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Les difficultés posées par la crédibilité du matériau archivistique et ses méthodes de compilation et d’analyse ont un caractère technique qui éclipse parfois une autre question, moins immédiate et pourtant pas moins importante, qui est celle du fonctionnement même de la censure. Comment censurait-on ? Quels effets avait la censure ? Et, par conséquent, quelles traces peut-on espérer en retrouver aujourd’hui ? La censure préventive qui était d’application en Pologne et en Tchécoslovaquie avant 1968 obéissait à un schéma de circulation du texte garantissant son contrôle et son approbation : avant d’être délivré à son destinataire, tout écrit devait être soumis à la censure pour qu’elle en évalue la conformité à ses prescriptions et procède aux corrections nécessaires si des irrégularités y étaient constatées23. Ce schéma de validation présentait l’avantage de garantir à l’institution censoriale le plein contrôle sur la forme finale du texte mais il souffrait de son impraticabilité technique. En effet, il supposait que la responsabilité de la mise en conformité du texte incombe de façon exclusive au censeur. Le censeur était donc un correcteur éditorial corvéable à merci qui se devait de nettoyer le texte de ses scories idéologiques afin de le rendre éligible à la publication. Or, ce processus devait être appliqué à l’entièreté des écrits publiés sur le territoire national, depuis les notices d’appareils ménagers jusqu’aux encyclopédies, en passant par les rubriques nécrologiques et les prévisions astrologiques de la presse quotidienne. Le volume d’informations textuelles à traiter était donc gigantesque, et les ressources humaines de l’institution limitées. L’insuffisance de rationalisation de ces procédures eut pour conséquence que ce modèle ne fut jamais observé avec le schématisme que lui prévoyaient les textes législatifs24.

En effet, à compter de la modernisation de l’appareil censorial en 1965 en Pologne et à partir de la mise en place de sa version « normalisatrice » en Tchécoslovaquie, au cours de l’année 1969,

23 Šámal, Petr. Pod dohledem předběžné cenzury [Sous la surveillance de la censure préventive]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). in V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 (Svazek II / 1938 - 2014) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome II / 1938 - 2014)]. Prague : Ústav pro českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 1136–1144 et Pawlicki, Aleksander.

Op. cit., pp. 38-45.

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on préféra mettre au point des dispositifs informels de responsabilisation des auteurs vis-à-vis de leur production. Il s’agissait d’épargner l’institution en faisant basculer la charge de mise en conformité des textes depuis le giron des censeurs vers celui des auteurs25.

La chose n’était pourtant pas simple. En effet, responsabiliser les auteurs impliquait de les instruire sur ce qui devait être tu. Or, cette nécessité débouchait sur un paradoxe que résumait la philosophe américaine Judith Butler : « La régulation qui énonce ce qu’elle ne veut pas qu’il soit énoncé contrecarre son propre désir en se livrant à une contradiction performative26 ». Formuler le propos que l’on entend prohiber requiert effectivement de s’en faire soi-même le porteur. Comment dès lors maintenir une certaine discrétion sur cette opération ? La manœuvre était d’autant plus délicate qu’en multipliant l’énonciation des interdits, les autorités révélaient leur inaptitude à construire un consensus durable autour de leur projet politique. Cela constituait un aveu indirect du pouvoir quant à la nécessité dans laquelle il se trouvait de recourir à des dispositifs coercitifs pour consolider la narration qui le légitimait. C’était là une forme de vulnérabilité, un point d’appui solide pour la construction d’un argumentaire dissident, qu’il cherchait à tout prix à s’épargner.

Le sociologue polonais Andrzej Urbański avait pressenti ce paradoxe et chercha à éviter, dans les réflexions qu’il mena sur les fonctionnements de la censure, cette forme de fétichisme qui isole la relation censeur-auteur et voudrait que l’entièreté de ses enjeux de pouvoir aient été réunis pour mieux se confronter dans cet échange précis27. Il part, au contraire, du constat que fait le journaliste Tomasz Zimecki dans un article de presse de 1981 : « La grande majorité de mes textes qui n’ont jamais vu le jour (ni les rotatives, ni les ondes) n’ont pas péri lors d’escarmouches avec le censeur mais lors d’accrochages à divers échelons (inférieur, médian, supérieur) de la surveillance éditoriale28 », à savoir que la censure opérait avant qu’un texte n’ait été présenté à l’institution qui la sanctionnait.

