• Aucun résultat trouvé

La méthodologie narrative tient une place importante dans le champ de la recherche en anthropologie médicale et en sciences sociales. Elle repose sur des techniques de mise en récit par les sujets à partir de matériaux divers303.

Dans le cadre de cette étude, le support narratif prenait la forme d’un extrait d’œuvre littéraire (Lord Jim de Joseph Conrad304

), lu aux sujets par un chercheur. Ce choix avait pour objectif de permettre l’émergence de représentations latentes. Les sujets étaient décalés de leur place de professionnel ou de personne addictée par l’écoute d’un récit de fiction et l’invitation à une production créative faisant appel à l’imagination. Néanmoins, le cadre de la recherche (personnes interrogées en tant que soignant ou soigné, dans un lieu de soin et dans le cadre d’une étude portant sur le soin) induisait un discours nécessairement en lien avec le soin.

Le choix de l’extrait littéraire utilisé dans l’étude a été guidé à la fois par l’existence d’une littérature « critique littéraire »305

et psychanalytique306 très riche portant sur l’œuvre en question, et par la cohérence des problématiques soulevées dans l’œuvre avec le sujet de la recherche.

Le corpus critique permet en effet de situer précisément l’œuvre littéraire, les effets qu’elle produit et les thématiques qu’elle aborde. Le questionnement éthique y est en particulier central307. Le roman pose la question des principes qui gouvernent l’action humaine et, dans un contexte régit par des normes de conduite, des conséquences induites par la transgression de ces normes. Ce questionnement est à la fois abordé d’un point de vue social et subjectif, explorant les effets de cette transgression sur l’individu et les aménagements qu’elle opère308

. Ces

303

Voir par exemple : Jonathan A. Smith, Qualitative Psychology: A Practical Guide to Research

Methods (Thousand Oaks, CA: SAGE, 2007); Sophie Alami, Dominique Desjeux, et Isabelle

Garabuau-Moussaoui, Les méthodes qualitatives (Presses Universitaires de France - PUF, 2013). 304

Joseph Conrad, Lord Jim (London: Blackwood, 1900). 305

Voir par exemple : Josiane Paccaud-Huguet, Joseph Conrad 2. « Heart of Darkness » une leçon

de ténèbres (Paris: Lettres Modernes Minard, 2002).

306 Voir par exemple : Hélène Deutsch, « Lord Jim et la dépression », in Les « comme si » et autres

textes : 1933-1970, par Hélène Deutsch (Paris: Seuil, 2007), 255‑60.

307 Fred Madden, « The ethical dimensions of Heart of Darkness and Lord Jim: Conrad’s debt to Schopenhauer », Conradiana 33, no 1 (1999): 42‑62.

308

Jean-Luc Donnet, « Lord Jim ou la honte de vivre », in L’humour et la honte, par Jean-Luc Donnet (Paris: Presses Universitaires de France - PUF, 2009), 21‑70.

Étude EthNaA

Extrait de « Lord Jim », J. Conrad, Le livre de poche, 2007, p18-19.

Jim bénéficiait toujours de salaires substantiels et de prévenances susceptibles de faire naître la fidélité au cœur d’un scélérat. Pourtant, avec une noire ingratitude, il renonçait subitement à son poste et s’en allait. Les raisons qu’il donnait à ses employeurs pour expliquer son départ étaient manifestement fallacieuses. On disait : « Quel sacré imbécile ! » dès qu’il avait le dos tourné ; et là se bornaient les commentaires sur sa superlative susceptibilité.

Pour les blancs de la côte et les commandants de navires, il était « Jim » – rien d’autre. Evidemment, il avait une identité plus complète, mais il n’acceptait pas de l’entendre mentionner. Son incognito, qui était aussi percé qu’un tamis, ne visait pas à dissimuler une personne, mais un fait. Lorsque celui-ci traversait le masque, il quittait sans délai le port où il se trouvait, et partait pour un autre, généralement plus loin vers l’est. Il s’en tenait au ports parce qu’il était un marin exilé de la mer et parce qu’il avait en lui la qualité d’efficience, qui n’a de valeur que pour le métier de commis maritime. Sa retraite le poussait toujours plus loin vers le soleil levant, et le fait le suivait, comme par hasard, mais inexorablement. C’est ainsi qu’en l’espace de quelques années on le vit successivement à Bombay, Calcutta, Rangoon, Penang, Batavia – toujours connu dans ces diverses escales sous le seul nom de « Jim, le commis maritime ». Plus tard, lorsque son sentiment aigu de l’intolérable l’eut poussé, loin des ports et des hommes blancs, jusque dans la forêt vierge, les Malais du village de la jungle où il avait choisi de cacher sa déplorable singularité ajoutèrent un mot au monosyllabe de son incognito. Il l’appelèrent Tuan Jim ; Lord Jim, dirions-nous.

Étude EthNaA

Questionnaire Narratif

1. À votre avis, que s’est-il passé avant ?

2. À votre avis, que va-t-il se passer après ?

3. Que pensez-vous du personnage ?

4. Que pensez-vous du narrateur ?

problématiques apparaissent comme particulièrement vives autour de la question des addictions309,310.

L’extrait choisi soulève ces questions à travers divers thèmes mettant en jeu des valeurs morales telles que la faute, la responsabilité, la culpabilité, la honte, le mensonge et la dissimulation puis la tolérance, la reconnaissance et la rédemption. Mais, il aborde également les questions de l’identité et de la relation narrateur-personnage, éléments centraux de la relation de soin311.

3.3. Schéma récapitulatif de la procédure

309

Hachet, Les toxicomanes et leurs secrets. op.cit. 310

Reyre et al., « In-quiétude et souci de soi comme éthique dans les relations thérapeutiques avec les patients addictés ». op.cit.

311 Olivier Taïeb et al., « Les histoires des toxicomanes : intérêts de la notion d’identité narrative de Ricœur dans les addictions », L’Évolution Psychiatrique 70, no 4 (2005): 755‑69,

3.4. Analyse des données

Analyse de contenu

Les entretiens retranscrits ont été importés dans le logiciel NVivo® d’aide à l’analyse qualitative. Les trois chercheurs principaux de l’étude ont analysé séparément chacun des entretiens. L’objectif de la recherche était de décrire, à partir d’un nombre limité d’entretiens et le plus précisément possible, les aménagements de la relation de soin dans le cadre particulier des addictions, mais aussi d’en dégager des éléments de sens non accessibles de façon immédiate dans les discours. Ce souhait d’une approche à la fois descriptive et interprétative nous a fait choisir, comme méthode d’analyse de contenu, l’analyse phénoménologique interprétative (Interpretative Phenomenological Analysis - IPA)312,313. Cette technique d’analyse repose sur des lectures répétées du matériel transcrit pour en dégager des éléments pertinents progressivement regroupés en thèmes. Les thèmes extraits des différents entretiens sont ensuite assemblés en méta-thèmes. L’analyse des données commence dès les premiers recueils, ce qui permet d’adapter la conduite des entretiens afin d’enrichir le matériel recueilli.