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Superposition des censures en Pologne et Tchécoslovaquie après 1968

I. 6. (Auto)censure structurelle et censure régulatrice

I.12. Superposition des censures en Pologne et Tchécoslovaquie après 1968

Au terme de cet inventaire des principales formes de censure ayant fait l’objet de descriptions théoriques, il convient assez naturellement de s’interroger sur la constellation spécifique que leur agencement avait formée tant en Pologne qu’en Tchécoslovaquie au lendemain de l’année 1968. Comment s’articulaient-elles ? Qui en étaient les agents et depuis quels foyers de pouvoir opéraient-ils ? Car ce n’est qu’à la lumière de ces contraintes croisées que l’on pourra mesurer l'étendue de l’inventivité que les auteurs ont dû déployer pour traiter littérairement de ces limitations du littéraire.

Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur l’histoire spécifique de la formation de la doctrine communiste ainsi que sur la façon dont celle-ci veilla à s’adjoindre un argumentaire de légitimation de son action. Nous ne nous consacrerons donc ici qu’à la configuration des agents censoriaux et aux modalités d’action dont ils disposaient au lendemain des troubles de l’année 1968, et cela en prêtant une attention toute particulière à la façon dont les censures régulatrice et structurelle (sous ses formes variées) ont pu s’y imbriquer pour produire des dispositifs tactiques conjoints.

L’un des traits distinctifs des pays du bloc soviétique était l’existence d’une institution

censoriale étatique à laquelle devaient être soumises toutes les productions textuelles du pays désirant faire l’objet d’une publication. En tant que pièce centrale du système de contrôle des sociétés laissées à la tutelle soviétique au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, sa fondation remontait à la prise de pouvoir effective des communistes dans chacun de ces pays (soit 1944 en Pologne et 1948 en Tchécoslovaquie). Sa mission était de vérifier la conformité idéologique et formelle des textes qu’on lui confiait et, en cas de défaut, de procéder aux mesures correctrices nécessaires. Néanmoins — comme nous l’avons vu — non seulement l’acte de réitération de l’interdit inhérent à toute condamnation reconduisait son existence, mais il requérait en outre un effort coûteux de la part de l’institution. C’est pourquoi, à compter de l’année 1965 en Pologne, soit celle de la nomination d’un nouveau directeur, Józef Siemek, à la tête du Bureau Principal de Contrôle des Publications, de la Presse et des Spectacles (GUKPPiW)70, et à partir de l’année 1968 en Tchécoslovaquie, soit celle de la remise sur pied d’une institution censoriale, le Département de Culture du Livre (OKK), sous la

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direction de Jan Kristek71, après que la précédente se fut volontairement sabordée, emportée par l’enthousiasme réformateur du Printemps de Prague, ces institutions reçurent pour instruction de se moderniser72.

Cette modernisation consistait à désengorger l’institution des textes en attente de révision en faisant basculer la charge de leur correction dans l’escarcelle des auteurs. Les solutions pratiques mises en œuvre consistèrent alors à adjoindre à la potentialité de l’application d’une censure régulatrice, soit concrètement à la menace d'un refus de publication d’un texte ou celle de sa modification substantielle, une batterie de dispositifs de censure structurelle. Le premier d’entre eux, ainsi que nous l’évoquions, consista à prolonger la censure régulatrice dans une chaîne d’agents subalternes qui veillaient à ce que les attentes de cette dernière soient prises en compte avant qu’elle-même n’ait à le faire. C’est de cette façon que la censure régulatrice des textes littéraires se dissolut par délégations successives, requérant d’abord la décision des rédacteurs en chef des maisons d’édition officielles qui confiaient l’évaluation de la conformité des ouvrages à des comités de lecture, lesquels pouvaient à leur tour commissionner cette appréciation à des experts extérieurs. Ces rédacteurs en chef étaient dans une position d’autant plus confortable pour relayer des exigences aux auteurs que le marché de l’édition avait été nationalisé et qu’ils jouissaient donc d’un monopole de fait. Naturellement, les personnes installées à ces postes stratégiques avaient été consciencieusement sélectionnées pour leur loyauté. Ainsi, en Pologne, le rôle de président du conseil d’administration de la maison d’édition Czytelnik échut, de 1952 à 1980, à Jarosław Iwaszkiewicz, écrivain de renom et compagnon de route du communisme depuis la fin de la guerre, tandis qu’un partisan communiste aussi fidèle que méconnu, Ludwik Kasiński, le chaperonna de 1955 à 1975 en qualité de directeur73. En Tchécoslovaquie, c’est à Ivan Skála, ancien Secrétaire du très puissant Comité de la Culture et théoricien de la culture prolétaire, que revint l’honneur d’être nommé directeur de la maison d’édition

