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III.2. Nason poète, le roman historique comme produit du travail du romancier

III.2.2. Une écriture pantomime

Comment cela pouvait-il se traduire littérairement ? Nous savons, tout d’abord, que le travail du rêve est de composer des images. Il est tenu aux codes limitatifs de la présentabilité. Bocheński pressent cette difficulté et s’en explique assez clairement dans l’incipit de son roman. Il y rappelle que la poésie est formée par le rythme et que c’est lui qui dicte sa formation. Ce rappel liminaire est complété par ces mots :

Le style nous contraint comme nous contraint toute loi de la nature. Dans le futur, j’essaierai de démontrer que le style nous est donné, que nous ne le créons pas, pas plus que nous ne le choisissons279.

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Cette réflexion suggère d’emblée les impératifs avec lesquels l’auteur doit négocier. Une première lecture, que l’on qualifiera de naïve, indique que le roman, comme la poésie et le rêve, suit certaines règles de composition : la nécessité d’un conflit minimal à résoudre, le recours à des protagonistes, la mise en place d’un dispositif narratif, etc. Mais une seconde lecture, plus intimement enchâssée dans les habitudes de réception de son époque, renseigne également le public sur le fait que ce style que nous qualifions de pantomimique n’est pas le fait de sa seule création (« nous ne le créons pas »), puisqu’il est au moins à part égale la résultante des circonstances (« pas plus que nous ne le choisissons »). C’est une affirmation qu’il va s’employer à « démontrer », autrement dit, il va essayer de révéler l’étendue de l’emprise de ce style sur son écriture en en magnifiant les traits.

Bocheński affirme encore que le « rythme » — dont il fait l’équivalent du style — est une expression dérivative de la sexualité : « J’annonce d’emblée que c’est le sexe qui s’exprime dans ces pulsations et ces soubresauts280. » Dans cette précision, le sexe apparaît moins pour lui-même que comme la métaphore d’inspiration freudienne de la thématique taboue qui doit s’euphémiser jusqu’à ne plus trouver de manifestation que dans la seule structure du texte qui la porte, de la même façon que ce roman s’apprête à être plus une démonstration d’écriture pantomimique qu’un texte abordant de front la question de la liberté d’expression. Ce que le narrateur ponctue d’ailleurs de cette phrase éloquente : « Et je ne dois probablement pas ajouter que la présence du sexe dans notre programme découle de l’esprit du temps281 », où le sexe devient dès lors cette liberté illicite de la parole que sa mise au ban exige, par bravade, d’exposer dans ces lignes.

En posant ces deux premières conditions d’écriture, le « style donné » et l’ « expression du sexe », Bocheński prend déjà convention avec le lecteur : dans les limites de l’exercice imposé, il va s’efforcer de matérialiser l’interdit qui le structure.

Ensuite, Bocheński règle une question possiblement moins centrale dans le travail du rêve, celle de sa formulation secondaire. De la même façon que nous n’avons jamais d’accès direct au rêve et que nous n’en savons que ce que nous en avons recomposé une fois éveillés, il insiste sur le fait que nous ne savons rien d’autre d’Ovide que ce que nous arrivons à recomposer des sources qui nous sont parvenues. De plus, ce procédé de reconstruction est assumé par un narrateur extradiégétique282 qui thématise sa propre distance vis-à-vis du récit, notamment lors de ses commentaires fréquents sur

[(…) styl obowiązuje jak prawo przyrody. W przyszłości postaram się wykazać, że styl jest nam dany, że go nie tworzymy ani nie wybieramy.]

280 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 8, traduction de l’auteur. [Zapowiadam od razu, że w tętnieniu i skokach wyraża się seks.]

281 Bocheński, Jacek. Ibidem, traduction de l’auteur.

[A nie muszę chyba dodawać, że obecność seksu w programie wynika z ducha czasu.]

282 Selon la typologie narratologique mise au point par Gérard Genette dans son ouvrage Figures III. Paris : Seuil, 1972.

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la difficulté qu’il éprouve à démêler l’imbroglio historique qui se dessine sous ses yeux comme si une force active — que l’on associerait à la conscience dans le cas du rêveur éveillé et à la censure dans le cas du romancier — l’empêchait d’y porter une lumière trop crue.

