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Le contexte d’émergence de la politique de réduction des risques en France

Selon les termes de la politologue Aline Grange55, une « coalition de l’abstinence » régnait en France dans les décennies 1970 et 1980. Cette expression dérive du concept de « coalition de cause » développé par Paul A. Sabatier56, spécialiste californien des politiques environnementales, pour désigner des rassemblements de circonstance d’acteurs ayant des motivations plus ou moins convergentes mais partageant « un ensemble de croyances normatives et de perceptions du monde »57. Grange décrit cette coalition rassemblant les acteurs « répressifs » du monde politico-judiciaire, les professionnels du social et de la santé ainsi que le pouvoir administratif :

54 Dans un mouvement similaire mais plus progressif, d’autres médecins de l’hôpital, gastro-entérologues et pneumologues se sont préoccupés des patients arrivant avec des complications de consommations d’alcool et de tabac qui n’entraient pas alors dans les préoccupations médicales usuelles. Ces médecins-là ont développé les premières équipes d’alcoologie et de tabacologie. 55 Aline Grange, L’Europe des drogues : L’apprentissage de la réduction des risques aux Pays-Bas,

en France et en Italie (Paris: L’Harmattan, 2005).

56

Paul A. Sabatier et Hank C. Jenkins-Smith, Policy Change And Learning: An Advocacy Coalition

Approach (Boulder: Westview Press, 1993).

57 Paul A. Sabatier, « Advocacy coalition framework (ACF) », in Dictionnaire des politiques

publiques, par Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, et Pauline Ravinet, 3ème éd. (Paris: SciencesPo.

En France (des années 1970-80)58, le paradigme dominant est porté par une coalition particulière, formée notamment des acteurs ‘répressifs’ qui ont intérêt à la pérennisation d’une situation banalisée par un cadre légal répressif. L’autre groupe déterminant de cette coalition est constitué des acteurs du dispositif socio-sanitaire dont certains de ses représentants, alliés aux décideurs politiques de la santé, contribuent fortement à l’instauration d’un système rigide et tourné vers l’abstinence comme horizon thérapeutique exclusif.

Ces deux groupes sont pourtant assez différents. Le premier, constitué d’un système judiciaire équipé répressivement contre les drogues depuis le début du 20ème siècle et de la classe politique, est dans un mouvement de réaction face à la drogue perçue, après mai 68, comme une menace et une remise en cause des pouvoirs établis. Le second rassemble des médecins et soignants de structures spécialisées, encore très rares au début des années 1970. Bergeron59 décrit dans ce groupe une modalité commune et unique de perception et d’approche de la toxicomanie « mélange de considérations soixante-huitardes, contre-asilaires et psychanalytiques » (p.225). Il semble selon ces auteurs que l’identification par ces acteurs de l’expérience du toxicomane à une souffrance individuelle, mais plus encore la perception d’alternatives thérapeutiques (communautés thérapeutiques, substitution…) comme des outils d’aliénation sociale leur aient interdit d’envisager une autre finalité des soins que l’abstinence. Il est toutefois à souligner que ces dernières positions étaient déjà plus complexes et nuancées et que le discours « pour l’abstinence » a été passablement instrumentalisé par le premier groupe d’acteurs politico-judiciaires « répressifs ».

D’après Jacqueline Bernat de Célis60, c’est au moment du vote de la loi de 197061 que c’est formée cette coalition qui s’est consolidée durant les deux décennies suivantes. Comme le rappelle cette juriste, cette loi votée dans un climat de tensions est un compromis entre les positions répressives et sanitaires des acteurs. Comme le

58 Nda 59

Henri Bergeron, « Croyances et changement : le refus français de la méthadone », in Les drogues

en France : politiques, marchés, usages, par Claude Faugeron (Genève: Georg, 1999).

60 Jacqueline Bernat de Célis, Drogues : consommation interdite. La genèse de la loi du 31

décembre 1970 (Paris: L’Harmattan, 1996).

