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IV. L’écriture prométhéenne

IV.3. Écrire le désenchantement

Les deux ouvrages abordés constituent des études des mécanismes de subordination d’esprits éclairés à un canon totalitaire. Pour cette raison, leur part analytique excédait de loin leur part prescriptive et il serait hasardeux d’inférer de leur récit une moralité univoque. Pourtant, le pessimisme de leur conclusion, l’échec des révoltes individuelles de Torquemada et de Had contre le modèle canonique totalitaire, ne pouvait en être ignoré. Il indiquait l’état d’angoisse intellectuelle dans lequel se trouvaient ces deux auteurs, délivrés de la captivité qu’induisait leur foi mais confrontés à l’impossibilité de réformer le canon depuis l’intérieur, qui contemplaient désormais la nécessité de s’en extraire, conscients des risques que cela comportait.

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Et pourtant, on ne peut s’empêcher de percevoir dans la représentation littéraire de l’abandon final par ces protagonistes de leur projet existentiel une certaine majesté, une mise en exergue du sacrifice que cet abandon comporte, lequel serait d’autant plus noble qu’il se sait voué à l’échec, ou du moins s’exécute contre toute probabilité de victoire immédiate. Ce faisant, par le modèle littéraire qu’ils pourvoient, les auteurs semblent forger une figure du repenti qui puisse prétendre à son absolution au titre des dangers auxquels il s’expose en livrant un enseignement précieux et secret qu’il n’aurait pu récolter s’il ne s’était préalablement compromis. Cette discrète plaidoirie pro domo traverse toute l’œuvre pour culminer dans ce sacrifice fictionnel qui semble inviter leurs pairs à ne pas doubler celui-ci d’un châtiment réel, que l’on peut s’imaginer être leur ostracisme professionnel dans des réalités politiques qui s’apprêtaient manifestement, au moment de la rédaction de ces ouvrages, à être redessinées.

Il fallait donc que l’écriture soit l’occasion d’une mise en scène de la repentance courageuse de ses auteurs. Autrement dit, qu’elle signale à ses lecteurs l’importance du secret qu’elle leur livrait et la témérité avec laquelle elle bravait les dangers qui accompagnaient sa révélation. Souligner l’importance de la révélation était, de fait, chose facile. En effet, cette importance était déjà tout entière contenue dans l’analyse des mécanismes inquisitoriaux. Puisque l’étude de l’Inquisition avait été l’occasion de représenter les débats doctrinaires comme le véritable principe moteur de l’histoire, cela impliquait assez naturellement que la critique de l’Inquisition (et, avec elle, de la doctrine qu’elle défendait), telle qu’on la découvrait dans ces ouvrages, était une activité aux conséquences possiblement capitales. Le vrai enjeu était donc plutôt de rendre manifeste le courage qu’il y avait à le faire. Or, il n’y a pas dans ces textes d’intervention d’un narrateur extradiégétique, à la façon de l’alter ego de Bocheński dans Nason poète, qui puisse produire un métadiscours sur sa narration et ainsi permettre de mener de front deux récits, celui de la fable et celui des difficultés qu’affronte son conteur pour la conter. Ce choix compositionnel laissait donc à la seule narration la tâche de mettre en scène son audace, de donner à voir les transgressions qu’elle s’autorise. Or, pour qu’il y ait

transgression, il fallait qu’il y ait norme, et les normes étaient essentiellement présentes et identifiables au sein de genres littéraires jouissant d’une tradition dûment codifiée à laquelle le lectorat avait été familiarisé. La longue histoire de vassalisation des territoires polonais et tchécoslovaques à des empires extérieurs avait déjà exposé leurs littérateurs à des régimes censoriaux qui avaient favorisé l’éclosion d’une prose historique de contournement de ceux-ci, essentiellement d’orientation patriotique ou souverainiste. Celle-ci constituait donc un modèle normé qui offrait des possibilités d’exploitation intéressantes.

