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À la fin des années 1970 et dans les années 1980, le stéréotype relatif au toxicomane était particulièrement négatif. Ainsi Murard199 évoque-t-il la « figure familière, famélique, épiant les autres, prête à voler sinon à tuer, qui hante aujourd’hui chaque foyer, chaque école, cachant sa drogue, prête à être utilisée, prête à être vendue, à répandre le mal » (p.35). L’apparition du SIDA a fait naître de nouvelles craintes et des légendes urbaines se sont développées, mettant en scène des toxicomanes rançonnant des passants en les menaçant d’une seringue souillée ou enfouissant ces seringues, pointe en l’air, dans les lieux publics.

Il semble cependant que les opinions plus récentes soient davantage nuancées. En Angleterre, Furnham et Thomson200 révèlent des positions du grand public assez

199 Numa Murard, « Écoutes savantes », in Drogues : passions muettes, par Alain Jaubert et Numa Murard (Paris: Recherches, 1979).

200

Adrian Furnham et Louise Thomson, « Lay Theories of Heroin Addiction », Social Science &

contrastées. Cependant les résultats d’ensemble montrent que la représentation commune du toxicomane lui demeure largement défavorable. Ainsi, parmi les assertions qui remportent un maximum d’accord, on trouve : « les héroïnomanes ont tendance à manipuler les autres pour leur propre bénéfice », « les héroïnomanes peuvent être agressifs et odieux », « les héroïnomanes sont très antisociaux » ou encore « les héroïnomanes se moquent des effets de leur comportement sur les

autres et la société ». L’opinion générale étant aussi questionnée sur les causes qui

lui paraissent les plus pertinentes pour expliquer l’émergence de la toxicomanie chez un sujet donné, plusieurs raisons morales apparaissent. On retrouve ainsi des propositions qui emportent un certain assentiment comme : « ils ont un manque de repères sociaux et moraux » et « ce sont des gens immatures et complaisants avec eux-mêmes ». On voit que même si l’affirmation « les héroïnomanes n’ont aucune morale » ne recueille pas une majorité d’accords, le stéréotype qui se dégage de cette étude est fortement marqué par la désapprobation morale.

En 2002 puis en 2008, l’Enquête sur les Représentations, Opinions et Perceptions sur les Psychotropes en France (EROPP)201,202 montre des avis partagés mais qui évoluent plutôt péjorativement avec le temps : 20% des enquêtés affirment une discrimination ouverte à l’égard des toxicomanes, 25% les considèrent comme des malades dangereux, 20% ont une position nuancée ou indécise et 30% refusent toute stigmatisation, le reste demeurant inclassable dans ces catégories. Mais là aussi certaines affirmations stigmatisantes sont bien représentées dans l’opinion des sondés : « ceux qui prennent de l’héroïne manquent de volonté » (50%), « sont dangereux pour leur entourage » (75%), "cherchent à entraîner les jeunes" (60%). Plus d’une personne sur cinq est d’accord avec l’idée que « ceux qui prennent de l’héroïne sont des parasites ». Il est intéressant de noter que peu de personnes se déclarent sans opinion sur le sujet, ce qui témoigne de son fort impact émotionnel. Peu de variables sociodémographiques influent de façon notable sur ces

201 François Beck, Stéphane Legleye, et Patrick Peretti-Watel, Penser les drogues: Perceptions des

produits et des politiques publiques, EROPP 2002 (Paris: OFDT, 2003),

http://www.ofdt.fr/ofdtdev/live/publi/rapports/rap03/epfxfbj1.html. (Accessible le 13/08/14) 202 Jean-Michel Costes et al., « Dix ans d’évolution des perceptions et des opinions des Français sur les drogues », Tendances, no 71 (2010), http://www.ofdt.fr/ofdtdev/live/publi/tend/tend71.html. (Accessible le 13/08/14)

représentations. L’étude épidémiologique « Baromètre Santé jeunes »203

qui a analysé en 1998 cette question montrait toutefois que les jeunes interrogés portaient un jugement plus sévère encore sur les toxicomanes que les adultes. Ils étaient presque deux fois plus nombreux à les considérer comme « responsables de ce qui leur arrive » et « agressifs et dangereux » et à estimer qu’ils « doivent être punis ».

