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La relation de soin en addictologie

1. Un regard sur la relation de soin

La rencontre est en effet difficilement appréhendable hors du réseau de liens qui entoure les deux protagonistes. Le patient y est présent en tant que sujet, mais ce sujet s’exprime à ce moment précis d’une part en tant que souffrant, d’autre part en tant qu’enfant, conjoint, parent, ami de telles et tels. De son côté, le soignant s’étaye sur son propre réseau de lien, ses filiations et affiliations. Il nous semble donc nécessaire de considérer la rencontre entre deux sujets comme la rencontre entre deux constellations de liens. Une multitude se représente ainsi dans la relation.

Dans un article sur l’éthique pour l’Encyclopædia Universalis, Paul Ricœur215 reprend certaines de ses idées développées dans « Soi-même comme un autre » pour décrire une relation bonne. De façon très illustrative, il utilise les trois pronoms personnels du singulier pour situer la position du je sujet attestant de sa liberté, du tu comme Autre à reconnaitre et du il comme représentant de l’Autre absent. Mais cette absence particulièrement criante dans la rencontre entre le je et le

tu impose une sorte d’invocation de ce il. En effet, sans lui, les deux sujets en

présence sont en grande difficulté pour soutenir leur liberté propre et pour reconnaitre l’Autre comme simultanément semblable et différent. Le risque est alors grand de voir la rencontre basculer dans des liens de dominations ou dans des mouvements de rejet altérophobes. Selon Ricœur, la fonction du troisième terme est donc de sécuriser cette rencontre. Absent mais invoqué par les deux sujets en présence, il représente la multitude qui les enveloppe. Symbolisée pour notre auteur

par la règle, la loi et la justice, elle porte le sens du collectif intime et social, de son flot historique et de son élaboration culturelle. L’usage du langage lui semble illustrer cette réalité :

Toute praxis nouvelle s’insère dans une praxis collective marquée par les sédimentations des œuvres antérieures déposées par l’action de nos prédécesseurs. Cette situation, une fois encore, a son parallèle dans le langage. Toute prise nouvelle de parole suppose l’existence d’une langue déjà codifiée et la circulation de choses déjà dites qui ont laissé leurs traces dans le langage, en particulier dans le langage écrit sous forme de textes, de livres, etc. J’entre ainsi dans une conversation qui m’a précédée, à laquelle je contribue pendant une certaine durée et qui continuera après moi. (p.258) C’est donc dans ce bain qu’une relation bonne peut se développer. Cette description du troisième terme nous semble proche de la fonction du tiers telle que développée par les psychanalystes. L’important corpus théorique sur le sujet montre son caractère essentiel dans le développement et le déroulement de la vie psychique. Nous pouvons l’illustrer par exemple par le rôle du père dans la relation la plus duelle et la plus intime que soit, celle entre la mère et son bébé. Pour Jacques Lacan, le « Nom-du-Père » symbolise à la fois l’action du père réel et ses représentations imaginaires et symboliques chez la mère et l’enfant. Sa fonction, schématiquement, est d’opérer la différenciation entre la mère et l’enfant et par là-même de permettre à ce dernier d’accéder à la vie psychique. Comme nous l’avons vu chez Ricœur, cette fonction tierce est médiée par la règle. Notons que le père et la mère dont nous parlons ici figurent les fonctions paternelles et maternelles qui ne coïncident pas exactement avec les rôles du père et de la mère. En effet, cette dernière, par exemple, porte également une fonction paternelle.

Si la multitude évoque pour nous le troisième terme de l’éthique de Ricœur et le tiers de la psychanalyse, elle résonne également avec la notion de constellation transférentielle décrite par François Tosquelles216. Ce terme désigne la manière dont les sujets psychotiques investissent la relation aux soignants. N’ayant pas de représentation unifiée et cohérente d’eux-mêmes et de l’autre, ces personnes attribuent inconsciemment à différents soignants des caractéristiques et des affects,

216

François Tosquelles, Le Travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique (Paris: Editions du Scarabée, 1967).

leur faisant ainsi porter un morceau de leur propre identité. Pour Pierre Delion217, l’enjeu du soin est alors d’abord de « réunir ce qui a pu ou peut être l’objet d’un investissement partiel du sujet en question, que ce soit les soignants qu’il apprécie, mais aussi ceux qui le persécutent, etc..., de façon à approcher les différents niveaux qui constituent la réalité psychique projetée du patient sur son entourage ». Le concept est développé ici autour de la relation thérapeutique particulière au fonctionnement psychotique. Il nous semble toutefois intéressant de penser qu’il peut avoir une pertinence ici pour appréhender certaines caractéristiques de la relation « normale » de soin. En particulier lorsque le soignant travaille en équipe, le patient investi préférentiellement la relation avec lui tout en projetant certain éléments affectifs sur les autres membres de l’équipe. On connait par exemple, dans certains lieux, l’importance pour des patients d’une secrétaire ou d’un infirmier avec lesquels ils n’ont que des interactions sporadiques mais qui soutiennent une part de la relation avec le médecin.

