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Dans son ouvrage « Naissance de la clinique », Michel Foucault158 décrit comment, dès la fin du 18ème siècle, la médecine occidentale accompagne un mouvement sociétal et participe à la discipline et à l’efficacité des corps, forces de combat et de travail :

Dans la gestion de l’existence humaine, elle (la médecine)159 prend une posture normative, qui ne l’autorise pas simplement à distribuer des conseils de vie sage, mais la fonde à régenter les rapports physiques et moraux de l’individu et de la société où il vit. (p.35)

La médecine anatomo-clinique en développement construit la norme du sujet sain dans un idéal d’équilibre physique et émotionnel :

Elle se situe dans cette zone de lisière, mais, pour l’homme moderne, souveraine, où un certain bonheur organique, lisse, sans passion et musclé, communique de plein droit avec l’ordre de la nation, la vigueur de ses armées, la fécondité de son peuple et la marche patiente de son travail. (p.35)

Cette nouvelle orientation de la médecine fournit sa base théorique et pratique au mouvement hygiéniste qui va se développer au cours du 19ème siècle. Avec l’ère

158

Michel Foucault, Naissance de la clinique (Paris: Presses universitaires de France, 2009). 159 Nda

industrielle et le développement de villes, la propreté de l’air et de l’eau deviennent des préoccupations majeures. Les miasmes qui circulent ainsi sont la cause des épidémies qui affaiblissent la force de travail et répandent le vice parmi le peuple. La production de valeur et les nouvelles techniques permettent de penser et de mettre en œuvre des plans d’assainissement et d’urbanisme visant à réduire la propagation des contagions. Dans le même temps, la médecine nouvelle investissant le champ de la science objective élabore et répand une vision mécaniste de l’homme. Sa santé normale est affaire d’équilibre d’énergie, d’accumulations et de décharges, de production et de rendement sur le modèle de la machine à vapeur. Comme le décrit Gérard Seignan160 : « L’hygiène, riche d’une physiologie psychologique, érige l’harmonie somato-psychique en vertu indispensable à la bonne santé physique et mentale de l’homme besogneux. » (p.117).

Le champ pathologique est alors dominé par la thématique de la dégénérescence. Cette altération des fonctions normales du corps est complexe et multifactorielle. La concentration urbaine, le rythme de la vie moderne, la promiscuité et les miasmes, mais également l’alcoolisme, la débauche et la débilité héréditaire sont des causes désignées. La dégénérescence touche aussi bien le corps que l’esprit et conduit à la déperdition des énergies dans l’excès ou la paresse.

Ici se nouent, dans la modernité hygiéniste, les enjeux sanitaires et moraux de la vie raisonnable du citoyen ainsi que les destins d’une éthique individuelle de l’entretien de soi161 et d’une morale publique de la nation soucieuse de développer sa force de production et de défense. L’homme du peuple, sale et neurasthénique, d’abord considéré comme une victime du développement social, devient, dès lors que la société lui procure un environnement plus sain grâce à l’urbanisme, la médecine et l’éducation, suspect et finalement coupable d’intempérance. Ce défaut moral et physique l’expose à l’opprobre publique.

160 Gérard Seignan, « L’hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale », Revue d’histoire

du XIXe siècle. Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, no 40 (2010): 113‑30, doi:10.4000/rh19.3996.

161 Cet entretien de soi est à différencier du souci de soi antique : « En somme, c’est sous couvert d’une conscience morale où se mêlent principes physiologiques et prescriptions religieuses, que l’hygiène de la fin du XIXe siècle invite à développer l’habitude de l’attention à soi. Portée par l’idéologie d’une Nation forte, cette hygiène est morale parce qu’elle préserve l’avenir des sujets, leur santé et leur force » (p.123). Le souci de soi que nous présenterons dans notre dernière partie, est bien plutôt une pratique individuelle de subjectivation.

Des mesures de corrections sont mises en œuvre et les premiers messages de prévention se développent. Ainsi, « la prévention stigmatise la perversion des sens sur les lieux de travail et exhorte les ouvriers à mener une vie saine. » (p.117). Il s’agit ensuite de proposer des soins pour rétablir les déséquilibres les plus marqués. La promiscuité morale et physique étant considérée comme la source majeure de nombreux désordres, c’est naturellement vers les grands espaces et le grand air que les hommes de l’art se tournent. Ils offrent aux patients, d’abord des classes privilégiées de la société, la possibilité de passer du temps dans des lieux agréables qui favorisent un certain retrait et la contemplation du monde. Ces « cures » invitent à une activité de plaisirs bien tempérés qui apaisent le corps et les passions. « Antagoniste des turpitudes, la vie en plein air faite d’un savant dosage de douces stimulations et d’ambiance paisible, modifie les perceptions sensorielles. » (p.127). Le sport s’y développe (de même qu’à l’école, l’éducation physique) : « Les exercices du corps y sont autant de remèdes au surmenage qu’un mur dressé contre la dégénérescence » (p.122).

Dans cet effort de normalisation hygiéniste, la consommation d’alcool occupe le paysage de manière singulière. Il est d’abord considéré comme un outil de prophylaxie qui fortifie le corps et le prépare aux tâches pénibles tout en le protégeant des miasmes et du découragement : « Avec la consolante avalée d’un trait dès cinq heures du matin pour oublier un temps la fatigue, l’alcool entre comme une composante majeure dans l’économie du corps ouvrier. » (p.120). Mais dans le regard hygiéniste, tout est affaire de bonne mesure et les problèmes et accidents liés aux consommations d’alcool montrent qu’elle est difficile à trouver. L’ivrognerie est alors sévèrement dénoncée et condamnée162 : « (L’hygiéniste)163 fustige les ouvriers buvant de la bière, du vin, de l’eau-de-vie, car ces boissons font le lit de la débauche et du libertinage, vices qui énervent le corps. » (p.115). L’alcool est duplice :

Dans un contexte où l’alcoolisation scelle la sociabilité du travail, tandis que l’alcoolisme164 marque l’inquiétude de la dégénérescence, la science

162 Pensons à « L’Assommoir » d’Emile Zola. 163

Nda

médicale permet d’affirmer que ce ne sont pas seulement les excès de travail qui épuisent, mais les écarts de conduite. (p.115)

Entre modération et excès, c’est ici que semble apparaître l’ambivalence sociale, toujours présente aujourd’hui, à l’égard de l’alcool. La consommation d’opiacés en revanche constitue d’emblée un péril radical comme le souligne Bergeron165 : « Le prosélytisme supposé des ‘morphinomanes’ conduit, en effet, à percevoir cette ‘pathologie’ sous la forme d’une maladie épidémique hautement contagieuse qui menace la collectivité dans son ensemble. » (p.96). C’est cette métaphore infectieuse que permet d’associer le péril de la toxicomanie naissante à ceux de la syphilis ou de la tuberculose.