• Aucun résultat trouvé

Les représentations morales qui pèsent sur les personnes addictées semblent infiltrer également les perceptions et les attitudes des soignants à leur égard. Pour une étude des aspects quantitatifs de ce phénomène, nous renvoyons à la revue de la littérature sur les attitudes des professionnels présentée dans la seconde partie de ce travail. Soulignons d’emblée que si, comme nous pouvons nous y attendre, ces derniers font preuve de plus de compréhension et de patience que les représentants du « grand public », leur regard peut également se faire réprobateur et jugeant, et entraîner des conséquences négatives pour la qualité des soins aux patients présentant une addiction. Mais ces étude n’explorent que peu le contenu des représentations morales et leurs origines.

Il est intéressant à ce sujet d’examiner l’héritage hygiéniste des dispositifs de soin des addictions aujourd’hui. Assez logiquement, c’est dans le champ sanitaire, celui de l’hôpital, qu’il est le plus apparent. Le soin y reste plus qu’ailleurs orienté vers l’abstinence et s’étaye majoritairement sur une théorie du fonctionnement cérébral et de ses altérations par le toxique proche des principes de la dégénérescence. Il est associé à l’encouragement à un certain type de soin de soi au travers de programmes d’amélioration de l’estime de soi, de la connaissance de son corps, d’éducation thérapeutique ou par l’exercice physique et la diététique. Mais l’héritage hygiéniste n’est pas l’apanage de l’hôpital. Il semble même assez largement partagé chez les différents acteurs de l’addictologie actuelle. Les

consommations excessives d’alcool ont été, comme nous l’avons vu, un objet principal de l’entreprise hygiéniste au 19ème

siècle, et l’on peut se souvenir qu’il y a une quinzaine d’années encore, les nombreuses structures publiques ou associatives qui se dédiaient à ces problématiques hors de l’hôpital se nommaient « Centre d’Hygiène Alimentaire et Alcoologique ». Les conseils pour une « bonne hygiène de vie » sont ainsi très couramment dispensés aux patients, y compris dans les fascicules de RdR. De la même façon, la légitimité de l’approche préventive, à destination de la jeunesse et des travailleurs notamment, ne soulève aucune discussion. Enfin, il est particulièrement clair de voir l’empreinte de l’approche hygiéniste dans la pratique très répandue de l’orientation des patients vers des « centres de cure », des « postcures » ou des « soins de suite et de réadaptation ». Ces structures proposent des soins qui répondent parfaitement à la définition des cures pratiquées au 19ème siècle et fonctionnent selon des modalités très proches de celles des établissements construits à l’époque. Elles leur ont d’ailleurs parfois succédé dans les mêmes locaux : des sanatoriums devenus postcures. On entrevoit ici encore l’analogie fréquemment opérée entre substance toxique et agent infectieux, entre dépendance et contagiosité, entre intoxication et souillure.

Mais l’influence romantique est également présente dans le champ des soins aux personnes addictées207. Les substances stupéfiantes et leur monde demeurent fascinants pour les professionnels et, même si ces pratiques se font très discrètes, il n’est pas rare que des soignants expérimentent eux-mêmes l’effet de substances ou, s’ils ne peuvent se le permettre, l’étudient en se plaçant très à proximité du consommateur. Ce fait est parfois institutionnalisé comme dans le cas des dispositifs qui visent à observer, quasiment en temps réel, les évolutions des produits et modes de consommation dans les grandes métropoles françaises. De manière scientifique, ces dispositifs portés par des institutions publiques sont très proches, intimes, des espaces de consommation. Il est certain que la limite est beaucoup plus nette et établie entre observation et intoxication qu’à l’époque du club des Haschischins, mais certaines porosités ne sont pas exclues. Les discours sur la « libéralisation des drogues » se font peu entendre dans le champ spécialisé,

207 On pense immédiatement à l’emprunt du titre d’un poème de Baudelaire pour nommer un centre important d’addictologie ! Mais il est plus probable que la libération qu’il appelle soit celle de la dépendance toxique plutôt que de la peine existentielle… quoique !

mais une certaine sympathie avec les choix de vie des patients peut être perçue. Le « mal du siècle » est volontiers invoqué comme contexte de réaction des usagers de stupéfiants. Si cela apparaît moins visible aujourd’hui, la première génération des soignants d’après-guerre dans le domaine ont fortement partagé l’analyse que les toxicomanes notamment faisaient de la société et se sont retrouvés avec eux dans un sentiment de subversion nécessaire, et dans le besoin de remise en cause de l’ordre établi, d’ouverture vers d’autres modalités d’être-ensemble, fussent-elles utopiques. L’engagement dans la « lutte des classes » a été une voie de résolution de la mélancolie romantique et certains groupes de soignants, et de patients, ont rêvé du « grand soir ». On peut l’observer aujourd’hui dans certains fonctionnements institutionnels et dans des éléments de discours des générations suivantes de soignants.

Les systèmes de valeurs morales qu’agrègent les figures normatives du sujet de l’hygiénisme ou du romantisme nous paraissent ainsi toujours présents dans les discours et les pratiques des soignants en addictologie, plus ou moins à leur insu. Il est difficile aujourd’hui de revendiquer pour soi l’une ou l’autre de ces positions. Chacune a eu des conséquences problématiques identifiées pour le soin des patients. Ces héritages nous apparaissent donc le plus souvent passés sous silence par ceux qui en ont encore conscience (il s’agit généralement des héritiers des fondateurs), et les équipes, renouvelées, n’en prennent pas connaissance, ou alors de manière indirecte. Cela peut laisser ouvertes des questions sur les origines du groupe et sur le sens de l’action commune. Il semble que dans cet espace d’incertitude, une nouvelle figure de norme tente de prendre forme, celle d’un sujet dépendant dans l’espace du soin mais indépendant dans les autres aspects de sa vie. Nous reviendrons plus loin sur cette figure naissante à laquelle nous donnerons le nom de la notion dégagée par Patrick Pharo d’ « autonomie dépendante ».

Avant de conclure cette réflexion sur l’ubiquité des représentations morales dans l’environnement social, il nous faut souligner qu’elles se retrouvent également chez les sujets addictés eux-mêmes. Ana Ning208 a ainsi montré que les représentations

des toxicomanes sont infiltrées des stéréotypes communs. Dans des contextes cliniques, les travaux d’Olivier Taïeb209

ou de Patrick Pharo210 le soulignent également. Certains patients portent eux-mêmes une sévère condamnation morale de la toxicomanie qui est associée au vol, à la violence et à la prostitution sans toutefois s’inclure dans ces représentations. En revanche, ils s’attribuent plus facilement la faiblesse de la volonté.

Vers un nouveau paradigme