61 Loi n°70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la

toxicomanie, et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses, Parue au Journal Officiel le 2 janvier 1971.

souligne Ehrenberg62, il en découle un texte hybride qui accroit très fortement la pression pénale sur les simples usages, introduit la notion d’injonction de soin et ouvre la possibilité de soins anonymes et gratuits pour les toxicomanes. Mais le consensus se fait toutefois sur une finalité de l’esprit de la loi. François-Rodolphe Ingold63 le dit ainsi :

Les toxicomanes doivent être en premier lieu débarrassés du produit ; (il demeure) une alternative pour ce qui est des modalités : pour les uns, il s’agit de faire appel au volontariat, pour les autres, le toxicomane doit être sevré selon un régime plus ou moins autoritaire. (p.320)

Cela autorise Aline Grange64 à parler d’une « loi au service de la société sans drogues » (p.93).

Le principe d’abstinence accompagne l’idéal de société sans drogue et ce principe reste prédominant dans les orientations des pratiques et du dispositif de soin jusqu’au début des années 1990. Durant ces deux décennies se développent tout un réseau de bénévoles, de médecins et de travailleurs sociaux qui se spécialisent dans l’aide aux toxicomanes et deviennent des « intervenants en toxicomanie ». Certains créeront l’Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie (ANIT) en 1980. Autours de ces agents, des structures d’accueil se mettent en place. La plupart d’entre-elles sont portées par des associations et quelques équipes hospitalières se créent. Les outils utilisés sont les cures hospitalières de sevrage (dites « cures de désintoxication ») offrant un cadre bienveillant, un soutien moral et quelques aides médicamenteuses pour supporter le syndrome de manque et les psychothérapies en face à face visant à soulager le toxicomane de son mal-être pour lui permettre de cesser ses consommations. Le point de mire étant l’abstinence, de nombreux toxicomanes, non désireux d’arrêter ou s’en sentant incapables, ne voient pas dans les soins qui leurs sont proposés des aides adaptées à leurs difficultés : « une part importante des usagers de drogues confrontés au SIDA, à une désinsertion de plus en plus massive et à un état de santé détérioré, ne souhaitent pas faire appel au

62 Alain Ehrenberg, « Comment vivre avec les drogues ? Questions de recherche et enjeux politiques », Communications 62, no 1 (1996): 5‑26, doi:10.3406/comm.1996.1932.

63 François-Rodolphe Ingold, « Les toxicomanes ont-ils une santé? Brève histoire des traitements en France », in Drogues, politique et société, par Alain Ehrenberg et Patrick Mignon (Paris: Editions Descartes, 1992), 318‑27.

système de soin »65. Ces structures de soin qui demandent aux sujets dépendants d’énoncer explicitement leur souhait d’arrêter ou de venir « clean » à leurs rendez-vous commencent à être qualifiées de « haut seuil ». Cet attribut, quelque-peu péjoratif dans la bouche de ceux qui l’emploient, souligne un degré d’exigence élevé pour l’accès aux soins.

Dans le même temps, à l’étranger, d’autres approches se dessinent. La politique de Réduction des Risques (RdR) voit le jour aux Pays-Bas et au Royaume-Uni avec les programmes d’échange de seringues et les premiers traitements de substitution (TSO). Aux États-Unis et en Europe du Nord s’ouvrent des communautés thérapeutiques où les toxicomanes ne sont pas considérés comme des malades mais comme des personnes « ayant un comportement inadapté qui demande un traitement social » (p.321)66. Les spécialistes français s’opposent vivement à ces nouvelles orientations des soins dénonçant d’une part le renoncement, par les TSO67, au changement de conduite des toxicomanes, seul espoir de libération psychologique et sociale, et d’autre part les dérives totalitaires et sectaires des communautés thérapeutiques.

Cette singularité française devient particulièrement problématique avec l’irruption du SIDA. Le dispositif sanitaire français essentiellement orienté vers l’objectif d’abstinence n’a que peu de moyens pour protéger les toxicomanes. Selon Grange :

Quand les pouvoirs publics commencent à prendre conscience de la gravité de la situation, ils privilégient, plutôt qu’une réponse spécifique au problème des usagers de drogues confrontés au SIDA, l’intégration d’actions complémentaires au sein des structures spécialisées déjà existantes. Le cadre de la loi de 1970 n’est à aucun moment remis en cause. (p.110)

Toutefois, le monde associatif commence à se mobiliser68 ainsi que quelques personnages politiques. Vers la fin des années 1980, certains acteurs associatifs confrontés aux problématiques sanitaires des toxicomanes et aux effets de

65 Secrétariat d’Etat à la santé Direction Générale de la Santé, La politique française de lutte contre

l’infection à VIH : Mise en oeuvre de la réduction des risques en direction des usagers de drogues

(Vanves: CFES, 2000).

