• Aucun résultat trouvé

II.4. Le réalisme socialiste comme canon autoritaire

II.4.2. L’exportation du réalisme socialiste

Ce cinquième temps fut aussi celui de l’exportation par étapes successives de cette matrice soc-réaliste vers les démocraties populaires. Son imposition prit des chemins distincts en Pologne et en Tchécoslovaquie, notamment du fait de la différence fondamentale de disposition de leur population respective vis-à-vis de leur voisin russe. La période qui s’étend, en Europe centre-orientale, de 1945 à 1949 est celle de la prise de pouvoir par les forces communistes sous l’égide de conseillers soviétiques tout droit envoyés de Moscou. Il s’agit, sous bien des aspects, d’une période transitoire qui s’inscrit dans la volonté stratégique du régime stalinien de masquer le caractère impérial de l’extension de sa sphère d’influence et de laisser les éléments communistes nationaux

136 Voir à ce sujet Vaissié, Cécile. Les Ingénieurs des âmes en chef. Littérature et politique en URSS (1944-1989). Paris : Belin, 2008.

80

agir en son nom137. Elle a été théorisée par les dignitaires du Kremlin comme la période des « voies spécifiques vers le socialisme ». Cette appellation euphémique a recouvert des réalités différentes selon les pays. La Pologne et la Tchécoslovaquie partageaient, certes, une série d’expériences (le traumatisme des élites, la disparition des populations juives, l’expulsion des populations allemandes, le ralentissement de l’économie et l’abandon géopolitique de leurs anciens alliés occidentaux) mais ces expériences s’échelonnèrent selon des intensités différentes qui générèrent des effets particuliers. Prenons quelques instants pour rappeler ce qui différenciait le processus d’implantation du communisme en Pologne et en Tchécoslovaquie.

II.4.2.1. Prise de pouvoir communiste en Pologne

La Pologne, tout d'abord, nourrissait des griefs historiques anciens contre son voisin russe que la signature du pacte Ribbentrop-Molotov, la campagne de septembre 1939, le massacre de Katyń et l’abandon de l’insurrection de Varsovie, avaient ravivés. En outre, après avoir libéré le pays, l’Armée Rouge ne reflua jamais de son territoire, transformant la Pologne en pays-garnison et la privant d’une autonomie qui lui aurait permis de signifier, de façon authentique, son rejet ou son adhésion au projet communiste138. Son territoire fut modifié, coulissant selon un axe est-ouest sur près de 200 kilomètres, exposant sa frontière occidentale, sur la ligne Oder-Neisse, à un refus de reconnaissance allemand qui fit de la Pologne l’otage du soutien de Moscou, désormais seul garant de son intégrité territoriale139.

Un groupe de communistes polonais fut importé depuis Moscou et installé dans un « Comité Polonais de Libération Nationale » (CPLN), plus tard modifié au profit d’un « Front démocratique », aux côtés de quelques figures d’ouverture140. Les deux échéances électorales qui devaient tester la popularité de cet attelage hybride, à savoir le référendum de 1946 et les élections de la Diète constituante de 1947, durent être falsifiées pour masquer son désaveu assez large par les électeurs141. La pantomime de pluralisme politique qui avait été entretenu prit fin au lendemain de cette victoire volée. Le principal candidat d’ouverture, Stanisław Mikołajczyk reprit la route de l’exil londonien142 alors que les partis-croupions résiduels étaient intégrés de force au Parti ouvrier polonais, rebaptisé

137 Kołomejczyk, Norbert et Malinowski, Marian. Polska Partia Robotnicza 1942-1948. Varsovie : Książka i Wiedza, 1986, p. 247.

138 Buhler, Pierre. Histoire de la Pologne communiste. Autopsie d’une imposture. Paris : Khartala, 1997, pp. 102-103 et 238-241.

139 Sowa, Andrzej Leon. Historia polityczna Polski 1944-1991 [Histoire politique de la Pologne 1944-1991]. Cracovie : Wydawnicto Literackie, 2011, pp. 52-55.

140 Buhler, Pierre. Op. cit. pp. 90-91.

141 Buhler, Pierre. Op. cit. p. 103.

142 Kuroń, Jacek. Wiara i wina [Croyance et tort]. Varsovie : Niezależna Oficyna. 1990, p. 82 et Torańska, Teresa. Oni [Eux]. Londres : Aneks, 1985, pp. 180 et sqq.