Ainsi, la rencontre entre deux sujets se fait-elle dans un bain constitué d’une multitude de liens et dans un flot historique et culturel qui « feront tiers » pour permettre l’épanouissement d’une relation bonne et son inscription dans le temps. Dans cette perspective, la notion de colloque singulier mérite d’être examinée. Dans son sens commun, elle équivaut à la relation médecin-malade régie par les principes hippocratiques : protection de l’intimité du patient, absence de jugement moral de la part du médecin, secret sur ce qui se dit. Le colloque évoque ici le dialogue entre deux personnes, il est duel. Il semble que l’expression vienne à l’origine de Georges Duhamel218

. Dans « Paroles de médecin », il écrit en 1946 : « le colloque du médecin et du malade est essentiellement un colloque singulier, un duo entre l’être souffrant et celui dont il attend délivrance » (p.13). Le terme singulier insiste sur l’isolement dans lequel se crée la relation et sur le corps-à-corps en jeu : « l’acte médical est un acte singulier – j’entends le mot au sens qu’il a dans ‘combat singulier’ – c’est-à-dire un acte d’homme à homme » (p.10).

Le colloque singulier est ici conçu comme une cellule d’intimité qui paraît hermétique et coupée du monde. Dans ce lieu quelque peu sacralisé, le je et le tu de

217 Pierre Delion, « Thérapeutiques institutionnelles », Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Paris: Elsevier Masson, 2001).

Ricœur se rencontrent. Mais qu’en est-il du il ? Dans une situation ou le patient se trouve en état de vulnérabilité, il est de la responsabilité du médecin de l’invoquer. Lui seul sera alors garant de la règle, d’où l’insistance du serment d’Hippocrate et du Code de déontologie médicale sur la probité du médecin. La tâche de ce dernier à soutenir le troisième terme dans la relation de soin n’est pas impossible mais elle est lourde. Certaines défaillances de médecins conduisent parfois à des abus ou à des abandons. Le tiers dans le colloque singulier apparaît fragile et il s’agit de se demander comment le renforcer.

Il nous semble nécessaire de souligner une autre caractéristique de la relation de soin : le jeu particulier des identités en scène. Deux personnes s’y rencontrent mais elles ne laissent voir d’elles-mêmes que ce qui les caractérise de manière très limitative dans le rapport soignant/soigné. La psychologue Martine Ruszniewski219 l’écrit clairement :

Si, dès les premiers contacts entre ces deux êtres, la relation paraît clairement définie et apparemment immuable entre l’homme-blessé réduit à déposer son corps souffrant, et le magicien aux dons les plus insensés, c’est que chacun d’eux se croit contraint de ne révéler à l’autre que ce visage imposé, strictement défini, avant de jouer le premier acte de cette pièce tragique dont personne encore ne connait l’issue. (p.132)

L’auteure souligne deux figures archétypales en présence dans la rencontre : l’homme-blessé et le magicien. Elles correspondent aux représentations communes d’une part de l’identité de malade et d’autre part de l’identité professionnelle du soignant. Ruszniewski poursuit :

C’est pourquoi tous deux, médecin-regardant et malade-regardé, croiront devoir ne laisser transparaître que ce-pour-quoi il y a rencontre à cet instant précis de leur existence, que ce-à-quoi chacun s’attend dans ce rapport basé sur « l’offre et la demande ». Aux antipodes de la position de faiblesse du malade s’imposeront en contrepoint le savoir et la compétence du médecin. Mais à cette image pressentie par le médecin comme une demande implicite et impérieuse du malade dans sa quête incessante de réassurance, répondra en écho la nécessité pour lui-même de devoir renvoyer l’image sécurisante

219

Martine Ruszniewski, Face à la maladie grave - Patients familles soignants (Paris: Dunod, 1995).

d’une apparente infaillibilité afin d’asseoir et de légitimer la réalité même de son savoir. (p.132)