66 Alain Morel, François Hervé, et Bernard Fontaine, Soigner les toxicomanes (Paris: Dunod, 1997). 67 Au début des années 1990, on comptait plusieurs dizaines de milliers de toxicomanes sous méthadone en Espagne, au Royaume-Uni, au Pays-Bas ou encore en Italie contre une cinquantaine seulement en France.

l’épidémie de SIDA, mais qui n’appartiennent pas au dispositif spécialisé d’aide aux toxicomanes, importent la notion de RdR. Parmi eux, Médecin du Monde (MDM) et AIDES ont de nombreux contacts à l’étranger et découvrent cette approche aux États-Unis ou aux Pays-Bas. Bénéficiant de nombreuses connexions politiques ces associations jouent un rôle capital dans la constitution d’une nouvelle coalition de cause qui correspond à ce qu’en Suisse Daniel Kübler69 nomme la « coalition pour la réduction des risques » et qui changera radicalement mais discrètement l’orientation des politiques publiques françaises.

En 1987, Michèle Barzach, alors ministre de la Santé, autorise par décret la vente libre de seringue en pharmacie malgré l’hostilité de la plupart des experts. Cela constitue le premier acte officiel de ce qui deviendra la politique de RdR en France70. MDM ouvre le premier programme d’échange de seringues et tente sans succès de mettre en place une distribution de méthadone. La pratique de substitution demeure en effet très marginale, officieuse (par l’autorisation de vente sans prescription d’antitussifs opiacés en pharmacie) voire clandestine, quelques médecins généralistes de ville prescrivant des antalgiques opiacés à leurs patients toxicomanes en encourant les foudres du conseil de l’Ordre, de l’Assurance Maladie et de la justice.

Les positions bougent plus lentement du côté des acteurs spécialisés. Ils ont construit un dispositif théorico-pratique cohérent qui leur donne une position d’expertise, ce que Bergeron71 appelle un « effet de disposition », dans une référence aux travaux de Raymond Boudon72. De plus, ils ne sont en contact qu’avec un groupe spécifique de toxicomanes qui acceptent leurs propositions thérapeutiques. Il s’agit alors d’un « effet de position » :

Les acteurs en question ne voyaient qu’une frange particulière de toxicomanes (effet de position), qui ne présentait guère les caractéristiques (désocialisation extrême et situation sanitaire très dégradée) sur lesquelles s’échafaude précisément l’argumentation en faveur du développement de la méthadone dans les autres pays ; et que, quand ils en rencontraient en effet,

69 Daniel Kübler, Politiques de la drogue dans les villes suisses entre ordre et santé (Paris: L’Harmattan, 2000).

70 Direction Générale de la Santé, La politique française de lutte contre l’infection à VIH. op.cit. 71

Bergeron, Sociologie de la drogue. op.cit.

les théories qu’ils avaient progressivement faites leurs et qui s’étaient installées en « cadre cognitif » (effet de disposition) induisaient une interprétation singulière guère favorable à la politique de réduction des risques. (p.102)

Certains d’entre eux toutefois sont confrontés à ces toxicomanes en grande difficulté. C’est à partir de leur expérience que « s’engage un processus de transformation des croyances au terme duquel des alternatives sont envisageables » (p.173)73. En 1989, l’association FIRST, qui œuvre auprès de populations marginalisées et qui est en lien avec le centre Pierre-Nicole d’aide aux toxicomanes, organise en France la première rencontre internationale d’acteurs de la RdR. D’autres associations comme EGO accompagnent ce mouvement. En 1992, plusieurs d’entre eux se retrouvent à Amsterdam et prennent conscience du retard français en la matière. Ce moment est considéré par Anne Coppel74 comme l’origine du « retournement du corps médical » (p.181) à l’égard des traitements de substitution et de la RdR en général.