Les problèmes soulevés par la consommation de substances psychotropes et par les comportements individuels compulsifs sont aujourd’hui fréquemment l’objet d’un intérêt public. S’ils ne figurent pas en tête des grandes préoccupations des Français (emploi et santé)204, ils semblent avoir une puissante capacité d’attraction et de focalisation des débats. Peuvent en témoigner les vigoureux échanges d’idées récents autour des salles de consommations à moindre risque (plus prosaïquement appelées « salles de shoot ») ou autour de la décriminalisation de l’usage du cannabis. Ces débats mobilisent régulièrement des acteurs des champs politique, sanitaire et intellectuel et sont soigneusement relayés par les médias d’information. La récurrence de ces questions et des réponses qui sont apportées donne le sentiment d’une répétition d’un scenario quasi immuable. L’occasion d’un fait divers, d’une statistique ou d’une expérimentation réveille le sentiment d’un péril latent. Certains y voient un danger d’ordre social et moral, d’autres un péril d’ordre sanitaire et éthique. Ils s’opposent brièvement, le débat étant rapidement clos par des arguments présentés comme définitifs et qui le sont jusqu’au prochain événement. Il y a là une circularité de la panique morale qui agite sans cesse les représentations normatives et morales. Il nous semble qu’aujourd’hui, en France, les débats contemporains sur les questions de soin et de régulation des pratiques addictives, lorsqu’ils sortent des échanges entre experts et deviennent publics, se réfèrent très régulièrement aux figures normatives antagonistes, hygiéniste et romantique.

Il est ainsi intéressant, par exemple, d’examiner les réactions provoquées par le projet d’ouvrir une salle de consommation supervisée pour les usagers d’opiacés et de crack. Parmi les premiers arguments des opposants au projet se trouvent la crainte de la contagion dans une métaphore infectieuse et la menace de

203 Jacques Arènes, Marie-Pierre Janvrin, et François Baudier, Baromètre santé jeunes 97/98 (Vanves: CFES, 1998).

l’affaiblissement moral et physique de la jeunesse, typiques de la pensée hygiéniste. On en trouve une illustration dans un article publié dans le journal « Le Monde » en 2009 par des membres d’un groupe politique du Conseil de Paris205

. Pour ces derniers, le rôle de l’État est de promouvoir une abstinence, seule condition possible du bonheur en commun. Et c’est une alliance entre pouvoirs publics, police, justice et médecins qui en a la charge, notamment par la punition, l’éducation et la prévention. L’ouverture de salles de consommation supervisée serait une incitation à l’excès et au détournement des jeunes exposés à la « gangrène » de la drogue, avec la complicité de soignants et de politiques dévoyés.

Elles encouragent l'augmentation de la consommation voire même

l'initiation de nouveaux usagers qui, rassurés par la présence de personnel

médical, vont oser prendre plus de risques avec des doses plus fortes. Elles contribuent au maintien d'une habitude, au lieu d'inciter l'utilisateur à arrêter. En effet, l'existence de ces lieux peut être interprétée comme une

acceptation tacite de la société de l'usage de substances pourtant illégales, particulièrement chez les jeunes qui peuvent y voir une certaine légitimation

de cette pratique206.

Dans ce texte, les représentations concernant la faiblesse de la volonté et la manipulation sont présentes. Mais celles qui regardent la violence sont explicites. La violence des addictés : « les risques de troubles à l'ordre public, à proximité de ces salles, qui attirent dealers et usagers, sont évidents » mais aussi celle qui peut leur être faite puisque les salles d’injections sont qualifiées d’ « anti-chambres de la mort ». Il s’agit là d’une position plutôt radicale et ce type de discours « néo-hygiéniste » n’est pas couramment présenté de manière si claire. La dimension de contrôle sociale qu’elle suppose est perceptible par le citoyen qui, dans son projet hypermoderne, s’en accommode mal. Ainsi cet hygiénisme prend-il des formes plus discrètes, notamment dans le cadre du modèle d’ « autonomie dépendante » que nous verrons bientôt.

205 Jean-François Lamour, Phillipe Goujon, et Anne-Constance Onghena, « Salles de shoot de la Mairie de Paris : le raisonnement par l’absurde », Le Monde, 21 décembre 2009,

http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/12/21/salles-de-shoot-de-la-mairie-de-paris-le-raisonnement-par-l-absurde-par-jean-francois-lamour_1283736_3232.html. (Accessible le 13/08/14) 206 Souligné par nous.

La présence du modèle hygiéniste apparaît donc toujours forte dans ces débats contemporains. Mais il est également aisé de reconnaitre l’influence romantique dans ceux qui ont cours à propos de la demande de « libéralisation » de l’usage de cannabis par exemple. La prohibition et la pénalisation y sont fréquemment présentées comme des entraves à la liberté de jouir, ou du moins comme une restriction d’accès à un produit considéré comme un espoir d’accomplissement personnel et de progression vers une vie collective plus paisible. Mais ici également, il n’est pas si simple dans la société contemporaine d’assumer ces positions romantiques et il est plus aisé de les faire porter par des arguments scientifiques et pragmatiques.