81

pour l’occasion Parti Ouvrier unifié polonais (PZPR)143. Dès la mise en place de ce gouvernement temporaire, les communistes se réservèrent les outils d’exercice réel du pouvoir et, sous l’œil vigilant de conseillers soviétiques, mirent sur pied des « organes » de sécurité de l’État qui initièrent plusieurs campagnes de répression : résistants de l’Armée de l’intérieur, paysans réfractaires à la réforme agraire ou anciens dirigeants politiques de la IIe République furent poursuivis et persécutés144. L’économie, enfin, bénéficia de crédits soviétiques importants pour se redresser de son effondrement mais l’essentiel de l’investissement était affecté à l’industrie lourde, bientôt reconvertie en industrie d’armement, négligeant la production des biens de consommation courante et donc les besoins élémentaires de la population civile145. Malgré tous ces éléments, le pouvoir s’efforçait d’entretenir l’illusion de sa considération pour l’intérêt national au prix de concessions symboliques telles que le maintien d’une portion d’agriculture privée ou une attitude relativement conciliante vis-à-vis de l’Église. Le chef de file de cette tendance était Władysław Gomułka, un ancien membre du Parti Communiste Polonais (PCP), suspecté de « luxembourgisme », ce qui avait valu à la quasi totalité de ses camarades d’être convoqués à Moscou pour y périr corps et biens146. Une rivalité se fit jour entre les communistes « moscovites », sous la gouverne de Bolesław Bierut, prenant directement ordre au Kremlin et les communistes « nationaux » qui, devenus méfiants, se prononçaient en faveur de plus d’autonomie locale. Les tensions à l’intérieur du bloc atteignirent un nouveau paroxysme lorsque Tito amorça une prise de distance avec Moscou et que Staline prononça l’exclusion de la Yougoslavie du Kominform en 1948. Les communistes de tous les autres pays furent alors mis au test : leur loyauté à la cause stalinienne supplantait-elle leur attachement national ? C’est le moment que la faction « moscovite » jugea opportun pour monter un dossier de toutes pièces contre Gomułka et ses proches collaborateurs, incriminés de trahisons diverses, pour évincer ce dernier du Comité central, puis le faire emprisonner147. À compter de ce moment, la direction stalinienne locale pouvait régner sans partage.

II.4.2.2. « Février victorieux »

La situation en Tchécoslovaquie reposait, elle, sur d’autres prémisses. Tout d’abord, la première République tchécoslovaque, à la différence des pays limitrophes, était restée une authentique démocratie jusqu’aux accords de Munich de 1938 et son annexion subséquente par les

143 Buhler, Pierre. Op. cit. p. 202.

144 Dziewanowski, Marian Kamil. The Communist Party of Poland [Le Parti Communiste de Pologne]. Cambridge : Harvard University Press, 1976, p. 219.

145 Kuroń, Jacek. Op. cit., p. 77.

146 Buhler, Pierre. Op. cit. pp. 91-92.

82

forces hitlériennes. Par ailleurs, le Parti Communiste de Tchécoslovaquie (KSČ) avait certes participé au jeu démocratique mais, en 1929, sous la pression de son aile radicale, il s’était « bolchévisé » et s’était choisi pour secrétaire Klement Gottwald, un dévot de Staline qui resta imperméable aux sirènes de la démocratie148. Ainsi, les cadres communistes tchécoslovaques d’avant-guerre, staliniens exemplaires, n’eurent pas à subir les mêmes persécutions que leurs camarades polonais. Ils n’entretenaient donc pas les mêmes motifs de méfiance vis-à-vis du centralisme exacerbé du Parti Communiste de l’Union Soviétique (КПСС). Par ailleurs, la Tchécoslovaquie ne se connaissait pas de différend historique majeur avec le géant eurasiatique avec lequel elle ne partageait pas de voisinage immédiat et qui ne l’avait contraint à aucune concession territoriale, si ce n’est la Ruthénie subcarpatique qui ne jouait pas de rôle majeur dans l’imaginaire national149. Le ressentiment, en la matière, portait plutôt sur la Pologne et la Hongrie qui avaient eu l’inélégance de profiter de l’annexion allemande de 1939 pour s’emparer de portions de territoires, dans la Silésie de Těšín et au sud de la Slovaquie150. L’Armée rouge qui se porta au secours de l’insurrection de Prague, déclenchée par une résistance à forte composante communiste, y fut donc acclamée comme une armée de libérateurs. Dans le même esprit, l’URSS décida de ne pas laisser de troupes en garnison permanente sur le sol tchécoslovaque. L’État-major soviétique garda la plus grande discrétion sur le fait que ces dernières demeuraient aux frontières des États voisins, dans un périmètre autorisant une intervention coordonnée151. Enfin, la reprise de l’économie tchécoslovaque s’annonçait sous de bien meilleurs auspices : sa forte capacité industrielle, héritée de l’empire austro-hongrois, développée sous la première République et entretenue par les nazis qui l’avait intégrée à leur économie de guerre, lui permettait de faire face à l’essentiel des besoins de consommation de sa population152.

