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II.3. Le canon et la censure

II.3.1. Les idéaux-types de la censure

Une partie de cette réflexion a, en réalité, déjà été menée par les chercheurs de l’Institut de littérature tchèque (Ústav pro českou literaturu) de l’Université Charles de Prague dans l’introduction de la monographie qu’ils consacrent à l’histoire de la censure littéraire dans les Pays tchèques114. Ils

112 Berlin, Isaiah. Four Essays on Liberty. Oxford : Oxford University Press, 1969. On gagnera aussi à consulter l’article de Gil Delannoi. Deux aspects complémentaires de la liberté: une relecture d’Isaiah Berlin. in Droit et philosophie, 2013, n° 5, pp. 143-161.

113 Miłosz, Czesław. La pensée captive. Essai sur les logocraties populaires. Paris : Gallimard, 1953, p. 61.

114 Janáček, Pavel ; Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr. Úvod : monografie o literární cenzuře v epoše mezi druhou a třetí revolucí knihy [Introduction : monographie sur la censure littéraire de l’interlude entre la seconde et la troisième révolution du livre]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). in V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 (Svazek II / 1938 - 1749-2014) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome II / 1938 - 2014)]. Prague : Ústav pro českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 21-59.

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s’y interrogent sur la meilleure façon de classer les formes historiques de censures. Ils soutiennent que l’appréhension cognitive d’un phénomène aussi vaste nécessite de créer des catégories théoriques, même si cela doit se faire au prix d’une réduction de la multitude des cas empiriques que nous soumet le passé115. Ils se réfèrent, pour procéder de la sorte, au concept des idéaux-types de Max Weber. D’après la définition qu’en donne Serge Paugam : « définir un idéal-type ne signifie pas repérer sa forme majoritaire d’un point de vue statistique, mais discerner à partir des formes historiques des sociétés contemporaines les traits principaux, volontairement simplifiés, qui lui donnent un sens116. ». Le produit de cette opération, l’idéal-type, n’a aucune existence dans la réalité empirique, il n’apparaît nulle part avec le degré de pureté que lui prête la théorie, mais il constitue un repère au moyen duquel on peut comparer différentes réalités historiques afin de mettre en exergue la spécificité de chacune d’elles.

Les chercheurs de l’Institut de littérature tchèque ont ainsi identifié trois idéaux-types de censure : libérale, paternaliste et autoritaire. Nous allons rappeler brièvement leurs traits principaux pour tâcher de voir ce que ceux-ci peuvent nous apprendre des liens qu’ils entretiennent avec le canon dont ils dépendent.

III.3.1.1. Idéal-type de la censure libérale

La censure libérale part du principe que tout texte est autorisé tant qu’il n’est pas interdit. Elle se contente de réagir à la diffusion d’ouvrages qui lui sont signalés comme problématiques par des institutions d’État, des institutions de la société civile ou des particuliers. Plutôt que d’évaluer la tonalité générale d’une œuvre, elle analyse le détail de son texte pour en isoler les fragments qui constituent une infraction et en réclamer le retrait. La liberté du créateur ne peut être limitée que lorsque le traitement d’une thématique ou d’un sujet a été reconnu par un large consensus sociétal comme préjudiciable à un individu ou un groupe d’individus, et cela selon des termes inscrits en droit. Lorsque la justice est saisie, l’État respecte la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ainsi que les principes de transparence et le droit à un réexamen de tout jugement. Toutes les décisions censoriales sont rendues publiques et les fragments censurés apparaissent comme des taches blanches dans les textes incriminés. Ces mesures législatives ont été pensées pour s’assurer que la censure libérale ne s’identifie à aucun projet culturel, ni ne le promeuve au détriment d’autres. Enfin, la considération moderne accordée à l’autonomie de l’art incline au retranchement des ouvrages littéraires de cette règlementation censoriale117.

115 Janáček, Pavel ; Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr. Ibid., p. 56.

116 Paugam, Serge. « Type idéal », Sociologie [En ligne], Les 100 mots de la sociologie, en accès libre sur le site <http://sociologie.revues.org/2481> (dernière consultation le 01.04.2019).

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III.3.1.2. Idéal-type de la censure paternaliste

La censure paternaliste privilégie l’émergence d’un projet culturel. Elle conçoit la littérature comme un outil de formation de l’opinion publique et insiste sur la saine exploitation de ses qualités édifiantes. Pour ce faire, elle développe une approche différenciée des catégories de lecteurs : ceux qui ne disposent pas de hautes compétences culturelles sont, à ses yeux, plus susceptibles de ne pas s’identifier aux valeurs du canon et ne doivent par conséquent pas être exposés à des ouvrages d’une littérature qui serait jugée corruptrice. Cette méfiance conduit à la création de systèmes distincts de diffusion et de promotion des ouvrages en fonction de leur public-cible. Les régulations sont donc nettement plus strictes pour les œuvres textuelles de moindre valeur culturelle que pour leurs équivalents élitistes. Pour s’assurer du respect de ces mesures, la censure paternaliste opère préventivement en imposant d’obtenir une autorisation de diffusion décernée par un organe compétent. Les titres sans autorisation sont donc considérés, par principe, comme interdits. Les agents qui appliquent ces mesures sont des experts désignés par l’État au sein du milieu littéraire qui évaluent les vices et vertus des œuvres qui leur sont soumises à l’aune de leurs propres convictions esthétiques et philosophiques. Il existe bien des textes législatifs dont ils se recommandent dans leur recension mais ceux-ci ont été rédigés de façon à conserver un caractère général et se réfèrent à l’observation de normes de bienséance pour lesquelles n’ont été fournies aucunes définitions exhaustives, ouvrant une béance juridique que les censeurs doivent combler par leurs appréciations arbitraires118.

III.3.1.3. Idéal-type de la censure autoritaire

Le troisième idéal-type, celui de la censure autoritaire, participe activement à l’implantation d’un projet culturel spécifique, arc-bouté sur son opposition au précédent qu’il accuse de décadence et dont il reproche à l’ancien régime d’avoir favorisé l’éclosion. Son but est de refaçonner la littérature en entier, aussi bien en termes de formes que de contenus, afin de remodeler ses lecteurs par son truchement. Cette censure est tout à la fois préventive et réactive. Son système se caractérise par la dispersion de ses instances de contrôle qui joue un rôle important dans l’intériorisation de son projet culturel par les acteurs du monde littéraire. La censure préventive peut être conduite par un organe central qui, dans le contexte de dispersion de ses corps auxiliaires, contrôle l’efficience de leur contrôle. Cet organe central est la source des représentations normatives concernant les genres et styles littéraires bannis de la diffusion officielle. Le système censorial dispersé enrégimente également les institutions responsables de la formation et de la perpétuation du canon littéraire (la critique, la science et l’éducation) et leurs travailleurs respectifs. La conséquence de la canonisation de son propre modèle littéraire est l’émergence d’un contre-canon voué à des moyens de diffusion

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clandestins. Les acteurs ainsi que les modèles idéologiques et esthétiques de ce contre-canon sont exclus, voire gommés, du milieu littéraire officiel. À cette fin, la censure autoritaire est prête à procéder à des manipulations de l’économie et du marché du livre. Il faut encore noter que la condition préalable à l’établissement d’une censure autoritaire est la participation d’une part significative des élites culturelles à la conceptualisation et la réalisation du projet culturel promu. Ce travail se prolonge naturellement dans la collaboration des auteurs au système censorial dispersé. L’identification de ces auteurs avec ce projet culturel leur en occulte le caractère répressif119.