Mais certains généralistes de ville ont également joué un rôle important en appelant courageusement à la mise en place de REPSUD, les Réseaux de Professionnels pour les Soins aux Usagers de Drogues : « L’intérêt de ces réseaux est également d’inciter les médecins à changer leurs relations avec les usagers de drogues, souvent exclus des cabinets médicaux. » (p.187)75. Selon Aline Grange, c’est l’association AIDES qui joue alors le rôle de catalyseur en rassemblant ces divers acteurs jusque-là plutôt isolés : organisation humanitaires (MDM), associations de lutte contre le SIDA (AIDES et Act-Up fondée en 1989), associations d’action auprès des toxicomanes (FIRST, EGO), médecin généralistes de REPSUD et un nouvel acteur : l’association ASUD créée en 1992 et qui regroupe des usagers et ex-usagers de drogues. Ce groupe s’organise dans un collectif « Limiter la casse » sous la présidence d’Anne Coppel. Au milieu des années 1990, il met en place une campagne d’information et de lobbying intense sur le thème de l’isolement de la France dans son modèle de l’abstinence : « La situation française est présentée comme scandaleuse, puisqu’elle condamne de

73 Grange, L’Europe des drogues. op.cit.

74 Anne Coppel, Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques. (Paris: La Découverte, 2002).

nombreux usagers à la marginalisation, à une dégradation de leurs conditions de santé, au risque de l’infection par le virus du SIDA, à la mort. » (p.190)76. L’affrontement avec la coalition de l’abstinence est alors violent, et le débat public virulent. Les contre-attaques succèdent aux attaques et visent le discrédit, la délégitimation et la disqualification de la partie adverse. À partir de 1995 et le rapport Henrion77, des politiques publiques nettement en faveur de la RdR sont mise en place. Les opposants comme l’ANIT et l’Ordre des médecins, sont contraints de se rallier à ces nouvelles politiques. Ainsi « en un temps assez court et de façon relativement brutale, la réduction des risques devient le modèle légitimé de la politique publique française des drogues dans sa dimension sanitaire et sociale. » (p.192-193)78.

Les sociologues ont ainsi montré la multiplicité des facettes de la réalité pour ce qui concerne les usages de substances psychoactives. Mais ils déplorent le peu d’impact de leurs travaux sur les discours politiques et de sens commun. Cependant, dans le champ spécialisé, certains acteurs de terrain ont intégré fortement les apports sociologiques à leur démarche, en les synthétisant et en en dégageant des lignes de forces. Ils ont ainsi contribué à la constitution d’un paradigme « socio-éducatif » de l’aide aux personnes addictées en société.

1.2. Le paradigme socio-éducatif

Ces intervenants, bénévoles, anciens usagers, « éducateurs » sans diplôme reconnus, assistant sociaux, éducateurs spécialisés, appartiennent essentiellement au milieu associatif qui a participé à la coalition pour la réduction des risques. Depuis les années 1980, ils agissent auprès de personnes en situation de dépendance à l’alcool et/ou aux drogues ayant des besoins spécifiques (d’hygiène, de santé, d’hébergement…) et ne souhaitant pas ou ne parvenant pas à entrer dans le système de soin. Travaillant auprès de publics en grande difficulté sociale ou sanitaire, en

76 Ibid.

77 Roger Henrion, Rapport de la Commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie: mars

1995 (Paris: Ministère des affaires sociales, de la santé et de la ville : la Documentation française,

1995).

institution mais aussi souvent dans la rue, les squats, les « scènes ouvertes », ils connaissent un « effet de position » qui leur fait s’intéresser particulièrement à la littérature sociologique et épidémiologique qui concerne la marginalité et la vulnérabilité sociale. Bien qu’ils ne méconnaissent pas tous la réalité plurielle de l’addiction et l’avertissement des sociologues de l’école de Chicago, ils investissent un champ de connaissance plus restreint qui leur permet d’élaborer des outils adaptés à leurs besoins lorsqu’ils sont au contact de personnes en grande difficulté. Ils dégagent ainsi des représentations spécifiques concernant la personne addictée et son addiction, et une position sur les modalités d’aide à lui proposer.