Československý spisovatel de 1970 à 1982. Il fut aidé dans cette tâche par Jan Pilař, poète, traducteur et communiste de la première heure, nommé rédacteur en chef74. Depuis ces postes hiérarchiques, ces communistes ayant fait la démonstration de leur capacité à saisir et relayer les fluctuations de la ligne

71 Šámal, Petr. Op. cit., p. 1168.

72 Kaplan, Karel. Cenzura v Československu 1945-1970. Studie 6, n°90, 1983, p. 468 et Adamowski, Janusz et Kozieł, Andrzej. Cenzura w PRL. in Miernik, Grzegorz (ed.). Granice wolności słowa [Les limites de la liberté d’expression]. Kielce-Varsovie : Kieleckie Towarzystwo Naukowe, 1999, p. 72.

73 Puchalska, Mirosława ; Semczuk, Małgorzata ; Brodzka, Alina ; Szary-Matywiecka, Ewa et Sobolewska, Anna (ed.).Słownik literatury polskiej XX wieku [Dictionnaire de la littérature polonaise du XXe siècle]. Wrocław : Ossolineum, 1993, p. 437.

74 Přibáň, Michal et al. Slovník české literatury po roce 1945 on-line [Dictionnaire en ligne de la littérature tchèque d’après 1945]. <http://www.slovnikceskeliteratury.cz/showContent.jsp?docId=1635>, dernière consultation le 01.04.2019.

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politique du Parti, distribuaient leurs recommandations aux comités de lecture auxquels incombaient de remettre leurs opinions aux écrivains sur les possibilités de publication de leurs œuvres.

Par ailleurs, comme signalé, le GUKPPiW et le OKK ne constituaient pas le sommet de cet emboîtement d’instances censoriales, l’un et l’autre répondaient de leur activité devant le Ministère de la Culture dont ils étaient officiellement l’un des départements, lequel Ministère devait à son tour faire rapport de son travail devant le gouvernement. Néanmoins, cette structure hiérarchique officielle pâtissait du peu d’estime que le pouvoir communiste attachait aux institutions d’État qu’elles ne considéraient que comme une émanation de la volonté politique du Parti. Aucun communiste ne pouvait ignorer que c’était au sein du Parti que se concentrait le pouvoir décisionnel. Ni que son tout-puissant Comité Central se subdivisait en autant de comités spécifiques en charge du pilotage politique, et donc du contrôle effectif, des ministères d’importance. Suivant cette logique, le Ministère de la Culture était, dans les faits, subordonné aux injonctions du Comité de la Culture, lequel dépendait lui-même des instructions du Comité Central, placé à son tour sous la gouverne du Premier Secrétaire75.

C’est donc en coulissant le long de cet axe vertical d’emboîtement des instances censoriales qu’un interdit spécifique pouvait se formaliser et s’appliquer, sans toutefois avoir à être énoncé explicitement par l’institution en charge de sa mise en œuvre officielle. S’ajoutait ainsi à la censure régulatrice d’une institution d’État la censure diffuse d’une chaîne d’agents subalternes en charge de la dissémination de ses prescrits auprès des producteurs de culture.

Mais la conformité idéologique et formelle d’un texte n’était pas l’unique condition décidant des chances de publication d’une œuvre. Un autre critère durement restrictif voulait qu’un texte soumis à un comité de lecture d’une maison d’édition officielle ne soit éligible à publication que s’il émanait d’un auteur membre de l’Union des écrivains de son pays. Or, ces groupes se formaient par cooptation de leurs membres, ce qui supposait déjà en soi une tendance conservatrice dans la formation de leurs rangs et la nécessité d’y faire la démonstration de la maîtrise d’un ensemble de règles implicites régentant l’activité littéraire. En outre, les statuts de ces Unions prévoyaient la possibilité de récuser la cooptation d’un membre sur majorité simple. Or, lorsque l’on sait que les communistes veillaient à garder une majorité de membres encartés au sein de chaque filiale régionale de ces Unions, on comprend que tout littérateur était maintenu dans un état de dépendance professionnelle quant à l’acceptation de ses pairs pour ses opinions comme son travail, ce qui restreignait naturellement la marge de manœuvre dont il disposait pour les expérimentations tant