Il y a donc dans ce jeu, des faux-semblants mais également une profondeur insoupçonnée : celle qui s’ouvre lorsque la subjectivité propre aux acteurs se manifeste. Dans d’autres lieux, Ruszniewski a proposé de considérer, non pas deux personnes dans la rencontre mais quatre personnes. Chaque protagoniste est divisé en deux personnes et la rencontre elle-même se situe à deux niveaux simultanés : entre soignant et malade d’une part et entre deux personnes propres d’autre part. Cette conception a pour avantage de montrer que – quelles que soient les réticences des patients, mais surtout des soignants, à l’admettre – derrière le jeu mis en scène à l’insu de chacun se noue une relation entre deux intimités. Et si au premier niveau, les rapports sont bien codifiés, les affects bien tempérés, les échanges au second niveau sont bien plus hasardeux. Il faut souligner que cette présentation dichotomique des identités en jeu dans la relation ne procède pas seulement d’une réduction à visée didactique mais souligne une réalité psychique potentiellement à l’œuvre : le clivage. En effet le risque qu’encourt le soignant à entrer dans une relation « authentique » avec le patient le conduit parfois à se diviser en établissant un cloisonnement hermétique entre son rôle professionnel et son intimité. Nous pourrions illustrer ce commentaire par le récit d’un échange que nous avons eu il y a quelques années avec un médecin dans un service de Maladies Infectieuses. Nous y intervenions pour aider à la prise en charge d’un homme toxicomane d’une quarantaine d’années. Il souffrait de multiples complications d’un SIDA et son état se dégradait rapidement. Le médecin nous avait paru touché par ce qu’il vivait avec ce patient qui prenait son traitement de manière chaotique, ce qui le mettait en colère. Alors que nous lui demandions comment il allait, sa réaction avait été vive : « Je laisse ces histoires au travail. Quand je pars, je pose ma blouse, et mes patients restent ici. Je ne les ramène pas chez moi ! ». Il nous avait ensuite incidemment dit qu’il souffrait d’importants troubles du sommeil depuis plusieurs semaines. Le médecin abritait ainsi un clivage qui lui permettait de ne pas être envahi par sa relation avec le patient mais qui induisait chez lui des contre-attitudes problématique pour le patient. Notre question était alors venue, involontairement, forcer ce clivage.

Il nous semble que de telles expériences dans le soin sont assez fréquentes et que la disjonction entre identité intime et identité professionnelle qui s’opère chez le soignant répond à un besoin individuel de se protéger. Elle se fait alors au prix d’un certain renoncement au rôle idéal que le soignant s’était imaginé initialement. Mais la disjonction se trouve également fortement déterminée par certaines pratiques ayant court dans la formation des étudiants et des élèves et qui s’apparentent à des rites d’initiations. Ainsi, pour « s’endurcir » et pour « faire corps », les jeunes soignants doivent-ils traverser certaines épreuves symboliques, parfois brutales et humiliantes, qui vont provoquer en eux une intense mobilisation psychique et induire des mécanismes de défense souvent rigides face à la mort, à la douleur et à la souffrance des patients. Il nous semble qu’il en va par exemple ainsi des dissections de cadavre à un niveau d’étude qui en rend l’intérêt pédagogique faible220 ou d’exposition des plus jeunes soignants à des situations humaines extrêmes dans le soin. L’anthropologue Marie-Christine Pouchelle221

évoque ainsi plusieurs histoires observées à l’hôpital et souligne leurs conséquences pour les patients et les soignants. Au sujet d’un soin particulièrement douloureux pratiqué sur un enfant et dont le sens ne pouvait être compris par l’élève infirmière invitée à y participer, elle écrit :

C’est pour certaines débutantes une découverte parfois traumatisante, surtout lorsqu’elles sont témoins de comportements qui sont à l’opposé de ce qu’elles imaginaient. (…) Faire corps avec le malade dans ce genre de situation, c’est s’exclure du milieu professionnel. La néophyte a-t-elle vraiment le choix ? Il ne lui reste plus, bien souvent, qu’à se blinder le plus

vite possible en développant un clivage intérieur suffisamment étanche222.

Quitte à rêver de transformer un jour le système, si elle se retrouve aux commandes. (p.216)

Le clivage est ainsi un mécanisme intrapsychique de défense pour le soignant, mais également pour le patient, et dans la rencontre, ces mécanismes s’entendent parfois très bien à leurs dépens ! Soulignons que les mécanismes de défense ne sont

220

Anna Madill et Garry Latchford, « Identity change and the human dissection experience over the first year of medical training », Social Science & Medicine 60 (2005) : 1637‑47.

221 Marie-Christine Pouchelle, L’hôpital corps et âme. Essais d’anthropologie hospitalière (Paris : Seli Arslan, 2003).

pas mauvais en soi, ils sont même indispensables. Ils servent de régulateurs des conflits intrapsychiques et des émergences pulsionnelles dans le rapport à l’autre Ils rendent par-là possible la relation. Mais parmi ces mécanismes, certains sont plus souples et d’autres plus toxiques. Le clivage fait partie de ces derniers et ne peut pas être porté longtemps par le sujet sans qu’il ait à en payer un prix élevé.

2. L’expérience des soignants dans la