Par ailleurs, le roman historique présentait l’avantage d’avoir été théorisé par György Lukács, dès sa Théorie du roman (première publication allemande en 1916), puis plus tard et plus

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spécifiquement, dans Le roman historique (première publication allemande en 1956), comme une variation du roman réaliste, genre souverain entre tous à l’ère du réalisme socialiste, qui permettait de mettre à nu les mécanismes de l’histoire et, partant, d’incarner la dialectique matérialiste dans des événements concrets. Aussi sa pratique offrait-elle un refuge possible devant le censeur puisqu’elle se conformait, du moins en apparence, à l’un des prescrits de l’esthétique imposée.

Par ailleurs, il est à noter que l’exploitation du topos religieux comme illustration du fonctionnement du canon totalitaire n’est pas pleinement originale et que de nombreux textes avaient déjà été publiés avant l’un ou les deux romans qui traçaient un parallélisme entre le stalinisme et des épisodes de fanatisme religieux. Il y avait naturellement la place que Hannah Arendt accordait à l’eschatologie comme moteur du mouvement totalitaire dans Les origines du totalitarisme385 (première publication en anglais en 1951), la mention de la pratique du ketman comme attitude nécessaire à la survie dans un climat sunnite fanatisé dans La pensée captive386de Czesław Miłosz de 1951, l’important article du critique Andreï Siniavski Qu’est-ce que le réalisme socialiste ?387, paru en 1957 dans la revue parisienne Kultura et en 1959 dans la revue Esprit sous le pseudonyme de Abram Tertz, qui qualifiait le réalisme socialiste d’esthétique fondamentalement religieuse, l’essai du philosophe Leszek Kołakowski Le prêtre et le bouffon388, paru 1959, qui redistribuait l’histoire des arts entre l’influence de ces deux figures tutélaires, celle de la quête d’un absolu et celle d’un scepticisme radical, ou encore son ouvrage d’histoire des idées religieuses Chrétiens sans église389, paru en 1965, consacré à la déconfessionnalisation des protestants de la Seconde Réforme vis-à-vis des institutions ecclésiastiques issues de la Première Réforme dans lequel on a souvent vu une lecture maquillée des motifs philosophiques de l’abandon du soviétisme par ses intellectuels marxistes. Cette liste ne prétend naturellement pas à l’exhaustivité, tout au plus entend-elle démontrer que, au moins depuis le Grand Inquisiteur de Fiodor Dostoïevski, paru initialement en 1879, un lien avait été établi entre l’analyse des systèmes politiques autoritaires à forte empreinte idéologique et une certaine théologie politique rigoriste. L’inscription de la fable au sein d’une institution ecclésiastique en charge de la défense de la doctrine et fortement préoccupée de l’expansion de ses moyens constituait

385 Arendt, Hannah. Le système totalitaire. Paris : Seuil, 2002.

386 Miłosz, Czesław. Zniewolony umysł [La pensée captive]. Paris : Instytut Literacki, 1953.

387 [Tertz, Abram] Siniavski, Andreï. Что такое социалистический реализм ? [Qu’est-ce que le réalisme socialiste ?]. in Syntaxis. Paris : 1988. Disponible en ligne sur le site <http://imwerden.de/publ-1599.html>, dernière consultation le 01.04.2019.

388 Kołakowski, Leszek. Kapłan i błazen [Le prêtre et le bouffon]. in Pochwała niekonsekwencji : pisma rozproszone z lat 1955-1968 [Éloge de l'inconséquence : textes dispersés des années 1955-1968]. Londres : Puls, 1989.

389 Kołakowski, Leszek. Świadomość religijna i więź kościelna. Studia nad chrześcijaństwem bezwyznaniowym siedemnastego wieku [Chrétiens sans Église. La conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle]. Varsovie : Państwowe Wydawnictwo Naukowe, 1965.

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donc une variation sur un topos déjà fermement établi. L’originalité du propos romanesque et de l’exploitation de la parabole historique par ces deux auteurs tenait donc à autre chose.

IV.3.1. Une Inquisition atemporelle et universelle

À notre sens, ce qui fait la spécificité de ces ouvrages de compositions similaires, c’est la

transparence du voile historique que l’on a jeté sur l’objet décrit, en l’occurrence le stalinisme, cette correspondance point à point, relevée dans les pages précédentes, entre les mécanismes de structuration du canon totalitaire en Espagne médiévale, en Bohême baroque et en Europe centrale d’après-guerre. Un peu comme si Andrzejewski et Šotola avaient jeté une toile de mailles grossières sur le stalinisme centre-européen qui en épouserait fidèlement les contours tout en laissant entrapercevoir dans ses interstices ce qu’elle recouvre. Tout semble indiquer que cette couverture insuffisante a été posée là moins pour cacher son objet que pour exciter la curiosité du lecteur, mis de la sorte au défi de percer à jour ce qu’elle prétend si mal dissimuler.

