit., fol. A4v.

La principale leçon à tirer de cet ouvrage est que les hommes qui font la volonté de Dieu ne s’enhardissent pas à transgresser ses excellentes lois [… et] prospèrent en toutes choses, à un degré parfois étonnant. Au contraire, lorsqu’ils s’écartent de l’observation minutieuse de ces lois, ce qui leur semblait auparavant accessible de-vient pour eux irréalisable, et tout ce qu’ils se représentent comme un bien se trans-forme en une insupportable calamité.86

De cette double intention posée au cœur de la compilation flavienne, celle de

rappeler le peuple juif à ses devoirs en même temps que d’en assurer la défense et

l’illustration, l’ouvrage trouve son partis-pris historiographique!; l’historien, affirme

Flavius dans son introduction87, en écho à Tite-Live 88, doit offrir un enseignement à la

fois respectueux de la vérité historique et de la morale, il doit, par la force de l’exemple

et du récit, à la fois plaire et édifier89.

La peinture de David dans les Antiquités est exemplaire de l’allégeance de

Josè-phe aux historiograJosè-phes antiques et aux objectifs qu’il s’est fixés dans son prologue. Peu

de figures de la Bible devaient cependant lui poser un problème aussi difficile que le

fondateur d’Israël, en particulier en raison de son lien ancestral avec le Messie, le

libé-rateur politique encore espéré par les Hébreux. Josèphe écrivait pour les Romains et la

dimension messianique du personnage risquait de nourrir la révolte juive contre

l’Empereur et l’espoir de création d’un état hébreu indépendant. Contrairement à la

86 Ant. 1, 14. Toutes les citations françaises de Flavius Josèphe qui suivront, identifiées par l’abbréviation

Ant., sont notre traduction de la version anglaise de William Whiston!: The Works of Josephus, New

up-dated edition, USA, Hendrickson publishers, 1995, pp.27-542. 87 Ant. 1, 14 et 20.

88 Notamment à la préface de Tite-Live à son Histoire romaine en 142 livres (26 av. J.C.)

89 Louis H. Feldman, «!Josephus’ Portrait of Saul!», Hebrew Union College Annual , 53, 1982, pp. 45-99!; «!Josephus’ Portrait of David!», Hebrew Union College Annual, 60, 1989, pp. 129-74.

dition rabbinique, Josèphe évite toute allusion au David eschatologique, appelé à régner

jusqu’à la fin des temps sur toutes les nations90. Le patronage historiographique

d’Aristote allait lui permettre de résoudre cette position conflictuelle en l’amenant à

modifier légèrement le récit biblique, en accord avec la règle de vraisemblance. Nous

l’évoquerons dans ses grandes lignes.

Afin d’épargner au portrait de David toute connotation politique, Josèphe

entre-prend de composer une Vie du héros d’Israël en choisissant à même les livres des Rois

et des Chroniques les passages les moins sujets à polémique. Les libertés qu’il prend à

l’égard de la Bible se traduisent dans un premier temps par l’omission de certains

élé-ments du récit fondateur!: pour contourner la question du roi universel prophétisée dans

Samuel, il évite par exemple d’évoquer la pérennité politique promise à la maison de David dans l’oracle de Nathan91!; le David des Antiquités92 se réjouit simplement de ce

que son pouvoir passera après sa mort à ses fils et restera célèbre dans l’histoire, sans

aucune mention d’un règne éternel. De même (et contrairement au récit du même

épi-sode par un contemporain de Flavius, le pseudo-Philon d’Alexandrie93), le messianisme

politique est évacué de la scène de l’onction par le prophète Samuel94!: celuci ne dés

i-gne jamais le cadet d’Isaïe en termes d’oint du Seii-gneur (sanctus christus) ni de Messie

(mashiah) conformément à la tradition rabbinique!; il est le «!roi appelé par Dieu pour

régner avec droiture et obéir à ses décrets!», le roi soumis auquel est promis, dans une

90Sanhedrin 98 b.

91 2 Sam. 7, 16 et 1 Chr. 17, 12. 92 Ant. 7, 94.

