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Les théories que nous avons présentées au chapitre précédent dressent un panorama des différentes formes de censure. Le cumul de ces théories met en exergue leur profusion : censure

régulatrice, diffuse, structurelle, forclusive ou exhortative. La variété des disciplines qui ont cherché à formuler une description du phénomène censorial, et les différences de contexte dans lesquelles elles ont cherché à le faire, les ont systématiquement amenés à privilégier l’un de ces dispositifs censoriaux au détriment des autres et à l’ériger au rang de fonctionnement fondamental.

Pour notre part, nous pensons, avec Hélène Freshwater85, que ces théories, en privilégiant une forme de censure aux dépens d’autres, reproduisent par inadvertance un acte de censure en refusant à ceux ou celles qui ont eu à en souffrir la reconnaissance d’une portion des préjudices subis, qu’ils aient été mineurs ou majeurs. La censure doit donc être considérée pour l’entièreté des effets qu’elle entraîne et nous ne pensons pas qu’il existe d’argument suffisant en faveur de l’élection d’une forme censoriale contre une autre. Ces variantes censoriales forment un ensemble de dispositifs qui participent d’un même principe : façonner arbitrairement le champ discursif sans égard pour une

ontologie de la vérité.

Une telle affirmation appelle pourtant une question : si la censure se compose d’une multiplicité de dispositifs d’ingérence et d’interférence dans le discours public, à quelles fins s’y livre-t-elle ? En effet, en avoir listé les mécanismes ne nous renseigne encore que sur son fonctionnement, pas sur les usages qui en étaient faits.

II.1.1. Narrer pour prescrire

Pour tâcher de répondre à cette question, nous avons voulu remonter jusqu’à la genèse de la censure afin d’identifier l’impulsion initiale à laquelle elle doit son existence. Il est à supposer que celle-ci a pris forme avec l’émergence de son véhicule principal, la parole. Les études les plus récentes de paléoanthropologie indiquent que la maîtrise par les homo erectus du langage doublement articulé, c’est-à-dire d’un langage composé d’unités lexicales agencées selon des règles syntaxiques, aurait constitué un avantage évolutif majeur par rapport à des espèces concurrentes qui, elles, ne semblaient

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disposer que d’un protolangage fait d’une accumulation d’unités lexicales sans agencement syntaxique particulier86. La différence tenait à ce que l’intelligibilité d’un tel protolangage, limité à l’expression du temps présent et privé de distinction entre sujet et objet, était tributaire de son usage dans une situation d’immédiateté partagée par tous les locuteurs. Tout usage plus sophistiqué était voué à l’échec. La syntaxe permit de pallier ces carences et d’évoquer de façon intelligible des choses absentes, des lieux distants, des situations passées ou futures. La syntaxe permit ainsi d’autonomiser la parole, de la dissocier de sa situation d’expression pour formuler des abstractions. En termes d’amélioration des chances de survie d’une espèce, la syntaxe présentait donc l’avantage de fournir les catégories fondamentales d’expression du temps et de l’espace que requiert la construction de tout récit. En d’autres termes, la syntaxe mettait à disposition les outils indispensables à la narration. L’avantage évolutif de cette dernière tenait à sa capacité à fixer dans une forme conventionnalisée le souvenir d’événements passés, et par là même à composer une mémoire partagée par les membres d’une communauté qui puisse être invoquée pour éviter la reproduction d’erreurs antérieures. Il était possible d’inférer de ce fonds de récits collectifs des inhibitions fondamentales qui s’agrégeaient en une loi minimale, d’application pour tous les porteurs du récit. Cette loi minimale permit d’unir et de structurer les communautés et de les prémunir contre des comportements autodestructeurs87.

II.1.2. Du mythe à la religion

Si nous revenons sur l’émergence du langage et son rôle dans la survie de notre espèce, c’est pour insister sur le lien de causalité fondamental qui unit syntaxe, narration et loi. Depuis ses origines, la narration a donc été prisée pour ses aptitudes prescriptives : sa propriété principale était de décourager les comportements préjudiciables à la communauté de ses pratiquants afin d’en améliorer les chances de survie.