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thématiques que formelles76. Cette nécessité d’affiliation à une Union fut tout particulièrement exploitée en Tchécoslovaquie où l’Union des écrivains présidée par le chef de file des poétistes et futur prix Nobel Jaroslav Seifert avait été l’aiguillon du Printemps de Prague et avait porté ses revendications les plus ambitieuses. En représailles, celle-ci fut dissoute en 1969 pour être recomposée en 1970 autour d’un poète mineur, Josef Kainar, ne réunissant plus qu’un tiers des effectifs précédents (soit plus ou moins 170 membres), tous dévoués au nouveau régime normalisateur77. On communiqua rapidement à ceux qui n’avaient pas eu l’heur d’être retenus pour intégrer cette Union que leur réintégration était possible à condition qu’ils acceptent de publier une

autocritique ou toute autre forme de repentir officiel dans un périodique à grand tirage dans lequel ils déclareraient publiquement leur soutien au régime78.

Ce groupe restreint de littérateurs éligibles à publication fut également soumis en Tchécoslovaquie à une logique de surenchère de docilité par le rationnement sciemment orchestré

des stocks de papier alloués au secteur éditorial. Au nom de la raréfaction de cette ressource, le pouvoir politique requit des maisons d’édition qu’elles présentent au OKK la liste annuelle des ouvrages qu’elles prévoyaient de publier avec leurs tirages correspondants, et cela afin de s’assurer de l’optimalisation de l’impact idéologique des écrits littéraires. Tout auteur se savait donc en concurrence directe avec ses confrères de plume et ne pouvait ignorer que la moindre audace risquait de se solder par un tirage réduit et, partant, une reconnaissance moindre. De la sorte, le régime normalisateur avait mis en place un système informel de rétribution de la loyauté et de taxation de l’indépendance qui devait durablement conditionner l’expression publique79. Si le régime de Gomułka, puis celui de Gierek, ne recoururent jamais à ce jeu de concurrence directe entre littérateurs, ils n’hésitèrent pas pour autant à réduire drastiquement le tirage d’œuvres dont ils jugeaient la conformité douteuse80.

Un autre dispositif commun aux deux pays fut la tendance du régime à orchestrer la réception

doctrinaire d’un texte et le contrôle minutieux de sa diffusion. Ainsi, si un texte était jugé « difficile »,

76 Concernant le fonctionnement de l’Union des écrivains polonais, voir notamment la reconstruction de leur mise place et de la définition de leur fonctionnement à laquelle procèdent Anna Bikont et Joanna Szczęsna dans Bikont, Anna et Szczęsna, Joanna. Op. cit., pp. 138-177. Concernant son équivalent tchèque, on trouvera de nombreuses évocations de ses procédures internes dans Janoušek, Pavel (ed.). Dějiny české literatury 1945-1989, III. 1958-69 [Histoire de la littérature tchèque 1945-1945-1989, III. 1958-69]. Prague : Ústav pro českou literaturu AV ČR, 2007, pp. 33-39.

77 Přibáň, Michal et al. Slovník české literatury po roce 1945 on-line [Dictionnaire en ligne de la littérature tchèque d’après 1945]. <http://www.slovnikceskeliteratury.cz/showContent.jsp?docId=1725>. dernière consultation le 01.04.2019.

78 Šámal, Petr. Op. cit., pp. 1182-1183.

79 Šámal, Petr. Op. cit., pp. 1165-1170.

80 Voir le témoignage qu’en livrent Polak, Barbara ; Władyka, Wiesław ; Bułhak, Władysław ; Pawlicki, Aleksander ; Strzembosz, Tomasz. Zabijanie słowa. O cenzurze w PRL [La mise à mort du mot. Sur la censure en Pologne Populaire]. Biuletyn Instytutu Pamięci Narodowej, n°2, 2004, pp. 19-20.