Faisant l’observation, déjà énoncée plus haut, que l’institution censoriale ne disposait pas des ressources suffisantes pour exercer un contrôle permanent sur toute la chaîne de production de l’écrit et qu’il était donc dans son intérêt de déléguer une bonne partie de ses responsabilités de vigilance et d’intervention à des corps intermédiaires, Urbański postule que la censure n’avait en réalité gardé

25 Šámal, Petr. Ibid., pp. 1177-1183 et Pawlicki, Aleksander. Ibid., pp. 77-84.

26 Butler, Judith. Excitable Speech : A Politics of the Performative [Le pouvoir des mots : politique du performatif]. New York et Londres : Routledge, 1997, p. 130.

[The regulation that states what it does not want stated thwarts its own desire, conducting a performative contradiction.]

27 Urbański, Andrzej. Cenzura - kontrola kontroli [Censure - le contrôle du contrôle]. in Kostecki, Janusz et Brodzka, Alina (ed.). Piśmiennictwo - systemy kontroli - obiegi alternatywne (t. 2) [Écriture - systèmes de contrôle - circuits parallèles (t. 2)]. Varsovie : Biblioteka Narodowa, 1992, pp. 251 - 265.

28 Zimecki, Tomasz. Gęba [La gueule]. Varsovie : Polityka, n° 47, 1981.

[Znakomita większość moich tekstów, które nie ujrzały światła dziennego (druku, eteru), legła nie w potyczkach z cenzorem, lecz na różnych szczeblach (małego, średniego, wyższego) dozoru redakcyjnego]

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pour elle-même que le rôle de juge de dernière instance. Le sociologue infère alors des théories de la communication, de la modélisation des réseaux cybernétiques et des faits historiques en sa possession, un circuit de validation du texte, circuit que tout écrit parcourt entre le moment de son premier achèvement par son auteur et celui de sa diffusion auprès du public. Il y révèle que le trajet d’approbation d’un texte était jalonné par des soumissions semi-officielles à des instances auxiliaires qui n’étaient autres que les maisons d’édition, lesquelles étaient elles-mêmes stratifiées en une succession de filtres que constituaient les comités de lecture qui délivraient des avis consultatifs qui étaient adressées au directeur de rédaction qui disposait du droit discrétionnaire d’autoriser ou de suspendre la publication29.

Cet enchâssement des vérifications s’explique par le fait que les normes qui fondaient le jugement des évaluateurs de ces corps intermédiaires n’avaient jamais été pleinement formalisées par les autorités censoriales, et cela afin d’éviter leur énonciation explicite mais aussi de leur conserver une élasticité suffisante que ses agents puissent accorder aux variations de l’actualité. Or, l’usage qui était fait de cette marge interprétative née de l’imprécision des normes devait à son tour être vérifié par une autorité compétente. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle tout directeur de rédaction ou de maison d’édition était toujours un membre de la « nomenklatura » ayant fait par le passé la démonstration de sa connaissance des normes à respecter et faire respecter dont la biographie prouvait qu’il disposait du sens politique suffisant pour suspendre toute autorisation qui serait entrée en collision avec un changement de cap récent de l’équipe gouvernementale. Urbański était clair sur ce point : « Le système était autosuffisant — il produisait, en même temps que des normes, des personnes qui appliquaient ces normes vis-à-vis d’autrui30 ».

Ainsi, à chacun de ses passages par l’une de ces jalons intermédiaires, le texte pouvait être orienté dans deux directions différentes : soit il était estimé conforme et remis à l’instance de contrôle suivante, soit il était estimé non-conforme et retourné à l’auteur pour qu’il y introduise les modifications nécessaires. De la sorte, chaque étape du contrôle était potentiellement génératrice d’altérations dans le texte soumis mais ces dernières n’étaient jamais introduites par quelqu’un d’autre que son auteur. Ce gommage de l’ingérence censoriale présentait la triple vertu de minimiser le travail de son appareil, d’éduquer l’auteur aux voies de la conformité et de maintenir intacte l’illusion de la spontanéité du propos.

29 Urbański cite à ce sujet l’exemple d’un roman de Tadeusz Siejak qui recueillit jusqu’à 9 recensions internes au sein de l’officine Iskra. Urbański, Andrzej. Op. cit., p. 253.