Si Bocheński s’évertuait à reconstruire la Rome antique comme un monde sensible chargé d’odeurs, de sons, voire d’attitudes et de concepts spécifiques, conférant ainsi à son univers littéraire une valeur de réalité historique qui lui permettait de nier de façon plausible qu’il ne soit que le décor antidaté d’une fable contemporaine ; Andrzejewski donne, lui, dans l’avarice de détails. L’économie narrative qui préside à la rédaction de la fable ainsi que sa concentration quasi exclusive sur les dilemmes moraux de ses protagonistes en écartent assez naturellement tous les éléments de spécification du temps et du lieu de l’action, n’en conservant que l’essentiel de la disposition des espaces où se déroulent les scènes et quelques rappels d’événements historiques espagnols de la fin du XVIe qui concourent aux trajectoires biographiques de ses personnages, soit rien que les éléments strictement nécessaires au déroulement du récit. Cet effacement des référents historiques présentait une difficulté sur le plan de la censurabilité de l’ouvrage, car l’absence d’ancrage dans un ailleurs et un autrefois crédibilisés par leurs descriptifs précis laissait la porte ouverte à son rapprochement avec l’ici et le maintenant de sa rédaction. On peut donc à bon droit se demander comment Andrzejewski est parvenu à faire publier son roman ?

Tout d’abord, rappelons que les années 1956-1957, marquées par l’ascension et la prise de pouvoir de la fraction prétendument réformiste du Parti, ont vu les coteries du Parti s’affronter par voie de presse, restaurant ainsi un embryon de débat public dont les littérateurs s’autorisèrent pour procéder à une libéralisation de la parole artistique que des censeurs désorientés par la soudaineté de ces changements ne savaient plus comment évaluer, autorisant soudain des ouvrages qui auraient été des motifs de persécutions féroces encore quelques mois plus tôt.

Par ailleurs, il faut aussi considérer un autre phénomène, d’ordre plus littéraire. Si Bocheński avait alterné ce que l’on a désigné comme des marqueurs d’équivalence et des écrans de différence,

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suivant une algèbre de la dissimulation qui lui permettait de maintenir comme simultanément viables la thèse d’une Varsovie déguisée sous un costume antique et l’antithèse d’une Rome historique vierge de toute attache à la contemporanéité, Andrzejewski évite aussi soigneusement l’un que l’autre. Mis à part la polémique cachée avec la « pourpre de cardinal » de Miłosz, Andrzejewski n’effectue aucun clin d’œil en direction des réalités de la Pologne des années 1950. Il n’y a pas chez lui de « Palatin » qui rappellerait étrangement le siège du Parti, pas plus que de « défilés des légionnaires sous l’arche de triomphe » qui feraient songer aux parades militaires du régime soviétique, etc. Il n’y a que le descriptif d’un mécanisme universel, celui de la production du fanatisme idéologique. Ainsi, avec une dose suffisante de mauvaise foi, Andrzejewski pouvait-il prétendre au détachement de son propos. Comme le soulignait Jan Błoński, pareille prétention de l’auteur à l’universalité de son texte imposait à son censeur d’effectuer lui-même le rapprochement avec les défauts du présent, ce qui le mettait dans la position délicate d’analyste clairvoyant des torts du régime, ce qu’il préférait dès lors éviter en feignant l’incrédulité390. Néanmoins, encore une fois, le fait qu’il se soit agi du bilan d’une époque révolue qui s’accordait avec la nouvelle ligne politique de la fraction victorieuse rendait ses précautions d’universalisation possiblement superflues.