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s’il contrevenait à un certain aspect de l’idéologie sans pour autant s’inscrire dans une logique de rupture qui justifiât son retoquage censorial, on pouvait l’autoriser à paraître tout en veillant à ce qu’il ne s’agisse que d’une parution « mineure ». La sortie de l’ouvrage était alors encadrée par une batterie de mesures : tirage faible, qualité d’impression médiocre et disponibilité dans un nombre restreint de points de vente. Pareillement, sa réception était entourée d’une série de prudences : adjonction de paratextes (préface et/ou postface) à l’ouvrage qui devaient en baliser la lecture orthodoxe, interdiction pour certains critiques ou périodiques culturels — supposés complaisants — d’écrire à son sujet, obligation pour d’autres — à l’acrimonie attendue — d’en dresser un résumé rebutant. De la sorte, non seulement l’écriture mais aussi la lecture se retrouvaient sous le coup d’un encadrement diffus du pouvoir81.

Enfin, il convient de rappeler que la censure opérait également par le truchement de la langue

spécifique dont les propagandistes du régime saturaient le débat public et à laquelle le philologue structuraliste Michał Głowiński en Pologne ou l’écrivain et dramaturge Karel Hvížďala en Tchécoslovaquie consacrèrent de très instructives analyses82. La principale dynamique observable dans cet usage spécifique de la langue était sa tendance à un rétrécissement volontaire de la polysémie des termes employés, à leur reconfiguration en autant de locutions figées et comme bonnes à l’emploi qui devaient être répétées sans plus de variation créative. Plus fondamentalement, ce qu’il faut percevoir c’est que l’épaisseur historique du matériau langagier dont disposaient ces auteurs, ce legs d’équivalences entre un signifiant et ses signifiés, soit la richesse de correspondances entre la part présente et la part absente du signe, était progressivement érodée par les propagandistes pour se réduire à une unique valeur immuable du signe, déterminée politiquement pour sa commodité d’emploi par le régime. Les auteurs devaient donc travailler avec un matériau langagier en cours d’assèchement, déjà partiellement exsangue dans ses zones lexicales les plus explicitement politiques, qu’il leur fallait dès lors raviver en restaurant des canaux d’accès à la multitude de ses usages historiques.

Au terme de ce tour d’horizon des modalités de censure qui conditionnaient l’expression artistique, on serait tenté de conclure que la solution la plus simple eût encore été de ne pas s’essayer à cette restauration du matériau langagier, de se conformer aux attentes des corps censoriaux

81 Voir Šámal, Petr. Op. cit., pp. 1120-1123 et Deleixhe, Thibault. La censure littéraire « normalisatrice » en Tchécoslovaquie : une tentative de définition. in Cahiers du Sirice, n°20, 2017, p. 97.

82 Voir Głowiński, Michał. Marcowe gadanie. Komentarze do słów. 1966-1971 [Verbiage de mars. Commentaires de mots. 1966-1971]. Wydawnictwo Pomost, Luboń : PoMOST, 1991 ; Głowiński, Michał. Peereliada. Komentarze do słów. 1981 [Perles de Pologne Populaire. Commentaires de mots. 1976-1981]. Varsovie : Państwowy Instytut Wydawniczy, 1993 ; Głowiński, Michał. Mowa w stanie oblężenia. 1982-1985 [La langue en état de siège. 1982-1985]. Varsovie : Open, 1996 ; Hvížďala, Karel. Nomen omen aneb slovo jako znamení [Nomen omen ou le mot comme signe]. in Hvížďala, Karel. Moc a nemoc médií [Pouvoir et impuissance des médias]. Prague : Dokořán, 2003.

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intermédiaires et de fournir les gages de docilité qui permettraient de surenchérir sur ses rivaux. C’était encore là, après tout, la plus sûre des stratégies en vue d’obtenir la publication de ses ouvrages. Néanmoins, c’eût été méconnaître deux autres attentes implicites vis-à-vis desquelles devait encore se positionner tout littérateur. La première restait de tout de même s’efforcer de produire une œuvre littéraire de qualité. Or, ceux et celles qui appliquaient avec zèle les instructions du régime, qu’il s’agisse de figures comme Jerzy Putrament en Pologne ou Jan Kozák en Tchécoslovaquie, semblaient éprouver les pires difficultés pour produire des textes qui présentent un quelconque intérêt formel. C’était d’ailleurs là tout le malheur que Miłosz souhaitait à Putrament en conclusion de l’essai qu’il lui consacra : d’être à tout jamais prisonnier du modèle qu’il avait contribué à imposer, contraint jour après jour de réaliser l’impossible réconciliation des préceptes du réalisme socialiste et d’une ambition artistique83.

