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En effet Descombey128 souligne qu’une « quatrième voie » se dessine dans les travaux de Joyce Mac Dougall. Nous retrouvons chez Sylvie Le Poulichet et Pascal Hachet des propositions qui poursuivent cette position. Pour Mac Dougall, l’économie psychique qui se tourne vers la solution addictive est marquée par la « désaffectation ». Pour elle, l’usage de ce terme renvoie simultanément à la perte de l’affection, de l’amour d’un Être aimé et au changement d’affectation d’un lieu. Une église désaffectée ou un hangar désaffecté, par exemple, perdent leur destination première tout en conservant quelque chose – un peu fantomatique – de leur fonction d’origine. Il en ressort un sentiment d’étrangeté qui est précieux à Mac Dougall pour rendre compte des éprouvés particuliers des patients addictés. Avec le terme de désaffectation, elle cherche à se distancier des notions de « pensée opératoire » et « d’alexithymie » classiques dans la théorie psychosomatique tout en en reprenant certains traits. En s’appuyant sur des cas cliniques de patients addictés en analyse, elle met en évidence une particularité de leur fonctionnement psychique dominé par une difficulté voire une impossibilité à identifier les émotions qu’ils éprouvent. Dans les cas les plus sévères, rien n’est ressenti. Dans d’autres cas, qui peuvent alors mener à une demande de soin, une angoisse très confuse est perçue par le sujet mais ne peut pas être identifiée, ni rattachée à une expérience, un événement, un souvenir, un désir… Joyce Mac Dougall129

remarque que c’est l’intensité de l’émotion qui provoque la réaction de défense plus que sa nature qui

127 Jean Bergeret, Psychologie pathologique, Abrégés (Paris: Masson, 1976). 128

Descombey, L’économie addictive. op.cit.

peut être négative (tristesse, frustration…) ou positive (désir, joie…). Elle évoque ainsi le discours d’une de ses patientes dépendante à l’alcool :

Essayant de décrire ce qu’elle éprouvait dans cette douloureuse situation elle me dit un jour : « Je ne peux jamais décider si j’ai faim, si je suis en colère, si je suis angoissée ou si j’ai envie de faire l’amour – et c’est à ce moment que je me mets à boire. » (p.125)

D’un point de vue économique, cette désaffectation a pour fonction de disperser le trop-plein d’énergie qui accompagne l’émergence d’émotions qui menacent de déborder les capacités de contenance psychique du sujet. Cette énergie va toutefois devoir être « déchargée » faute de pouvoir être perçue, rattachée à un sens et dissipée par le travail de pensée, d’élaboration psychique. Un sujet normal-névrosé peut en effet, consciemment et inconsciemment, « utiliser » cette énergie en la réorientant vers des buts qui lui seront favorables. Ainsi, au mieux, cette énergie aboutira dans ce que Donald Winnicott130 appelle l’espace transitionnel, ce lieu symbolique entre soi et l’autre, à la fois soi et autre, où elle permettra au sujet d’investir la relation affective et le jeu, d’exercer sa créativité et sa curiosité.

Mais le sujet « désaffecté » qui n’a qu’un accès limité à cet espace transitionnel doit – inconsciemment – trouver une autre solution. La décharge va se faire dans le réel concret, par l’agir et le corps. Cela rend compte, d’une part des « troubles de comportement » que l’on attribue fréquemment aux personnes addictées et des « passages à l’acte » que l’on observe : accidents, bagarres, automutilations, suicides… ; et d’autres part de la fréquence chez elles de symptômes physiques plus ou moins bien systématisés qui viennent ponctuer leur parcours et leurs relations avec les soignants notamment (maladies de peau, céphalées, comitialité, rechutes de maladies graves…).

Nous sommes tous aptes à décharger nos tensions par l’action quand les circonstances sont particulièrement génératrices de stress (nous mangeons, nous buvons, nous fumons plus que d’habitude, etc.). Mais ceux qui, de façon continuelle, utilisent l’action comme une défense contre la douleur mentale (alors que la réflexion et l’élaboration mentale seraient plus

appropriées) courent le risque de voir s’accroître leur vulnérabilité psychosomatique.131(p.125)

La substance addictive (qu’elle soit pharmacologique ou comportementale) peut alors devenir pour le sujet un objet préférentiel de recours qui permet de synthétiser et de fixer ces décharges qui, sans elle, pourraient avoir des destins plus destructeurs. Le produit d’addiction ressemble alors beaucoup à « l’objet transitionnel » décrit par Winnicott, le « doudou » qui va permettre à l’enfant de construire progressivement l’espace transitionnel et fera de lui un sujet autonome en lien avec les autres, « seul en présence de la mère ». Il est à l’interface entre le monde intérieur et le monde extérieur et permet de mettre en scène la présence et l’absence des autres et aux autres. Mais force est de constater qu’à l’inverse de l’objet transitionnel qui devient un support interne au moi dont la permanence donne au sujet son sentiment de sécurité, la substance addictive n’agit que brièvement :

Mais à l’encontre de l’objet transitionnel, les objets du besoin addictif ne parviennent pas à fournir au-delà d’une brève période le réconfort exigé et ce qu’ils offrent est rarement suffisant pour le petit enfant désespéré et furieux qui survit chez ces patients. (p.127)

