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IV. L’écriture prométhéenne

V.3. Précédents de la langue d’Ésope en Europe centrale

Le mode d’écriture que nous voudrions maintenant aborder s’inscrit dans le sillage de ce premier affrontement. Il ne se loge néanmoins plus dans la ligne de faille ouverte par le débat interne au Parti. Confronté à un Parti post-totalitaire rassemblé autour de l’idée de sa survie, il s’efforce désormais d’incarner une opposition culturelle timide après la disparition de l’opposition politique. Pour ce faire, du moment qu’il veut être publié dans le circuit officiel, l’auteur n’a d’autre choix que de procéder à une euphémisation de sa parole dans laquelle il maquille ses saillies critiques pour leur donner l’apparence de propos inoffensifs, sans pour autant complètement les vider de leur charge. Il doit par conséquent procéder à une forme de cryptage de son propos qui en dédouble la réception, l’une littérale, à l’intention du censeur, vierge de toute déclaration outrancière, l’autre, littéraire, à l’intention de son public, qui moyennant un décodage suffisant révèle un contenu latent autrement plus corrosif.

Cette langue au contenu crypté a souvent été désignée comme langue d’Ésope, du nom de cet esclave phrygien né au VIIe siècle avant notre ère, dont la légende veut qu’il ait été un être difforme et bègue qui parvint à se faire affranchir, puis à gravir les échelons de la société jusqu’à devenir conseiller des rois, et tout cela grâce à son étonnante aptitude à présenter à ses maîtres des fables judicieuses au moment de les aider à prendre des décisions difficiles403.

402 On pourra notamment lire à ce sujet ce qu’en disait Michał Głowiński. Nieobecne ogniwo. Pamiątka z lat odwilży [Le chaînon manquant. Souvenirs des années de dégel]. Przegląd polityczny, n°52-53, 2001 : « [Après 1956], personne, pas même le plumitif communiste le plus borné, ne pouvait plus se définir comme un partisan [du soc-réalisme]. Quelles qu’aient été les revirements, les évolutions et les méandres de leur politique culturelle, les communistes ne brandirent plus jamais le slogan du retour au réalisme socialiste. » [Nikt, nawet najtępszy komunistyczny stupajka, nie mógł już się określić jako jego zwolennik. Mimo takich czy innych zwrotów, ewolucji i meandrów swojej polityki kulturalnej, komuniści nigdy już jawnie nie wystąpili z hasłem powrotu do realizmu socjalistycznego.]

403 La mention la plus ancienne de la vie d’Ésope se trouve dans le second tome des Histoires d’Hérodote qui naquit, somme toute, près de cent soixante-dix ans après la mort du fabuliste. Il est donc délicat d’attester de ce qui relève de l’histoire et de la légende chez ce personnage. Au fond, la chose importe peu pour l’étude présente ; il est plus intéressant de noter que ce personnage, depuis sa première mention, apparaît comme une figure oppressée qui parvint à s’émanciper de sa condition par l’usage habile qu’il fit de son verbe.

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L’ambition de ce chapitre est donc de procéder à une étude du fonctionnement de la langue

d’Ésope dans la décennie qui fit suite à l’année 1968. Néanmoins, avant de nous y consacrer pleinement, il convient de souligner que cette méthode de cryptage du propos, qui peut donc se targuer d’une tradition remontant au moins jusqu’à l’Antiquité, s’était patiemment bâtie pour composer un code formalisé qui fournissait au littérateur une série de modèles. Or, on sait que le destin géopolitique de l’Europe centrale a été marqué par sa perte répétée de souveraineté, laquelle a souvent placé ses élites en position de porte-parole de la cause nationale, contraint de recourir à un mode de communication littéraire suffisamment ambigu pour que leurs harangues échappent à l’attention de leurs autorités de tutelle.

V.3.1. Précédents de la langue d’Ésope dans les territoires de

la couronne tchèque

Les territoires de la couronne tchèque perdirent leur indépendance pour près de trois cents ans suite à la défaite de la coalition des forces protestantes lors de la bataille de la Montagne blanche en 1620. En plus de son autonomie, la nation tchèque devait voir près de cinq nobles sur six prendre la route de l’exil. La langue nationale fut victime de cet exode, les élites tchèques restant au pays se germanisant progressivement pour intégrer les structures dirigeantes de l’administration habsbourgeoise. Le texte littéraire connut donc une période de suspension404. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle qu’un mouvement de renaissance nationale s’articula autour d’une revitalisation du tchèque comme langue littéraire. Entretemps, la suppression de la liberté religieuse et la brutalité de la Contre-Réforme avaient fourni à la tradition populaire une figure lugubre, celle du missionnaire jésuite Antonín Koniáš (1691-1760), que son zèle fanatique dans la poursuite des hérétiques et de leurs écrits avait érigé en symbole de la censure405.

