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Le territoire français compte plusieurs centaines de structures que nous pouvons rattacher au paradigme socio-éducatif. Elles sont pour leur grande majorité gérées par des associations dont certaines sont petites et d’autres de taille très importante, et sont intégrées au dispositif public médico-social. Ces structures proposent

principalement un accueil pour les personnes les plus actives dans leurs consommations et souvent les plus vulnérables aux plans social, sanitaire et psychologique. Il s’agit essentiellement de Centres d’Aide et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour les Usagers de Drogues (CAARUD)93. Les CAARUD sont des lieux d’accueil de jour, mais parfois de nuit également, facilement accessibles, proches des lieux de consommation et de vie, et ouverts. Les usagers viennent quand ils le souhaitent pour un simple café, un usage purement utilitaire des services proposés (douche, lave-linge, téléphone, internet, échange de seringues et matériel de RdR), ou des échanges plus approfondis avec d’autres usagers ou les professionnels. Les équipes sont composées majoritairement de « travailleurs sociaux » : éducateurs spécialisés, assistants sociaux, conseillers juridiques, animateurs dont d’anciens usagers et personnels administratifs. Certains CAARUD s’adjoignent des psychologues, des infirmiers et des médecins, généralement à temps partiel. Il existe parfois des structures résidentielles aux principes de fonctionnement proches des CAARUD comme les lieux d’hébergements pour usagers « actifs » dans leurs consommations et qui fonctionnent avec un certain degré d’autogestion.

Si ces structures sont le cœur de l’implantation institutionnelle du paradigme socio-éducatif, ce dernier influence également de nombreux acteurs du soin des addictions. Certaines associations gérant des CAARUD possèdent également des structures addictologiques d’autres types et qui s’adressent à d’autres publics mais sont de ce fait très imprégnées des idées et principes d’action découlant du paradigme. Ce dernier se retrouve également dans d’autres structures publiques mais y rencontre la résistance et la concurrence des autres paradigmes.

2. L’addiction comme fait

médico-psychologique

Nous avons vu quel était le contenu d’un paradigme socio-éducatif de l’addiction. Celui-ci se situe fréquemment en contre-modèle à la « sanitarisation » de

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Cette dénomination ne reflète que partiellement les diverses missions de professionnels et la variété des publics accueillis. Les usagers d’alcool notamment y sont très représentés.

l’addiction. Les représentations issues du champ de la santé et du soin sur la question sont en effet riches et très présentes dans le débat public. Le sens commun les connait mieux et se les approprie plus volontiers que celles qui sont issues du discours sociologique. Elles commencent à s’organiser au début dès le 19ème siècle.

2.1. Médecine et drogues : une histoire

ancienne

Les substances psychoactives ont marqué les hommes par leur puissance et leurs usages ont tôt été associés aux rites sacrés des sociétés. L’histoire des usages modernes puis contemporains de l’alcool et des drogues est à divers égards l’histoire d’une dérégulation. La médecine antique puis médiévale, dont l’objet se situait à mi-chemin entre le sacré et le profane, a concouru à faire sortir les psychotropes du domaine religieux en décrivant les effets thérapeutiques de ces substances, en les intégrant dans leurs théories de la santé et de la maladie et en les exploitant dans un but thérapeutique.

Au quatrième siècle avant notre ère, Hippocrate décrivait les effets de l’alcool et de l’opium et les utilisait dans ses soins. Six cents ans plus tard, Galien utilisait toujours l’opium dans ses thérapeutiques et détaillait les effets du chanvre. Ces substances ont ensuite trouvé un grand succès dans les pharmacopées des médecines médiévales chinoises, arabes et occidentales. C’est entre 18ème et 19ème siècle, au moment de la transformation industrielle de la société occidentale, que les usages de substances psychoactives se dérégulent. Dès 1784, le médecin américain signataire de la déclaration d’Indépendance, Benjamin Rush, publie « An inquiry into the effects of ardent spirits upon the human body and mind »94. Il y présente l’abus d’alcool comme une maladie et en décrit les stades dans un passionnant parallèle entre dégradation physique et déchéance morale95. Ce texte est considéré

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Benjamin Rush, An Inquiry Into the Effects of Ardent Spirits Upon the Human Body and Mind:

With an Account of the Means of Preventing, and of the Remedies for Curing Them (Philadelphia:

Thomas Bradford, 1784).

95 Marc Valleur, « La nature des addictions », Psychotropes Vol. 15, no 2 (2009): 21‑44, doi:10.3917/psyt.152.0021.

comme fondateur d’une approche médicale des conduites d’intoxication96. Ce regard sur les consommations d’alcool va rencontrer les préoccupations hygiénistes du 19ème siècle97 et les médecins vont travailler à l’élaboration d’un corpus anatomo-clinique qui va fortement orienter l’approche médicale des addictions jusqu’à nos jours. Nous connaissons aujourd’hui une modélisation neurophysiologique très sophistiquée des conduites addictives, et celle-ci a étayé le développement d’aides pharmacologiques et cognitivo-comportementales très couramment utilisées. Nous la détaillerons bientôt.

Cependant, au cours de ce 19ème siècle, les progrès spectaculaires de la nouvelle médecine positive laissent persister de grands pans obscurs, notamment pour ce qui concerne la vie psychique humaine. Les aliénistes-psychiatres tentent de développer des modèles théoriques plus ou moins ancrés sur les nouvelles connaissances biologiques et développent des approches thérapeutiques qui associent des outils pharmacologiques, psychologiques et moraux. Mais c’est avec Sigmund Freud et la naissance de la psychanalyse que revient au premier plan du soin la dimension symbolique et imaginaire de l’existence, laissée de côté par la médecine positive. Si Freud semble avoir été plus fasciné par le pouvoir des produits psychoactifs que désireux de développer sa théorie à leur sujet, ses continuateurs ont réalisé des travaux importants. Ceux-ci – et ceux de la psychologie systémique – sont à l’origine d’un modèle de compréhension des usages toxiques singulier qui a déterminé une approche clinique importante.

Ces deux modèles, anatomo-clinique et psychodynamique, présentent, nous allons le voir, des différences sensibles. Mais elles ont en commun d’analyser les conduites addictives en termes de souffrance individuelle et de se préoccuper, dans une démarche clinique, du soin de cette souffrance.

2.2. Le paradigme anatomo-clinique

Les modèles anatomo-cliniques de l’addiction cherchent à rendre compte des comportements de dépendance par l’étude du socle biologique de l’existence. Ils

96 Benjamin Rush, « Une enquête sur les effets des spiritueux sur le corps et l’esprit humains », trad. par Marc Levivier et Emmanuelle Gira, Psychotropes Vol. 17, no 3 (2012): 179‑212,

doi:10.3917/psyt.173.0179.

reposent donc sur l’étude du cerveau, de ses fonctionnements et dysfonctionnements, et sur l’analyse des cognitions qui en découlent et de leurs conséquences comportementales.