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II.4. Le réalisme socialiste comme canon autoritaire

II.4.7. Les événements de mars 1. Censure des Aïeux

Après deux années de priorité donnée à la consommation, la Pologne de Gomułka retomba dès 1958 dans l’ornière d’une industrialisation forcenée, générant les mêmes effets d’accumulation au détriment de la consommation, et laissant la population dans le dénuement. Le niveau de vie de la Pologne était au début des années 1960 l’un des plus bas en Europe220. En outre, Gomułka, véritable autocrate, revint dès 1958 sur ses promesses de mise en place de dispositifs d’autogestion ouvrière et eut à cœur de centraliser et d’inféoder les syndicats au Parti221. Dans le même esprit, il rétablit en

217 Vondrová, Jitka (ed.). Ekonomická reforma 1965–1969 [La réforme économique 1965-1969]. Prague et Brno : Ústav pro soudobé dějiny AV ČR - Doplněk, 2010, pp. 25-35.

218 Šámal, Petr. Op. cit., p. 1158.

219 Vaculík, Ludvík. Dva tisíce slov, která patří dělnikům, zemědelcům, uředníkům, vědcům, umělcům a všem [Deux mille mots qui appartiennent aux ouvriers, aux agriculteurs, aux fonctionnaires, aux scientifiques, aux artistes et à tous]. Prague : Literární listy, 27.06.1968.

220 Sowa, Andrzej Leon. Op. cit., p. 294.

221 Voir à ce sujet le portrait qu’en dresse Machcewicz, Paweł. Władysław Gomułka [Władysław Gomułka]. Varsovie : Wydawnictwa Szkolne i Pedagogiczne, 1995.

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interne un centralisme démocratique qui consolidait son autorité et lui permit d’appliquer une ligne prétendument centriste, à égale distance du dogmatisme et du révisionnisme (« la grippe et la tuberculose » selon ses propres termes) dont les représentants les plus notables furent exclus. Cette ligne se gardait pourtant bien d’ouvrir le débat à tout pluralisme d’opinions. Le magazine Po prostu qui avait été le porte-voix de l’Octobre polonais fut fermé dès 1957222. Les activités du club de discussion Krzywe koło furent interdites à partir de 1962223. Les magazines culturels Nowa Kultura et Przegląd Kulturalny, suspectés de penchants révisionnistes, furent fusionnés en 1963 pour donner naissance au magazine Kultura, supposé faire oublier le magazine du même nom édité par Jerzy Giedroyć à Paris224. À l’activisme de cette reprise en main du Parti et de la sphère discursive faisait pendant un certain engourdissement des esprits critiques, comme ankylosés par le fatalisme géopolitique qui pesait sur la Pologne et que vint confirmer l’accession de Leonid Brejnev au poste de Premier Secrétaire du КПСС en 1964. Cette torpeur morne de la vie publique, soutenue par une conjoncture internationale économiquement favorable au redressement du pays, devait être rétrospectivement qualifiée par les historiens de « petite stabilisation225 ».

Cela ne signifiait pas pour autant que le Parti s’était entièrement rallié derrière son Secrétaire. Le camp des Natoliniens, sorti perdant et quelque peu défait de la crise d’Octobre, se reforma petit à petit autour des cercles d’anciens combattants communistes et d’adhérents de l’association Pax des catholiques collaborant avec les autorités communistes. La faction ainsi constituée, dite des Partisans, prônait une approche nationaliste du communisme qui, dans les faits, se résumait à une purge du pays sur base raciale et antisémite. Elle était emmenée par le général Mieczysław Moczar qui fut nommé ministre des Affaires Intérieures en 1964 et profitait du relais médiatique du dirigeant de l’association

Pax, Bolesław Piasecki, ancien leader d’avant-guerre du Mouvement Radical-Nationaliste Falanga, connu pour ses sympathies fascistes et son ancrage à l’extrême droite du spectre politique226.

Comme nous l’avions évoqué, la seconde moitié des années 1960 vit des représentants du monde de la culture et des membres du corps universitaire formuler publiquement des reproches à Gomułka, notamment pour ne pas avoir été à la hauteur des aspirations d’Octobre dont il s’était pourtant fait le champion. À court de perspectives pour le pays, acculé par ces critiques, Gomułka laissa la faction des Partisans exploiter le fait que bon nombre de ses critiques (Henryk Szlajfer, Adam Michnik, Karol Modzelewski, Antoni Słonimski) soient d’ascendance juive pour les discréditer sur

222 Buhler, Pierre. Op. cit., p. 373.

223 Sowa, Andrzej Leon. Op. cit., p. 311.

224 Bikont, Anna et Szczęsna, Joanna. Op. cit., p. 311.

225 Beauvois, Daniel. Op. cit., p. 411.

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cette seule base ethnique. Ce discours antisémite se distilla au sein du Parti jusqu’à la guerre des Six Jours de 1967 qui fut l’occasion d’une première irruption de condamnations officielles du « sionisme » qui comportaient déjà une nuance de menace pour tout citoyen polonais susceptible de sympathies pour Israël227.