La prise de conscience de ces qualités prohibitives allait de pair avec la réalisation que toute mainmise sur le fonds de récits d’une communauté permettait d’en refaçonner les lois, et donc potentiellement de les subordonner à l’avantage de certains des individus qui la composaient. Il était donc naturel que les dispositifs de façonnement de ce fonds de récits fassent l’objet d’un intérêt

86 À ce sujet, on pourra consulter les nombreux ouvrages consacrés à la confrontation des diverses hypothèses quant à l’émergence du langage : Bickerton, Derek. Language and species [Langue et espèces]. Chicago : University of Chicago Press 1990 ; Tattersall, Ian. Becoming human. Evolution and Human Uniqueness [Devenir humain. Évolution et unicité humaine]. New York : arcourt Brace & co 1998 ; Victorri, Bernard. Les « mystères » de l’émergence du langage. in ed. Hombert, Jean-Marie. Aux origines du langage. Paris : Fayard 2005.

87 Cet argument est redevable à la présentation détaillée qu’en a fait Bernard Victorri dans l’article Homo narrans : le rôle de la narration dans l'émergence du langage. in Langages, 36e année, n°146, 2002. L'origine du langage. pp. 112-125.

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spécifique, au point que les communautés qui les avaient produits considèrent la nécessité de fonder une institution sociale qui les prémunisse contre leurs déformations excessives ou leurs usages malfaisants. Dans ses réflexions sur la nature du pouvoir symbolique, Bourdieu esquisse une genèse de la constitution de cette institution lorsqu’il disserte sur la transition du mythe à la religion88. Selon lui, le mythe est une production collective façonnée par la communauté de ses narrateurs. Il appartient à tous et tous le transforment au gré des répétitions qu’ils en produisent. Le mythe devient religion lorsqu’il est récupéré par un corps de spécialistes qui s’assigne la responsabilité de son entretien et en dépossède les laïcs qui perdent, de ce fait, le droit à infléchir les prohibitions qui les gouvernent. Ce droit revient désormais à ce corps de clercs qui légitime cette confiscation par la nécessité d’en maintenir l’intégrité et l’urgence de mettre un terme à ses mésusages.

On sait toutefois l’importance que Bourdieu accordait au pouvoir symbolique et l’ardeur qu’il mettait à traquer ses mécanismes d’institution d’un pouvoir invisible mais, dans le cas présent, peut-on vraiment affirmer que la cpeut-onstitutipeut-on de ce corps de spécialistes n’avait d’autre but que de leur assurer un statut social privilégié ? Ne s’agissait-il de rien d’autre que d’une manœuvre de dissimulation de la violence de l’exercice du pouvoir ? Répondre de la sorte reviendrait à ignorer une caractéristique fondamentale de tout fonds de récits : sa fragilité.

Les époux Assmann font, à ce sujet, le constat que l’histoire de l’humanité regorge de récits qui présentaient les qualités suffisantes pour fonder un canon sur lequel bâtir une civilisation89. Pourtant, l’immense majorité d’entre eux succombèrent à l’épreuve du temps. Les époux Assmann recensent six fonds de récits qui parvinrent à s’instituer durablement : celui de l’Egypte antique, du confucianisme chinois, de l’hindouisme, du bouddhisme, du judaïsme et de ses formes dérivées que sont le christianisme et l’islam ainsi que de l’humanisme occidental. Ils expliquent la disparition des autres par le mouvement permanent de l’histoire. En effet, tout phénomène qui ambitionne de se pérenniser est confronté à la nécessité d’atteindre et de sécuriser un état d’équilibre dans un environnement en évolution constante. Les époux Assmann parlent à ce sujet d’homéostasie, un terme emprunté au vocable médical référant à la capacité d’un organe à assurer la constance de son état malgré les variations de son environnement, et cela en procédant à toute une série d’ajustements correctifs. Tout fonds de récits qui ne se doterait pas d’outils d’ajustement appropriés serait condamné à une lente érosion de sa transcription graphique, et avec lui de son sens, puis à la dislocation de sa cohérence qui emporterait dans sa chute la loi qu’il fondait, plongeant la civilisation qu’elle avait

88 Bourdieu, Pierre. Sur le pouvoir symbolique. in Annales, n°32/3 (mai-juin 1977), p. 410.

89 Assmann, Aleida et Jan. Kánon a cenzura jako kulturně-sociologické kategorie. [Le canon et la censure comme catégories sociologico-culturelles] in eds. Pávliček, Tomáš ; Píša, Petr ; Wögerbauer, Michael. Nebezpečná literatura ? Antologie z myšlení o literární cenzuře. [Dangereuse littérature ? Une anthologie de la pensée sur la censure littéraire] Brno : Host, 2012, pp. 21-50.