IV.3.2. Une Bohême passée aux contours du présent

Šotola était, pour sa part, plus précautionneux et son récit fourmille de détails dont la fonction semblait être de valider sa vraisemblance historique. De l’organisation précise des relations entre les différents ordres religieux présents en Bohême jusqu’aux lectures de délassement des jésuites, en passant par les croyances des paysans et le rythme des travaux saisonniers, toute une série d’informations renvoient à une époque dont elles soulignent la singularité. Néanmoins, on ne retrouve pas chez Šotola de détail purement gratuit. Chacun a une fonction narrative précise : les luttes feutrées entre les ordres servent à illustrer l’émergence graduelle de la Compagnie de Jésus, la lecture de Virgile est un marqueur connotatif de la faiblesse de certains personnages, les croyances populaires sont l’obscurantisme que le catholicisme contre-réformateur se donne comme mission d’éradiquer, justifiant ainsi son action, enfin, la description des travaux agricoles sert à situer l’action du récit dans le calendrier des saisons. Si Bocheński procédait à des reconstructions complètes d’événements inutiles du point de vue de l’économie du récit, comme autant de paravents en dissimulant l’enjeu réel, Šotola veillait plutôt à historiciser chaque détail de sa fable, comme s’il voulait harmoniser la

patine de vieillissement qu’il appliquait sur l’ensemble de son récit, veillant à ce qu’elle enduise chaque recoin de sa fresque avec la même régularité.

390 Błoński, Jan. Cenzor jako czytelnik [Le censeur comme lecteur]. in Wszystkie sztuki Sławomira Mrożka [Toutes les pièces de Sławomir Mrożek]. Cracovie : Wydawnictwo Literackie, 1995, pp. 269-281.

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Il n’empêche que la cohérence interne de l’époque représentée fournit un canevas admirablement seyant pour le traitement de la thématique de l’imposition d’un canon autoritaire, de sorte que son choix, au-delà de la précision de sa restitution, apparaît comme une décision délibérée et porteuse d’une intention auctoriale qui dépasse la simple reconstruction historique. Ainsi, si le jeu de dupes est bien tenu tout au long du récit, personne ne peut entièrement ignorer les résonances qu’il établit avec l’époque de sa création. Bien plus, le décodage du faisceau de correspondances entre les détails historiques et leurs possibles modèles contemporains, depuis la fatuité des grands messes de la Compagnie de Jésus jusqu’à la conversion sous contrainte des paysans à une foi qu’ils abhorrent, devient l’un des enjeux de la lecture, ouvrant le texte à une interprétation dérivative chronique qui replie le XVIIe siècle sur le XXe pour en révéler l’étrange similarité, comme si un tableau s’avérait avoir été peint sur un autre et qu’on cherchait plus à distinguer dans ses traits de force la composition de son original.

Ainsi, qu’il s’agisse d’un retranchement de tous les détails historiques d’intérêt ou de leur alignement systématique sur leur capacité à faire écho au présent de leur écriture, le costume historique semble bien fonctionner comme une convention qui ne fait aucun mystère de sa

conventionnalité, un code qui ne se ménage plus d’outils de réfutation de sa propre existence. Au contraire, il semble trouver dans cette audace nouvelle son crédit artistique ; la réduction de sa part

dissimulatrice est le nouveau type d’adresse dont l’auteur fait la démonstration, comme un acrobate qui aurait complètement rénové une pirouette ancienne, qui l’aurait dénudée de tous ses effets ornementaux pour ne garder que l’excitation du risque qu’elle comporte. En somme, le costume historique est distendu, il baille à chaque pli, révélant désormais bien plus que ce que la bienséance avait autorisé jusque-là, créant un nouveau standard d’impudence romanesque, pas encore nu mais déjà plus tout à fait habillé. De la sorte, l’un et l’autre pratiquent une forme de transgression qui dépasse la simple pantomime de Bocheński. Ils ne s’en tiennent pas à la matérialisation de la censure qui pèse sur eux, ils s’efforcent d’en offrir le descriptif allusif le plus complet possible en retraçant l’entièreté du mécanisme d’extorsion de l’obéissance, soit cette organisation obsidionale du canon

totalitaire et la façon qu’elle a de consacrer la censure comme sa vertu cardinale. Cette transgression

de l’interdit d’exposer le canon totalitaire est la nouveauté pleinement originale de cette écriture, une nouveauté que l’un et l’autre avaient suffisamment perçue pour s’en enorgueillir et tâcher d’en souligner les qualités.

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IV.4. Andrzejewski et Šotola, trajectoire et écriture