Moi — le conférencier, j’ai essayé de distinguer l’un de l’autre, d’interroger les diverses trames, et de mettre entre parenthèses les suggestions les plus évidentes. Malheureusement, mes efforts étaient vains. J’ai perdu mes repères, je me suis égaré moi-même dans la masse des parenthèses et je me suis laissé aller au miracle de l’illusionniste283.

La conjugaison de ces deux phénomènes, la présentabilité et la formulation secondaire, introduit en quelque sorte le lecteur à l’inéluctabilité du troisième, le déplacement. Dans la transition d’un contenu latent (la dénonciation de la censure des poètes) vers un contenu manifeste (l’enquête sur la culpabilité d’Ovide), l’auteur se doit de procéder à des travestissements qui apaisent la vigilance de la conscience, c’est-à-dire de la censure. Ces déplacements se présentent sous la forme de

métaphores, soit des équivalences établies entre des éléments de la fable et des éléments de la contemporanéité de son écriture qui partagent des caractéristiques fondamentales. Ainsi l’écriture déplacée procède-t-elle d’un perpétuel mouvement de rappel qui enjoint le lecteur de replier les éléments narratifs sur ceux de sa réalité pour y retrouver des traits communs. C’est probablement dans cette opération de travestissement que Bocheński se livre au plus de pantomimes, c’est la mise au point de ces équivalences qui lui offre l’occasion de ses gestes d’écriture les plus appuyés.

Ainsi, lorsque le narrateur ouvre le programme de la soirée en sa qualité de conférencier, il suggère qu’on lise son texte avec cette dynamique à l’esprit. Il commence par clore le gouffre spatio-temporel qui sépare la Rome antique de la Varsovie populaire : « J’ajouterai que peu importe la ville à laquelle je songe. Le culte du sexe se répand largement et je pourrais toutes les mentionner, Rome, Sodome, Varsovie284, (…). » Comme on s’était épris d’une sexualité interdite à Rome, Varsovie se languit d’une liberté de parole qui lui a été reprise. De la même façon, il incite à enjamber l’écart-temps d’une foulée leste : « L’histoire antique se déroule maintenant285. » Ainsi, Rome est à comprendre comme une extension de Varsovie et hier comme un prolongement d’aujourd’hui.

Le narrateur va même jusqu’à formuler des excuses subtiles pour la complexité du processus de lecture auquel il soumet son lectorat :

283 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 99, traduction de l’auteur.

[Ja — konferansjer próbowałem oddzielać jedno od drugiego, kwestionować poszczególne wątki, a narzucające się sugestie brać w nawias. Niestety, mój wysiłek był w gruncie rzeczy daremny. Sam straciłem rozeznanie, zagubiłem się wśród licznych nawiasów i poddałem cudotwórstwu iluzjonisty.]

284 Bocheński, Jacek. Ibidem, traduction de l’auteur.

[Teraz dorzucę, że kwestia, jakie miasto mam na myśli, jest mało istotna. Kult seksu rozpowszechnia się szeroko i mógłbym wymienić miasto dowolne, Rzym Sodomę, Warszawę, (…).]

285 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 9, traduction de l’auteur. [Historia starożytna toczy się obecnie.]

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Rien d’étonnant à ce que, de nos jours, vous soyez fatigués par l’inondation des produits artificiels, du textile synthétique au miel contrefait, par tous ces substituts devenus si fréquents dans le commerce, rien d’étonnant non plus à ce que vous soyez épuisés par le flot ininterrompu des représentations illusoires qui abondent dans l’art286.

D’apparence relativement anodine, cette phrase acquiert un surcroît de sens lorsque l’on note que l’adjectif « illusoire » figure dans le texte original sous la forme de « iluzyjny » qui constitue un gallicisme assez inusité au regard de synonymes plus courants tels que « złudny » ou « zwodny ». Cela laisse à penser qu’il a été préféré pour sa proximité phonique avec l’adjectif « aluzyjny », soit « allusif » en français, vers lequel il oriente discrètement son lecteur. Ainsi, le public serait surtout fatigué « du flot ininterrompu des représentations allusives qui abondent dans l’art », dont les ersatz de produits cités précédemment indiquent assez qu’elles sont la réponse quelque peu décevante à une carence. En d’autres termes, le matériau dont l’art littéraire se compose, la parole, fait l’objet d’un rationnement qui condamne à ces demi-solutions dont l’auteur confesse mesurer les limites.

III.2.3. Marqueurs d’équivalence et marqueurs de différence