Cette tension devait se cristalliser autour d’un événement inattendu. La mise en scène par Kazimierz Dejmek des Aïeux d’Adam Mickiewicz qui ne dissimulait pas le rôle que les forces tsaristes jouèrent dans l’oppression des Polonais au XIXe siècle. Le public réagit avec enthousiasme à ce qu’il perçut comme une allusion historique à la situation présente et prit pour habitude, de représentation en représentation, d’applaudir avec entrain les répliques les plus hostiles à l’occupant russe228. Informé, le Comité Central ordonna l’interruption de la pièce pour le 1er octobre 1968. La dernière représentation, le 31 janvier, donna lieu à une manifestation d’étudiants, relayée dans les jours suivants par une campagne pétitionnaire en faveur du spectacle229. La section varsovienne de l’Union des écrivains polonais, la plus frondeuse, convoqua une séance extraordinaire le 29 février pour voter une résolution de dénonciation de cette interruption. À l’occasion de ce congrès Jerzy Andrzejewski, Paweł Jasienica, Leszek Kołakowski, Antoni Słonimski et Stefan Kisielewski prirent la parole en des termes peu amènes pour la politique culturelle du régime, ce dernier n’hésitant même pas à parler de « dictature des ignorants230 », des termes devenus instantanément célèbres pour leur franchise brutale.

Craignant probablement de se faire déborder par la faction des Partisans, Gomułka résolut alors de passer à l’offensive. Les leaders du mouvement étudiant, Adam Michnik et Henryk Szlajfer, furent rayés disciplinairement du registre des étudiants231. Cela entraîna un rassemblement de protestation des étudiants au cours duquel fut votée une motion réclamant la levée des sanctions à l’encontre de leurs leaders. Ce rassemblement — qui avait été anticipé par le pouvoir — fut brutalement dispersé par les forces anti-émeute et des collectifs d’ouvriers invités à se joindre « spontanément »à cette action de pacification. Cette intervention policière donna le signal de départ d’une campagne diffamatoire du pouvoir à l’encontre des intellectuels et des polonais d’ascendance juive232. Celle-ci culmina le 19 mars 1969 avec l’allocution que donna Gomułka dans la salle des congrès du Palais de la Culture et des Sciences de Varsovie dans laquelle il dénonça tout azimut les

227 Osęka, Piotr. Marzec 1968 [Mars 1969]. in Jurkiewicz, Małgorzata et Pieńkos, Jolanta (ed.). Rewolucje 1968 [Les révolutions de 1968]. Varsovie : Zachęta Narodowa Galeria Sztuki et Agora, 2008, p. 135.

228 Osęka, Piotr. Op. cit., p. 137.

229 Osęka, Piotr. Op. cit., p. 138.

230 Buhler, Pierre. Op. cit., p. 406.

231 Buhler, Pierre. Ibidem.

232 Eisler, Jerzy. Polski rok 1968 [L’année polonaise 1968]. Varsovie : Wydawnictwa Szkolne i Pedagogiczne, 1995, pp. 286-295.

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« sionistes » qui infiltraient l’État et leur collusion avec les écrivains signataires de la résolution de dénonciation de la censure, enjoignant ceux-ci à quitter le pays de leur plein gré ou à s’exposer à diverses mesures de rétorsion sanctionnant la duplicité supposée de leur allégeance233. Ce discours, préparé par tant d’autres, trouva une écoute favorable auprès d’une partie de la population qui se désolidarisa ouvertement des étudiants et des intellectuels mais surtout des Polonais d’ascendance juive. Cédant aux menaces et à l’hostilité ambiante, ces derniers furent près de 15.000 à quitter le pays dans les deux ans qui suivirent234.

II.4.7.2. Grèves de la côte

Ce premier recours à la brutalité du discours antisémite avait dévoilé toute la fragilité de Gomułka, à court de projets et désormais tout entier absorbé par le maintien de son équipe à la tête du Parti. Il connut néanmoins quelques succès à l’international dans les mois qui suivirent sa campagne de Mars. Il parvint à normaliser les relations de la Pologne avec la France et posa les bases d’une détente avec l’Allemagne Fédérale, autant d’avancées qui pavaient la voie à l’obtention de crédits internationaux qui pourraient irriguer une économie en rétrécissement constant235. Néanmoins, méfiant quant à cette dépendance, Gomułka préféra remettre le cap sur l’équilibre budgétaire en s’appuyant sur sa force de travail indigène, annonçant le 12 décembre 1970 une hausse des prix des denrées alimentaires de 8 à 40 %236. Cette mesure vexatoire et la date peu tactique de sa promulgation déclenchèrent dès le lendemain des grèves spontanées dans les chantiers et usines de la côte. Un important cortège d’ouvriers prit le chemin du centre-ville pour présenter ses doléances au siège local du Parti où ils furent violemment repoussés par des brigades motorisées de la police et des réservistes volontaires des milices civiles. Gagnée par la fièvre insurrectionnelle, la foule bouta alors le feu au siège local du Parti. Ce geste symbolique fort inaugura trois jours de violence qui firent au moins 44 victimes parmi les ouvriers237. Le climat insurrectionnel devint si menaçant que le 18 décembre, le Bureau Politique du КПСС adressa au Comité Central du PZPR une lettre de recommandation qui correspondait en tous points à une motion de défiance envers Gomułka, ouvrant ainsi officieusement la voie à son remplacement. Dès le lendemain, le Comité Central du PZPR approuva la candidature d’Edward Gierek au poste de Premier Secrétaire238.