30 Urbański, Andrzej. Ibid., p. 254.

[System był samowystarczalny — wraz z normami produkował i ludzi, którzy stosowali owe normy wobec innych.]

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En somme, ce parcours intermédiaire préparait l’auteur à préparer le texte à sa soumission auprès de l’institution censoriale laquelle, dans les faits, ne devait plus s’atteler à un travail de mise en conformité mais simplement de constatation et de validation du travail effectué en amont par les instances auxiliaires. Elle n’était donc plus une institution de contrôle mais — comme l’indique Urbański — une institution de contrôle du contrôle, lequel était effectué par d’autres en son nom.

Nous voudrions relever ici, en marge de cette réflexion, que la langue polonaise comporte d’ailleurs un adjectif, « cenzuralny », inconnu du français, qui confirme à lui seul la conscience que les auteurs avaient de cette dynamique de préparation en vue de l’obtention de l’approbation censoriale. Il s’agit d’un adjectif formé sur la combinaison du radical du verbe « cenzurować », soit « censurer », et du suffixe adjectival « -alny » qui signale la possibilité d’une réalisation, soit l’équivalent francophone du suffixe « -able ». Réunis, ce radical et ce suffixe forment le mot « censurable »31. En polonais, un texte est qualifié de « censurable » une fois qu'on y a effectué les corrections nécessaires pour euphémiser ses propos subversifs, de sorte qu’il peut être soumis à la censure avec un bon espoir de se voir autorisé. Et si un texte est dit « censurable » c’est qu’il a donc bien fallu que l’on s’emploie à le « censurabiliser ». On pourrait mobiliser la terminologie que suggère cette richesse de la langue polonaise pour résumer le circuit d’édition corrective du texte que décrit Urbański. Un auteur écrit un texte qu’il est enjoint de « censurabiliser » jusqu’à le rendre « censurable » avant de le faire « censurer », où cette occurrence de « censurer » est à comprendre non plus comme une ingérence répressive dans le texte mais plutôt comme le couronnement d’un processus. « Censurer » signifie dans cet usage confirmer la « censurabilité » du texte, soit sanctionner positivement sa conformité.

Cet enchâssement des dispositifs de contrôle trouve-t-il son aboutissement dans l’institution censoriale ? Autrement dit, la censure disposait-elle de l’autonomie nécessaire pour fixer à sa guise les normes du licite ? Urbański s’empresse de préciser que l’institution censoriale ne constituait pas le dernier échelon de ce processus de surveillance hiérarchique. Elle était elle-même soumise aux contrôles d’instances politiques qui édictaient les mots d’ordre de régulation de la parole. Les dirigeants exécutifs de l’institution censoriale répondaient officiellement de sa gestion devant d’autres institutions étatiques (la Diète, le Conseil d’État, le Premier Ministre) mais aussi — conformément à l’organisation en miroir des appareils d’État communistes qui, pour chaque structure étatique, prévoyait un équivalent partisan — officieusement, c’est-à-dire politiquement,

31 Le dictionnaire pratique polonais-français renseigne la traduction « approuvé par la censure, convenable » qui ne rend, à notre sens, qu’imparfaitement la qualité particulière de préparation adéquate à l’examen censorial. Kupisz, Kazimierz et Bolesław, Kielski. Podręczny słownik polsko-francuski/Dictionnaire pratique polonais-français. Varsovie : Wiedza Powszechna, 2004, p. 53.

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devant des représentants du Parti (le Comité de la Culture, le Comité Central, le Premier Secrétaire, les diplomates des pays « amis »). L’institution de contrôle du contrôle faisait donc elle-même l’objet d’un contrôle qui limitait significativement son autonomie dans l’exécution des tâches qui lui étaient confiées32.

Tout texte était donc censuré à toutes les étapes de sa création par une succession d’agents dont l’échelonnement garantissait que chaque censeur soit lui-même censuré à son tour. Ainsi, l’écrivain autocensurait son premier manuscrit, ce manuscrit était censuré par un comité de lecture pour devenir une première épreuve, laquelle était censurée par un directeur de rédaction pour devenir une première épreuve cachetée d’un imprimatur, celle-ci était censurée par un fonctionnaire de l’institution censoriale qui était responsable de ses décisions devant le Ministre de la Culture et le Comité de la Culture, lesquels pouvaient être amenés à répondre de leurs actes devant le Premier Ministre et le Premier Secrétaire33.

