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Vers un nouveau paradigme addictologique ?

3. Un paradigme en devenir

Nous avons choisi de définir un paradigme comme un système de représentation cohérent et persistant, produisant un discours, des pratiques et s’inscrivant au plan institutionnel et se situant dans une histoire. Il nous faut donc voir maintenant si l’addictologie constitue aujourd’hui un paradigme propre à donner un sens à l’action soignante.

L’addictologie, dans son ambition rassembleuse, doit donc se développer avec les héritages et les subsistances des paradigmes précédents : socio-éducatifs, anatomo-clinique et psychodynamique. Ceux-ci, comme nous l’avons vu, présentent certains points de recouvrement mais surtout de nombreuses spécificités parfois

antagonistes. De ce fait certaines oppositions ont donné lieu à des débats violents qui ont laissé des traces plus ou moins vives et conscientes dans l’histoire collective du soin des addictions. Sans doute en partie pour cette raison, la pensée addictologique semble tentée de refouler ces héritages, de faire comme s’il s’agissait d’histoires anciennes aujourd’hui dépassées. C’est ce qui nous semble être la première entrave à la constitution d’un véritable nouveau paradigme. De même qu’au niveau des mots, « addiction » vient tenter d’effacer « toxicomanie » et « alcoolisme », l’addictologie veut être une discipline nouvelle avec les fantasmes d’auto-fondation et d’auto-engendrement que cela suppose. Elle voudrait offrir un cadre ou « psys », médecins généralistes et éducateurs ne s’opposent pas mais se retrouvent dans une préoccupation commune pour les difficultés de personnes addictées et pour la construction d’une institution partagée à même d’accueillir les pratiques d’aide et de soin et respectée par l’environnement extérieur. Et, en effet, la tentative de se protéger de la conflictualité interne et des attaques extérieures semble être un point de rassemblement des différents intervenants en addictologie.

Dans nos présentations des inscriptions institutionnelles des différents paradigmes, nous avons souligné le fait qu’elles ne sont pas univoques. Il n’en demeure pas moins que certains lieux et leurs représentants se reconnaissent une affiliation plus ou moins exclusive à un paradigme. Le rejet des autres étant devenu intenable aujourd’hui, le paradigme en question est souvent présenté comme organisateur des autres ou comme seul légitime à un temps donné du soin (les différents paradigmes seraient pertinents pour différents temps du parcours de l’addicté mais non simultanément). Toutefois, lorsqu’il est question de rassemblement de la discipline, la revendication identitaire ne semble plus possible. Il se fait alors autour d’un plus petit dénominateur commun dont on peut rechercher le contenu aux plans théorique et pratique. Au plan théorique, la notion de dépendance semble faire l’objet d’un consensus dès lors que l’on ne s’attache pas à une définition précise comme celle de Goodman par exemple. La formule assez large de Pierre Fouquet211 de la dépendance comme « perte de la liberté de s’abstenir » est souvent reprise dans les discours communs. Certains termes

211

Pierre Fouquet, « Réflexions cliniques et thérapeutiques sur l’alcoolisme. », L’Evolution

nouveaux apparaissent comme le craving qui évoque le besoin irrépressible de renouveler l’intoxication ou le comportement addictif. Ce terme est largement repris, probablement parce qu’il correspond aux représentations neuro-physiologiques (dont il est issu), mais peut aussi se traduire en terme psychodynamique de désir ou de défaut de contrôle sur soi, ou butée de la rationalité du sujet addicté dans les perceptions socio-éducatives. Ainsi, un consensus a minima se fait autour d’objets théoriques parfois anodins, les grands systèmes théoriques classiques, soupçonnés de mener à des positions idéologiques et dogmatiques, étant laissés de côté. Il nous semble qu’il en résulte un appauvrissement du débat et de son contenu théorique. L’espace laissé vacant par ce silence, outre qu’il peut provoquer une certaine confusion chez les professionnels en attente d’ « équipement » pourrait favoriser la diffusion d’idées « nouvelles » peu spécifiques (notamment parce qu’elles sont en régression par rapport aux conceptions théoriques déjà existantes mais ignorées, quel que soit le paradigme auquel elles se rattachent) et appliqué parfois sans grande rigueur. Au plan pratique, les exercices des professionnels tendent à s’uniformiser. La stratégie de substitution pour l’accompagnement des personnes addictées est aujourd’hui acceptée dans tous les espaces du soin. Au point d’ailleurs qu’elle apparaît volontiers dans les discours découplée de tout paradigme, voire que chacun le revendique alors qu’elle émane historiquement, de notre point de vue, du paradigme socio-éducatif. Mais le recours à des médications de l’aide au sevrage et au maintien de l’abstinence, tout comme la distribution d’information et de matériel de RdR et la pratique de psychothérapies d’inspiration psychanalytique et systémique, sont également largement répandus dans les diverses structures addictologiques. Ce décloisonnement est sans doute un assouplissement par rapport à la situation précédente mais en l’absence d’élaboration théorique intégrative, il apparaît plus comme une juxtaposition sous forme de patchwork aux sutures plus ou moins réussies qu’à un métissage des pratiques et des identités. Ici aussi se développent des pratiques « nouvelles » qui recueillent un certain consensus comme celle des « entretiens motivationnels ». Ces techniques d’entretien qui soutiennent une position empathique des soignants et un respect de la singularité de la personne addictée, et qui présentent un intérêt certain pour favoriser la rencontre et pour soutenir les patients, connaissent le succès sans doute parce qu’elles

n’offensent aucune conception classique. Elles sont proches des techniques cognitivo-comportementales mais reconnaissent une subjectivité singulière à la personne et peuvent entrer dans des pratiques d’empowerment.

Cependant, cet écart avec les paradigmes antérieurs, bien qu’il nous paraisse artificiel et à certains égards problématique, offre également une certaine liberté aux acteurs du soin dotés de curiosité et de créativité. Ainsi en est-il des techniques d’entretiens motivationnels dont nous venons de parler et dont l’application inventive crée des situations intéressantes dans les relations avec les patients. Il en est de même pour les pratiques groupales utilisant des médiations et pour les approches psychocorporelles ou encore l’utilisation des nouveaux médias d’information et de supports technologiques. Au plan théorique apparaît également un renouvellement de la réflexion sur le dualisme corps-psyché de la médecine contemporaine. Du fait de l’objet particulier que constitue l’addiction, dont il est impossible d’ignorer les effets à la fois sur la santé physique et psychique, et probablement dans le souvenir de l’abrasement de conflits et d’antagonismes anciens, les soignants recherchent des possibilités d’intégrer certains savoirs et certaines pratiques, en quête d’une approche du soin plus holistique.

Enfin, et c’est un point tout à fait remarquable, l’addictologie française peut désormais porter un discours politique courageux. Si son fonctionnement interne est dominé par un consensus a minima à certains égards appauvrissant et paralysant, elle a pu élaborer un discours public audacieux212, notamment en termes de proposition de positionnement légal à l’égard des usagers de substances illicites, dont il est très probable qu’il aurait déclenché une vive controverse interne au mouvement s’il avait été prononcé il y a quelques années encore.

212 Nous faisons référence au « livre blanc de l’addictologie française » de la Fédération Française d’Addictologie publié en 2011 : http://www.addictologie.org/dist/telecharges/FFA_LivreBlanc-2011mai26.pdf (accessible le 16.08.14).

Tension et confusion comme cadre