93 Les Antiquités bibliques, op. cit., t. 1, ch. LXI, 1-4, p. 365. 94 I Sam. 16,12-14.

courte digression, un long et glorieux règne95. Le rôle de rebelle politique de David à la

tête d’une armée de « tous les gens en détresse, tous ceux qui avaient des créanciers,

tous les mécontents!» du temps de Saül96 est également minimisé dans le récit flavien,

peut-être en raison du rapprochement possible entre cette classe de gens et celle qui,

dans la Guerre des Juifs, fomenta la révolte contre les Romains et brûla les archives de

Jérusalem pour détruire les registres des dettes97!; approximatif dans sa paraphrase b

i-blique, Flavius place le psalmiste à la tête de «!ceux qui étaient dans l’indigence ou qui

avaient peur du roi Saül!»98, omettant toute ressemblance avec le désordre politique

contemporain. Nombreux sont les passages où l’auteur abandonne les termes

potentiel-lement porteurs d’un rapprochement avec le conflit judéo-romain (omission, par

exem-ple, du terme biblique d’«!étranger incirconcis!» pour désigner Goliath99 et des prépuces

de Philistins réclamés par Saül en signe de victoire100), dans le but de circonscrire

l’histoire de David dans une antiquité lointaine et révolue, sans qu’aucune relation ne

puisse être établie avec les événements contemporains.

Pour accentuer le caractère noble et héroïque de son personnage, Josèphe

enri-chit également sa paraphrase d’un certain nombre de d’éléments narratifs qui ne figurent

pas dans l’Écriture. Pour ne mentionner qu’un passage, la relation exemplaire du

com-bat du Térébinthe recèle de détails dramatiques ajoutés à la matière biblique, visant à

intensifier le contraste entre l’humilité de David et la terreur inspirée par son opposant.

95 Ant. 6, 165. 96 I Sam, 22, 2.

97 La Guerre des Juifs, 2, 427. 98 Ant. 6, 247.

99 Ant. 6, 183. 100 Ant. 6, 201-202.

Là où la Bible ne mentionne par exemple que la présence d’un seul écuyer aux côtés du

Philistin101, les Antiquités amplifient la force de l’adversaire en évoquant une multitude

d’hommes marchant à la suite de Goliath pour porter son imposante armure102. David,

pour sa part, s’illustre moins par sa force que par la vertu de ses paroles et de ses

ges-tes!: la tendance à l’amplification amène Flavius à développer les quelques mots

échan-gés entre le fils de Jessé et Saül dans Samuel!en un véritable discours, digne d’une

dé-clamation homérique103!: alors que le berger de l’Écriture déclare simplement au roi!:

«!Que personne ne perde courage à cause de lui. Ton serviteur ira se battre contre ce

Philistin!»104, le personnage flavien dévoile, dans une harangue publique, son mépris

pour l’orgueil, déclarant qu’il châtiera l’insolence de son adversaire et tournera son vice

au ridicule jusqu’à soulever l’hilarité des Hébreux105. Le récit de ses exploits de je

u-nesse, que l’historien évoque afin de justifier l’audace de ce propos, se trouve également

enrichi d’éléments folkloriques!: le berger raconte à Saül qu’un jour qu’il faisait paître

le troupeau de son père, un lion s’attaqua à un petit agneau (plutôt qu’à une commune

brebis, comme on lit dans Samuel106). Il empoigna aussitôt le prédateur «!par la queue!»

et le mit à mort en le fracassant tout entier contre le sol (plutôt qu’en le rouant de coups,

tel un simple berger). L’enfant, à mains nues, a terrassé la bête.Cette confiance donnée

par l’expérience oriente la suite du récit!: parce qu’elle ne sied pas à la modestie que

doit avoir le serviteur du roi et parce qu’il sait pouvoir s’en passer, David se défend de

101 1 Sam. 17,7. 102 Ant. 6, 171.

103 Cf. Feldman (1982), op. cit., p. 141. 104 1 Sam. 17, 32.

105 Ant. 6, 179-80. 106 I Sam. 17, 35.

revêtir l’armure royale107, alors que dans la Bible seul son manque de force et

d’entraînement justifient ce refus108. Yahvé lui-même intervient dans l’affrontement en

plaçant aux côtés de son protégé un personnage nouveau, «!un allié invisible, qui n’était

autre que le Dieu Lui-même!»109, de sorte que c’est le Tout-Puissant qui donne à David

la victoire sur l’armée des Philistins et scelle son alliance avec Israël. La figure héroïque

du personnage en ressort agrandie!: il mène ensemble les guerres des hommes et les

guerres du ciel.