Naturellement, ces trois siècles ont connu des fluctuations dans la régulation de la culture et de l’écrit. De façon synthétique, on notera qu’à mesure de la consolidation du pouvoir séculier, la production littéraire a graduellement émergé de la tutelle de l’Église pour basculer, à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles, soit à l’époque des Lumières, dans le giron d’une régulation étatique406. Dans la première moitié du XIXe, les troubles napoléoniens et les aspirations croissantes des peuples

404 Teich, Mikulas et al. Bohemia in history. Cambridge : Cambridge University Press, 1998.

405 Wögerbauer, Michael. V zájmu rozumu a spásy duše. Literární cenzura mezi protireformací a osvícenstvím [Dans l’intérêt de la raison et du salut de l’âme. La censure littéraire entre la Contre-Réforme et les Lumières]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 (Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 61-140.

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amenèrent les élites d’Empire à craindre et à combattre la prolifération du romantisme et des mouvements nationaux qui avaient fourni un socle idéologique à ces poussées révolutionnaires407. Néanmoins, après la pacification du Printemps des Peuples, un processus réflexif plus général conduit à une reconsidération de la nécessité de coopter les nations de l’empire et de les associer à sa consolidation, et cela notamment en créant un cadre de communication inclusif, et donc vierge des interférences d’une censure centralisée408. Des lois furent donc votées qui suspendaient, de façon partielle en 1848, puis de façon définitive en 1863, la censure préventive et ne maintenaient que la sanction de propos délictueux inscrits au Code pénal. À compter de la deuxième moitié du XIXe siècle, les littérateurs tchèques jouirent donc d’une relative protection de leur droit à l’expression, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils n’aient pas été exposés à des interventions ciblées ponctuelles du pouvoir, des effets de censure sociale provenant de leur propre milieu ou de censure structurelle inscrite dans le fonctionnement des réseaux d’édition et de diffusion de la presse et de leurs ouvrages409.

Ainsi, la période de renouveau national, étroitement couplée à la revitalisation du littéraire, avait été celle d’une censure préventive administrée par le pouvoir, laquelle avait nécessité des auteurs qu’ils se jouent des vigilances qui pesaient sur leurs textes. À titre d’exemple, dès la fin du XVIIIe, le docteur, éditeur et écrivain de romans populaires Johann Friedrich Ernst Albrecht prétendait s’emporter contre l’érotisme d’ouvrages ayant été retenus par la censure pour dresser l’inventaire — non sans une délectation manifeste — des outrances que l’on avait épargnées au lecteur410. Le XIXe

407 Píša, Petr. V zájmu nevzdělaného čtenáře. Literární cenzura v době restaurace a rozmachu národního hnutí [Dans l’intérêt du lecteur sans instruction. La censure littéraire à l’époque de la restauration et de l’expansion du mouvement national]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al. (ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 2014 (Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 221-288.

408 Pokorná, Magdaléna. V zájmu svobody a řádu. Literární cenzura v revoluci a neoabsolutismu [Dans l’intérêt de la liberté et de l’ordre. La censure littéraire à l’époque de la révolution et du néo-absolutisme]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 (Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 345-422.

409 Charypar, Michal. V zájmu širší a užší vlasti. Literární cenzura v éře měšťanského liberalismu a modernismu [Dans l’intérêt de la grande et petite patrie. La censure littéraire à l’ère du libéralisme bourgeois et du modernisme]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al.(ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 (Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 477-555.

410 Smyčka, Václav. Techniky transgrese. Cenzura jako tvůrčí prvek erotismu v románech Johanna Friedricha Ernsta Albrechta [Techniques de transgression. La censure comme élément générateur d’érotisme dans les romans de Johannes Friedrich Ernst Albrecht]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014

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vit aussi éclore une abondante prose historique ayant des visées référentielles manifestes, qu’il s’agisse de drames comme La mort de Žižka de Josef Jiří Kolár (1851), finalement interdit de représentation pour le potentiel de mobilisation des masses populaires qu’il présentait411, ou encore des célèbres romans d’Alois Jirásek qui, notamment au travers de l’image qu’ils construisaient du hussitisme, préfiguraient l’existence et les qualités morales souhaitables d’un État tchèque indépendant412.

Par ailleurs, tout un pan de la création littéraire du XIXe siècle recourt fréquemment au transfert dans le temps et l’espace. L’un des « sommets » de cette pratique est la fin de siècle, associée notamment aux orientations « parnassiennes » et cosmopolites des écrivains tchèques (les « Ruchovci » et les « Lumírovci »). Ceux-ci pratiquent un véritable détournement de l’esthétique « exotique » du Parnasse (surtout venue de France, d’Angleterre aussi) pour diffuser des messages patriotiques en mettant en scène des contextes socialement et géographiquement aux antipodes du contexte des Pays tchèques413. Quelques œuvres se distinguent à cet égard : Chants d’un esclave414 (1895) de Svatopluk Čech ou Bar-Kochba415 (1897) de Jaroslav Vrchlický.