C’est donc baignés dans une authentique aura de prestige que les communistes se prononcèrent, aux côtés d’Edvard Beneš, en faveur de la restauration d’un pluralisme politique restreint dont ne devaient être écartés que les anciennes formations de droite, compromises par leur collusion avec l’occupant. Échaudé par la trahison de ses alliés occidentaux, Beneš basait désormais sa politique extérieure sur un rapprochement avec la Russie, laquelle sut très tôt se rendre indispensable. Après les massacres de civils dans les villages de Lidice et de Ležáky en 1942, Beneš conclut à l’impossibilité de maintenir une coexistence pacifique entre les populations tchèque,

148 Surosz, Mariusz. Pepiki. Dramatyczne stulecie Czechów [Pepiki. Le siècle dramatique des Tchèques.]. Varsovie : W.A.B., 2010, pp. 202-219.

149 Blaive, Muriel. 1956 — Anatomie d’une absence. in dir. Fejtö, François et Rupnik, Jacques. Le Printemps tchécoslovaque 1968. Bruxelles : Éditions Complexe, 1998, pp. 53-54.

150 Blaive, Muriel. Une déstalinisation manquée. Tchécoslovaquie 1956. Bruxelles : Éditions Complexe, 2005, pp. 163-165.

151 Fejtö, François. Le coup de Prague. Paris : Seuil 1976, p. 75.

83

slovaque et allemande au sein du futur État et résolut de procéder, une fois la guerre gagnée, à l’expulsion des 3 millions d’allemands qui avaient été citoyens de la première République. Lors de son déplacement à Moscou, en 1943, Staline lui promit son appui sur la scène internationale aussi bien que son assistance logistique dans la mise en œuvre de cette opération, faisant ainsi de Beneš — comme le furent les Polonais — l’otage des garanties soviétiques contre les revendications du « revanchisme allemand »153. Le pluralisme politique restreint était donc très peu pluriel puisqu’il se déployait d’emblée sous le parapluie unique que lui tendait Moscou. Il n’en reste pas moins que les premières élections, tenues en 1946 et non-entachées de falsifications, virent les communistes émerger comme première force politique du pays avec 38% des suffrages154.

Les communistes, ainsi placés en position de force, exigèrent les ministères régaliens de l’Intérieur et de la Défense qu’ils transformèrent rapidement, en les purgeant de leurs éléments rétifs, en corps auxiliaires du Parti155. Menant une habile politique d’entrisme dans les syndicats et les partis adverses, ils parvinrent à se rallier les premiers et à affaiblir les seconds. Une fois assurés de leur mainmise sur ces garde-fous du parlementarisme républicain, les communistes tchécoslovaques, sommés par le Kremlin de rattraper leur retard sur leurs voisins dans la conquête du pouvoir, provoquèrent délibérément une crise gouvernementale à l’occasion de la nomination de commissaires de police à Prague. Un contingent de ministres démocrates démissionna en espérant offrir ainsi l’opportunité au président Beneš de convoquer des élections anticipées qu’ils pensaient gagner. C’était méconnaître la disposition des communistes à s’affranchir du cadre légaliste pour faire valoir leur « légitimité révolutionnaire ». Propageant la rumeur que la crise servait d’écran de fumée à un putsch des « forces de la réaction », Gottwald mobilisa la rue et les syndicats, sous la protection d’une police et d’une armée qui leur étaient acquises, pour faire pression sur Beneš. Après plusieurs de jours de négociations, Beneš, affaibli par la maladie et inquiété par les masses croissantes de sympathisants communistes, accepta la formation d’un gouvernement exclusivement communiste. À compter de la fin du Février tchécoslovaque, le KSČ devait régner sans partage, compensant son faux-départ pluraliste par une mise en œuvre à marche forcée des velléités de Moscou156.

Si nous avons tenu à revenir plus longuement sur la genèse du pouvoir communiste dans ces deux pays, c’est pour insister sur le fait que la Pologne n’a jamais recouvré le statut de sujet politique au lendemain de la guerre et, par conséquent, a été dépossédée de la possibilité de poser un choix pour ou contre le communisme. La population tchécoslovaque, elle, a brièvement joui d’une

153 Rupnik, Jacques. Histoire du Parti communiste tchécoslovaque. Paris : Presses de la FNSP, 1981, p. 49.

154 Fejtö, François. Op. cit., p. 53.

155 Fejtö, François. Op. cit., p. 53. Ibid., p. 84.

156 Knapík, Jiří. Únor a kultura : Sovětizace české kultury 1948 - 1950 [Février et la culture : la soviétisation de la culture tchèque 1948 - 1950]. Prague : Libri, 2004, pp. 20-23.

84

souveraineté limitée qui, lorsqu’elle s’est trouvée sommée de se prononcer, a opté en faveur du communisme, lui reconnaissant une légitimité certes révolutionnaire mais lui conférant une capacité d’action beaucoup plus ample qu’en Pologne où ce même contrat social avait été forgé dans un alliage friable de coercition, de résignation et d’épuisement.