Ainsi Joyce Mac Dougall parle-t-elle d’un « objet transitoire », précieux mais qui

in fine échoue :

Puisqu’aucun objet réel ne peut remplacer l’objet fantasmatique (qui manque ou qui est endommagé) dans le monde interne, la substance maternante-apaisante doit être constamment recherchée dans le monde du dehors et elle l’est habituellement en quantité croissante. (p.128)

L’objet fantasmatique manquant dont il est question ici est la représentation d’une fonction maternelle « adéquate sans plus » c’est-à-dire capable de contenir les mouvements émotionnels intenses de son enfant. Cette fonction maternelle, accompagnée par la fonction paternelle, doit fournir progressivement à l’enfant la capacité de se sentir lui-même tout en reconnaissant son besoin des autres. Ce processus « d’individuation » nécessite, face aux expériences inévitables de séparation d’avec l’objet maternel, que le sujet en développement acquière, soutenu

par son environnement, la capacité de percevoir le manque et la tristesse, de les supporter, de les faire siennes et de se les remémorer. Ce mouvement d’intériorisation élaborée des pertes liées aux épreuves de la séparation est appelé « introjection » par Abraham et Torok132. De la qualité de ces introjections, et donc des investissements parentaux, dépendra la capacité du sujet à investir des relations affectives avec d’autres sujets, différents de lui, et à supporter les multiples petites épreuves de séparation que ces relations supposent. Jean-Louis Pédinielli133 le résume par cette formule : « On ne peut aimer et supporter la différence que si l’on s’aime suffisamment soi-même parce que l’on a été aimé » (p.66). Abraham et Torok introduisent, en opposition à l’introjection, la notion « d’incorporation » qui correspond à l’inscription, en creux, à l’intérieur du sujet, des représentations et affects liés aux expériences de séparation. Ces incorporations vont fournir au sujet la capacité de nier la réalité de la séparation, de faire comme si la séparation n’advenait pas. Mais ces « inclusions », pour survivre aux épreuves de la réalité, vont s’isoler au sein du sujet et provoquer ce que les psychanalystes appellent un « clivage du moi ». Il en résultera que le sujet, entravé dans sa capacité à supporter la séparation et la différence de l’autre, vivra péniblement ses relations affectives et que la figure de l’autre aimé sera écartelée entre celle d’une mère idéale et fusionnelle et celle d’une mère omnipotente et tyrannique. Dans ces conditions, le sujet évitera les investissements affectifs, et lorsqu’il ne pourra faire autrement, vivra des relations intenses et épuisantes, marquées par l’idéalisation de l’autre puis par la déception et par la discontinuité. Autour de ces difficultés de séparation et des modalités de relation qui en découlent se comprend une autre utilisation du produit d’addiction. Pour certains sujets, l’objet d’addiction, plus concret et présent que l’autre et son amour, va permettre de mettre en scène pour eux-mêmes des relations plus « satisfaisantes ». À l’autre, vécu simultanément comme indispensable et dangereux, dangereux parce qu’indispensable, va se substituer un objet maîtrisable, dont l’absence et la présence seront gérés par le sujet :

Au détriment des émotions qui menacent le narcissisme du sujet, l’addiction privilégie les sensations par lesquelles ces sujets s’assurent de la

132 Nicolas Abraham et Maria Torok, L’écorce et le noyau (Paris: Aubier - Flammarion, 1978). 133

Jean-Louis Pedinielli, Georges Rouan, et Pascale Bertagne, Psychopathologie des addictions (Paris: Presses Universitaires de France - PUF, 1997).

présence concrète des objets qui leur font défaut à l’intérieur, tout en pouvant vérifier que l’objet externe est à la fois à disposition et toujours extérieur, c’est-à-dire sans risque de confusion avec soi.134 (p.66-67)

C’est ici que se présente la question étiologique. Quelles que soient les voies par lesquelles les auteurs psychanalystes abordent la problématique addictive, ils parviennent tous à cette idée que les interactions précoces entre l’enfant futur addicté et son environnement ont été entravées. Ces défauts laissent alors le sujet mal équipé pour faire face aux expériences existentielles ou/et accueillir les éléments d’histoire transmis par les parents et l’environnement.

La psychanalyse qui a pour objet la parole de patients singuliers dans le cadre psychanalytique, ne peut, par nature, produire de savoir total et généralisant sur l’expérience des patients. Chaque patient addicté en analyse verra, avec son analyste, apparaître certains éléments de ses relations précoces avec son environnement. De la même façon, l’analyste pourra se représenter la nature de ces relations précoces et en comprendre certaines défaillances. Certains patients auront subi des violences sexuelles sans que leurs parents aient su les protéger, d’autres auront eu une mère très déprimée après la naissance, des pères seront partis… mais il n’est pas possible de dégager une typologie des déterminants des conduites addictives ni d’établir des liens de causalité systématique entre les expériences passée des sujets addictés et leurs comportements actuels. Certains auteurs, toutefois, devant la récurrence de motifs particuliers chez leurs patients, les présentent comme des sources potentielles d’orientation préférentielle des sujets vers une économie addictive.