L’observance d’une censure libérale au début du XXe siècle ne signifiait pas pour autant que les auteurs aient cessé de s’interroger sur le rôle de la censure. Ne seraient-ce que les aventures du brave soldat Švejk (1921 - 1923) de Jaroslav Hašek qui peuvent fort bien être lues comme le récit de l’usage qu’a un fantassin de sa bêtise supposée et de la théâtralisation de son zèle pour ridiculiser les discours militaristes et nationalistes, sans jamais offrir de prise à sa hiérarchie qui permette d’étayer les soupçons d’insubordination qui pèsent sur lui. En cela, il apparaît déjà comme le pratiquant génial

(Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 207-220.

411 Pokorná, Magdaléna. Historie girondinů a Žižkova smrt. Dva modelové příklady regulace literární komunikace v polovině 19. století [L’histoire des Girondins et la mort de Žižka. Deux exemples modèles de la régulation littéraire à la moitié du XIXe siècle]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 (Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 423-434.

412 Jirásek, Alois. Proti všem [Contre tous]. Prague : Jan Otto, 1893. Jirásek, Alois. Staré pověsti české [Légendes tchèques anciennes]. Prague : J. R. Vilímek, 1894. Jirásek, Alois. Mezi proudy [Entre les courants]. Prague : Jan Otto, 1902.

413Servant, Catherine. chap. III, « Cosmopolites et nationaux. Un débat classique des lettres tchèques à la fin des années 1870 ». in Servant, Catherine. Critique et nation. La naissance de la critique dans les lettres tchèques (1860-1890). Montpellier : Presses de l’université Paul-Valéry, 2000.

414 Čech, Svatopluk. Písně otroka [Chants d’un esclave]. Prague : F. Topič, 1895.

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d’une langue d’Ésope qui s’autorise de sa candeur feinte pour amplifier et mettre à nu les absurdités du discours qu’elle endosse416.

V.3.2. Précédents de la langue d’Ésope en Pologne

La perte de l’indépendance de la Pologne remonte, elle, aux partages de 1772, 1793 et 1795, au cours desquelles son territoire se retrouva, partiellement puis totalement, sous l’autorité de ses puissances voisines : Empire de Russie, Royaume de Prusse et Empire d’Autriche. La culture polonaise était traitée différemment par chacune de ces puissances. Si la période des troubles révolutionnaires et des guerres napoléoniennes fut encore marquée par la volonté de se concilier les aspirations des populations polonaises dont on craignait qu’elles ne déstabilisent la situation interne du pays, la victoire des forces absolutistes et la mise en place de l’Europe du Congrès de Vienne fut le point de départ d’un raidissement progressif à leur égard417. La part du territoire polonais sous administration russe fut soumise à une politique de russification croissante de son administration comme de sa culture. Suite à la défaite du soulèvement insurrectionnel de novembre 1830, la Prusse emboîta le pas à la Russie et entama une campagne de germanisation du territoire polonais sous sa férule418. Ces répressions suscitèrent une vague d’émigration de l’intelligentsia polonaise en direction de Paris, où les grands noms de la poésie romantique, Adam Mickiewicz, Juliusz Słowacki, Zygmunt Krasiński ou Kamil Norwid, composèrent l’essentiel de leurs œuvres419. Leurs appels à l’engagement en faveur d’une restauration de la Pologne trouvèrent leur concrétisation dans l’insurrection de janvier 1863 qui, au vu des forces en présence, ne pouvait néanmoins se solder que par la défaite militaire des insurgés. L’intensification de la campagne de russification qui s’ensuivit, et les pertes colossales qu’elle valut à la culture polonaise, hâtèrent le crépuscule de l’époque romantique et l’aube du positivisme, préconisant non plus la conquête de l’indépendance par un soulèvement armé mais la poursuite patiente d’un travail organique en vue de régénérer les forces vitales de la nation dans tous les domaines420. En ce qui concerne la culture, le positivisme fut l’occasion d’un double basculement : d’une part l’abandon de la poésie au profit de la prose, plus adaptée à la fonction instructive que l’on assignait désormais aux belles-lettres et, d’autre part, l’avènement d’une nouvelle génération

416 Hemelíková, Blanka. K motivům cenzury v satirách Jaroslava Haška [Les motifs de la censure dans les satires de Jaroslav Hašek]. in Wögerbauer, Michael ; Píša, Petr ; Šámal, Petr ; Janáček, Pavel et al (ed.). V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 2014 (Svazek I / 1749-1938) [Dans l’intérêt général : la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque moderne 1794-2014 (Tome I / 1749-1938)]. Prague : Ústav pro Českou literaturu AV ČR, 2015, pp. 679-690.

417 Beauvois, Daniel. La Pologne : des origines à nos jours. Paris : Le Seuil, 2010, pp. 201-267.

418 Beauvois, Daniel. Ibidem.

419 Miłosz, Czesław. Histoire de la littérature polonaise. Paris : Fayard, 1986, pp. 270-382.