La seconde attente, encore bien plus importante, tenait, elle, à l’histoire récente. Nous reviendrons plus longuement sur ce point mais, à ce stade de notre réflexion, notons simplement que l’an 1968, avec ses rêves de réforme piétinés, fut le théâtre d’une rupture définitive entre l’intelligentsia et le Parti. L’intelligentsia avait été écartée des structures du pouvoir, ses frustrations ignorées et ses protestations durement réprimées. Mis à part une poignée d’écrivains qui compensaient un déficit de talent par un surcroît de servilité, le reste du monde littéraire avait désormais pris la trajectoire d’une confrontation future avec le régime. Néanmoins, celle-ci ne pouvait être immédiate, le choc de la campagne de Mars et de l’invasion de Prague avait été tel qu’il fallut plusieurs années à l’intelligentsia pour se recomposer en un groupe conscient de lui-même, développer un espace d’expression libre et se doter des moyens techniques de le faire. Dans ce temps de latence, cette courte décennie d’après 1968, tout auteur de talent était donc aux prises avec une attente née de l’humiliation de son milieu d’extraction, celui d’une irrévérence calculée dès lors qu’il s’exprimait officiellement, d’un signal même ténu du refus de sa pleine adhésion à cet ordre censuré du discours, bref d’une distanciation vis-à-vis d’un régime avec lequel il n’avait pas d’autre option que de collaborer à contrecœur. Et les nombreuses condamnations qui furent prononcées sur base morale par leurs pairs à l’encontre d’auteurs dont on avait constaté, ou cru constater, un rapprochement avec le régime — par exemple, lorsqu’en Tchécoslovaquie Ladislav Fuks ou Bohumil

83 Miłosz, Czesław. trad. Miłosz, Czesław et Prudhommeaux, André. La Pensée captive. Essai sur les logocraties populaires. Paris : Gallimard, 1953, p. 221. Il y dit de Putrament : « Il mène la lutte contre l’impérialisme et fait de la propagande pacifiste, disait de lui quelqu’un, à Varsovie ; mais au fond, il ne rêve que d’une chose : de la guerre. Car si la guerre éclate, il devra faire des discours, des voyages en avion, des reportages au front et il ne sera pas obligé de s’asseoir à sa table de travail et de peiner sur un roman. Mais, à son grand dépit, nous resterons en paix ; et il aura, dans son appartement luxueux, cinq tables de travail, avec, sur chacune, un roman commencé, et il hurlera de désespoir parce qu’il sait que ce qu’il écrit, c’est du bois ! »

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Hrabal publièrent leurs autocritiques ou, en Pologne, lorsqu’on reprocha à Tadeusz Konwicki de ne pas s’être suffisamment délivré des griffes de l’autocensure dans son premier roman clandestin84 — prouvent à suffisance que toute production artistique était saisie dans ce faisceau de vigilances.

En conclusion, toute œuvre qui ambitionnait d’être publiée était d’emblée conditionnée par une censure régulatrice officielle qui feignait l’inactivité en déléguant ses opérations à diverses formes de censures structurelles, auxquelles venait par ailleurs se superposer une censure mondaine inhérente à l’intelligentsia. Cette imbrication des censures produisait des attentes contradictoires vis-à-vis de la parole de l’artiste, laquelle devait en même temps prêter allégeance au régime et lui

témoigner de l’irrévérence.

C’est aux formes particulières de réalisation artistique nées de cette imbrication des censures que nous avons voulu nous intéresser dans ce travail. Néanmoins, avant de procéder à des études de cas, il nous faut encore nous interroger sur un dernier point. En effet, nous avons vu avec Foucault que la censure n’est au fond que l’une des modalités de la production d’un savoir par lequel le pouvoir se structure, se légitime et se reproduit. Ce serait donc encore trop peu que de s’arrêter à la modélisation des interactions de ce faisceau de censures croisées ; pour pleinement comprendre les interactions qu’elles nouent entre elles, il nous faut mettre à nu les discours qu’elles s’efforcent d’encourager ainsi que les enjeux qui les traversent. C’est pourquoi nous voudrions d’abord opérer un retour historique sur le développement de la censure et son rôle central dans l’élaboration et la consolidation d’un canon autoritaire communiste.

84 Kaczorowski, Aleksander. Hrabal : słodka apokalipsa [Hrabal : la douce apocalypse]. Wołowiec : Czarne, 2016, pp. 178-192 ; Gilk, Erik. Vítěz i poražený. Prozaik Ladislav Fuks [Vainqueur et vaincu. Le prosateur