233 Gomułka, Wiesław. Przemówienie na spotkaniu z aktywem warszawskim 19 marca 1968 rok [Discours de la réunion avec l’actif varsovien du Parti du 19 mars 1968]. in « Nowe Drogi », n°4 de 1968.

234 Buhler, Pierre. Op. cit., p. 415.

235 Sowa, Andrzej Leon. Op. cit., pp. 360-364.

236 Beauvois, Daniel. Op. cit., p. 423.

237 Beauvois, Daniel. Ibid., p. 424.

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Edward Gierek était un communiste pragmatique qui s’était taillé une réputation de bon gestionnaire dans son fief de Silésie qu’il administrait depuis 1956. Ni idéologue, ni dogmatique, il s’était prudemment maintenu à distance des querelles internes des années 1960, ce qui lui permit d’incarner une voie médiane et de rallier les suffrages de l’actif du Parti. Tacticien efficace et personnage charismatique, il fit rapidement annuler la hausse des prix et en annonça le gel pour une période reconductible de deux ans, il effectua une tournée des usines en grève pour appeler les ouvriers à une contribution à l’effort commun et s’acquit une sympathie naissante de l’intelligentsia en promettant de financer la reconstruction du château de Varsovie détruit pendant la guerre. Il prit enfin soin d’écarter Moczar des cercles du pouvoir et parvint à se subordonner l’influence des Partisans239.

Gierek n’en dut pas moins faire face très tôt à des grèves locales et sporadiques qui lui signalèrent le danger d’une répétition des événements de 1970, et donc l’urgence d’imprimer un cours plus prodigue à l’économie nationale. Profitant de l’embellie des relations internationales, il contracta de nombreux crédits auprès de créanciers occidentaux, convaincu que la Pologne était au seuil d’un saut qualitatif de production qui allait lui permettre de rembourser sa dette sans trop de difficultés. Le dirigisme bureaucratisé n’en restait pourtant pas moins la matrice économique du régime et ces injections ne purent dès lors véritablement réformer son modèle. En outre, cette prodigalité neuve était essentiellement captée par la classe des technocrates et ne profitait que marginalement à sa population240.

La Pologne vivait donc à crédit et à l’horizon de 1976 sa dette extérieure avait atteint des proportions qui menaçaient la solvabilité du pays. Voulant amorcer une courbe budgétaire correctrice, Gierek fit annoncer le 24 juin 1976 une augmentation des prix de biens de consommation courante de 27 à 60 %. Sans vraiment de surprise, des grèves se répandirent à travers le pays dès le lendemain. Deux foyers de contestation se distinguèrent rapidement par leur activisme, l’usine de tracteurs Ursus de Varsovie ainsi que la fabrique d’armement de Radom. La police intervint avec une grande brutalité pour briser ces grèves. Une cinquantaine d’ouvriers furent condamnés à des peines de cinq à quinze ans de prison241. L’indignation était si forte que, le 23 septembre 1976, une quinzaine d’intellectuels fondèrent un Comité de Défense des Ouvriers (KOR) dont le rayonnement devint vite considérable242.

Ce Comité se distinguait par plusieurs aspects. Tout d’abord, en s’appuyant sur les conclusions de la Conférence d’Helsinki de 1975 dans lesquelles les pays satellites du bloc soviétique,

239 Buhler, Pierre. Op. cit., pp. 459-463.

240 Beauvois, Daniel. Ibid., pp. 426-429.

241 Sowa, Andrzej Leon. Op. cit., pp. 407-409.

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en contrepartie des crédits de leurs interlocuteurs occidentaux, s’engageaient à respecter les droits de l’homme inscrits dans leur Constitution, le KOR revendiquait son droit à l’existence et la légalité de sa parole publique 243 . Ensuite, le Comité réunissait des figures issues d’horizons très divers — anciens leaders des jeunesses communistes, intellectuels dissidents, étudiants de Mars ou ouvriers de Décembre — autant de groupes sociaux entre lesquels le Parti était parvenu jusque-là à maintenir une relative inimitié244. Par ailleurs, les démocraties populaires prises au piège de leur dépendance aux apports financiers extérieurs se voyaient obligées de ménager les susceptibilités occidentales et donc d’honorer leur engagement en observant une certaine parcimonie dans les représailles qu’elles exerçaient à l’encontre de ces dissidents. Enfin, le KOR était la première structure publique extérieure au Parti qui, au surplus, se montrait ouvertement critique vis-à-vis de sa doctrine dans des termes qui empruntaient à la défense des Droits de l’Homme propre aux Lumières, et donc distincts du vocable canonique alors en vigueur dans les cénacles du Parti.