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structurée dans une crise grave. Ainsi, la stabilité de l’ordre social était un enjeu direct de l’entretien du fonds de récit. Aussi ne faut-il pas voir qu’un simple jeu de pouvoir dans la constitution d’une classe religieuse qui assume la charge de son entretien, mais bien aussi une tentative de se doter des moyens nécessaires à sa pérennisation et, partant, à la perpétuation de la civilisation que ce fonds de récits structure.

II.1.3. La canonisation du fonds de récits

Quelles étaient donc les conditions de réalisation de l’homéostasie de ce fonds de récits ? Elles reposent sur trois institutions principales : la censure, le soin porté au texte et le soin porté au sens. Ces trois institutions se conjuguent pour procéder à la canonisation du fonds de récits, soit une opération particulière de déshistoricisation de son propos et d’actualisation permanente de sa valeur.

La première de ces institutions, la censure, se charge de tracer une ligne distinctive entre l’intérieur et l’extérieur, le canonique et l’apocryphe. Elle institue une clef de détermination dichotomique entre le sacré et le profane et s’offre de veiller à l’hermétisme du canon ainsi circonscrit contre les intrusions inopportunes.

Le soin porté au texte recouvre, lui, tous les efforts déployés par un corps de spécialistes pour fixer le corpus de textes retenus dans la forme dans laquelle ces derniers ont été consacrés. L’aspect graphique des originaux appelés à composer le corpus fait donc l’objet d’une opération que l’on pourrait qualifier de « vitrification », ils sont proprement figés dans l’état qu’on leur attribue pour original, tandis que toute reproduction créative en est déclarée sacrilège.

Mais la fixation de l’aspect graphique du canon confronte les spécialistes à une nouvelle difficulté : ils doivent désormais ajuster l’immobilisme des textes canoniques à un monde porté par le mouvement historique. Comment maintenir l’actualité des propos que renferment ces textes canoniques alors qu’ils dérivent chaque jour un peu plus sûrement vers le passé ? La solution est double. La première est d’orchestrer un mouvement d’écarts et de retours vis-à-vis du canon en permettant l’éclosion de différents styles d’interprétation de son contenu qui se succèdent et privilégient chacun à leur tour un fragment distinct de l’ensemble qu’il forme. Cette procession d’écarts interprétatifs et de retours à une lecture qui se veut traditionnelle permet, à chaque va-et-vient, de filtrer le canon et de le purger de sa consistance factuelle et ainsi, par la désincarcération progressive du canon de son environnement historique, de tracer la voie à une réactualisation permanente de sa signification, à sa réimplantation répétée dans une modernité évolutive. C’est par la grâce de ce procédé que les textes de la tradition chrétienne, pourtant vieux de deux mille ans, nous semblent aujourd’hui plus proches, plus intelligibles et d’une certaine façon plus actuels que des textes issus de la tradition gothique ou baroque, pourtant bien plus récents.

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La seconde solution consiste à charger les spécialistes de procéder à une dissociation entre des textes primaires, soit le corpus même du canon, et des textes secondaires, soit des commentaires explicatifs de ce corpus. Ces commentaires remplissent deux fonctions. D’une part, à la façon d’un commentaire légal qui doit recourir à un corpus fini de lois pour traiter la multitude infinie des incidents du réel, ils permettent de réaliser une médiation entre la clôture du canon et l’ouverture du réel. D’autre part, ils servent de base légitimante au canon. En effet, là où règne le canon, l’entièreté du réel doit pouvoir s’exprimer dans les termes du texte primaire. Les textes secondaires permettent donc de réarticuler le sens des textes primaires pour les faire coïncider avec l’évolution du réel.