Le résultat de cet emboîtement pyramidal des structures de contrôle de l’écrit était une forme de subsidiarité de la coercition idéologique. Les instances directrices déléguaient systématiquement aux échelons inférieurs les opérations laborieuses d’inculcation des normes censoriales, lesquelles cherchaient à leur tour à ce que les écrivains dont elles avaient la charge se responsabilisent vis-à-vis de celles-ci jusqu’à les intérioriser. Cette économie de la surveillance induisait une présence diffuse des normes censoriales aux différentes étapes de la création du texte en même temps qu’elle permettait à la censure de feindre l’inactivité, créant au surplus l’illusion que les écrivains pensaient authentiquement ce que leurs textes reflétaient.

32 Urbański, Andrzej. Op. cit., p. 260 : « Il apparaît que, dans les années 1970, la règle en vigueur était celle de l’imbrication (de la spirale) des fonctions. À titre d’exemple, le GUKKPiW était fondamentalement une institution de contrôle et d’intervention mais elle était tout en même temps contrôlée et programmée par les différents comités du Comité Central. De la même façon, le Secrétariat du Comité Central disposait du pouvoir d’"obliger" les comités du Comité Central, les éditions, les instituts scientifiques, mais il pouvait lui-même être (et il était régulièrement) "obligé" par des personnes institutions telles que le Premier Secrétaire ou le Premier Ministre. »

[Jak się wydaje, w latach 70. obowiązywała reguła zaziębienia się (spirali) funkcji. Przykładowo : GUKKPiW zasadniczo był instytucją kontrolującą i interweniującą, ale jednocześnie kontrolowaną i programowaną przez poszczególne wydziały KC. Podobnie Sekretariat KC dysponował mocą "zobowiązywania" wydziałów KC, wydawnictw, instytutów naukowych, sam jednak mógł być (i bywał) "zobowiązywany" przez ludzi-instytucje -- I sekretarza lub premiera.] Cette assertion est corroborée, dans le cas tchèque, par le descriptif synthétique qu’offre Petr Šámal du fonctionnement censorial dans son sous-chapitre « Système de censure dispersée » [Rozptýlená cenzurní soustava]. Voir Šámal, Petr. Op. cit., pp. 1102-1105.

33 Il est arrivé plus d’un fois que ce soit effectivement le cas. Les exemples les plus célèbres furent probablement le limogeage de Paweł Hoffman de son poste de rédacteur en chef du périodique Nowa Kultura après qu’il y eut permis l’insertion du Poemat dla dorosłych [Poème pour adultes] d’Adam Ważyk en 1955 ou encore le remplacement de toute l’équipe dirigeante de la maison d’édition d’État Československý spisovatel après que celle-ci y eut autorisé la publication du roman de Josef Škvorecký Zbabělci [Les lâches] en 1958. Tous furent limogés pour ce que l’on considéra comme un défaut de vigilance coupable. Voir à ce sujet Bikont, Anna et Szczęsna, Joanna. Op. cit., p. 259 et Šámal, Petr., Ibid., p. 1141.

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L’éparpillement de l’acte censorial, sa fragmentation en un continuum de dispositifs qui accompagnaient le texte de sa naissance à sa rencontre avec le public, semblaient l’apparenter à une présence spectrale qui hantait la création littéraire sans jamais la brutaliser pour autant. La censure n’était dès lors plus localisable en un point fixe mais flottait par-dessus l’entièreté du processus. Elle n’intervenait directement nulle part et opérait pourtant partout.

Si nous revenons à nos considérations précédentes sur l’approche historiciste de la censure, ce constat de la dissémination du contrôle en une multiplicité de foyers de son exercice met en doute la possibilité de reconstruire son histoire en se basant sur la seule trace documentaire qui repose dans les archives de l’institution censoriale. Il apparaît que l’essentiel du travail de cette institution était précisément de s’assurer que cette tâche avait été accomplie en amont par d’autres. Et donc vouloir en étudier le fonctionnement en se basant sur ses seules archives condamnerait en quelque sorte le chercheur à toujours arriver trop tard et le confronterait au risque de reconduire l’illusion, soigneusement bâtie, de la permissivité, voire de la libéralité de la censure.