Ces digressions et ces ajouts que les Antiquités mêlent à la paraphrase biblique

visent également, dans la plupart des cas, à donner des renseignements supplémentaires

sur la personnalité du héros et à dévoiler des aspects de sa psychologie à peine esquissée

dans la source scripturaire. La recherche de cohérence qui structure l’enquête

biogra-phique de Flavius l’amène ainsi à faire des choix, comme l’illustre l’épisode du

recen-sement du peuple hébreu. Aux prises avec un passage hautement problématique,

l’historien s’attribue une position d’arbitre!; contrairement aux rabbins et aux

théolo-giens, il ne tente pas de concilier l’inconciliable et d’expliquer l’indéchiffrable, il

tran-che ou se tait. C’est ainsi qu’au livre de Samuel, Yahvé en colère pousse David à

dé-nombrer son peuple, un événement difficilement compatible, sur les plans moral et

théologique, avec la liberté fondamentale de l’homme et du roi110!; au contraire, les

Chroniques font de Satan le véritable instigateur de la curiosité du héros111. Par une

démarche qui le caractérise, l’auteur des Antiquités tranche le débat!: du roi seul vient

107 Ant. 6, 185. 108 I Sam. 17, 39. 109 Ant. 5, 189. 110 II Sam. 24, 1. 111 I Chr. 21, 1.

l’initiative du recensement112 et à lui seul revient donc la responsabilité du châtiment.

Les impératifs de cohérence et de clarté inhérents aux genres biographique et historique

appellent ainsi certains écarts par rapport à la matière biblique, lesquels écarts

permet-tent néanmoins à l’Écriture de servir de référence pour la mise en forme de l’histoire des

hommes.

Il ressort du David des Antiquités juives qu’un certain nombre d’historiens grecs,

en particulier Isocrate et Aristote, orientent l’inscription du personnage dans ce genre à

part qu’est l’Histoire sainte. Toute la partie dévolue à l’Ancien Testament le confirme.

D’Isocrate, Flavius retient une conception de l’histoire ouverte à l’introduction de

dis-cours fictifs dans la narration, à l’usage de digressions d’apparence très libres mais

uti-les à l’économie du récit, enfin à l’introduction d’éléments tragiques dans le fil de la

narration. L’importance qu’Isocrate accorde à la dimension morale et à la valeur

exem-plaire des héros de l’histoire l’amène aussi à introduire des éléments panégyriques dans

son récit et dans son portrait de David, dans lesquels l’ajout de certains éléments

extra-bibliques confère au personnage une dimension légendaire. D’Aristote, ce théoricien du

traitement de sujets aussi vastes que l’histoire et de la biographie, Josèphe hérite d’un

intérêt marqué pour les Vies, qu’il distingue de la poésie en tant que genre à part

en-tière113. Certains Péripatéticiens tels que Théophraste l’avaient sensibilisé à cet intérêt

du maître pour l’étude et la classification de différents types de vies, lesquelles avaient

permis aux Grecs de discerner dans la conduite des individus un puissant moteur de

112 Ant. 7, 318.

113 Aristote, Poétique, ch. 9, 51a 36- 51 b 10, dans l’édition de [Roselyne Dupront-Roc et Jean Callot], Paris, Seuil, 1980, p. 65.

l’histoire114. À leur instar, Josèphe abandonne la distinction séculaire établie entre hi

s-toire et biographie et compose, à partir des récits bibliques, une véritable biographie

antique, un document humain construit autour de figures fortes davantage qu’autour

d’une nation et d’une civilisation prise dans son ensemble115!; David et les grandes

figu-res de l’antiquité juive font désormais l’objet d’une narration rigoureuse et

chronologi-que, moins souple peut-être que l’Écriture, dont la logique narrative permettait la

coexistence de différentes versions d’un même événement, mais parfois plus riche sur le

plan des émotions, des mœurs particulières et de la psychologie que le récit biblique

lui-même. L’histoire sainte devient compilation biographique et raisonnée, un tissu

d’humanité revu et corrigé par la plume de l’écrivain.

114 Cf. Feldman (1982), op. cit., pp. 48-49.

115 Cette division s’inspire de Denys d’Halicarnasse, auteur d’ Antiquités romaines en vingt livres (1 er s. av. J. C.), qui racontent l’histoire de Rome à travers la fortune particulière de plusieurs protagonistes.

Chapitre IV