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I. 6. (Auto)censure structurelle et censure régulatrice

I.7. La productivité de la censure

La refonte du concept de pouvoir et l’étude de ses modalités d’action était le sujet d’intenses recherches à l’époque où Bourdieu rédigeait son article. De nombreux autres penseurs cherchaient à dépasser le modèle marxiste, alors dominant dans le champ intellectuel, et son concept central de lutte des classes postulant l’oppression du prolétariat par la bourgeoisie. Michel Foucault était au nombre de ceux-là. Dans son Histoire de la sexualité43, il s’attaquait à l’idée classique que la moralité bourgeoise qui s’était formée au cours du XVIIIe siècle et avait assigné à la sexualité des modalités précises d’expression ait pu concourir à tarir les discours à son sujet. Dans son chapitre consacré à ce qu’il désigne comme l’hypothèse répressive, Foucault démontre au contraire que, sous couvert de pruderie générale, l’époque moderne avait mis en place une série de dispositifs qui incitaient à discourir au sujet de la sexualité, au nombre desquels le plus productif fut sans doute la pratique de l’aveu44.

L’aveu présentait l’avantage de s’inscrire dans une dynamique ritualisée d’extraction de la parole par une autorité morale auprès d’un fidèle. Il s’inscrivait dans un mouvement d’interprétation qui permettait de produire du vrai sous deux espèces : vérité d’abord reconnue par un pécheur pénitent, puis confiée à une instance interprétative qui y déchiffrait la part de vérité intime que le pécheur n’avait pu y découvrir seul. Ce mécanisme de constitution de l’aveu en vérité doublement certifiée s’accompagnait d’une infatigable volonté de savoir, la volonté de spécifier cette vérité du sexe, d’en débusquer les manifestations les plus particulières, les moins typiques, laquelle inclinait les confesseurs à faire discourir leurs pénitents jusqu’à l’exhaustivité au sujet des jeux de leur plaisir. Foucault suit la trajectoire de cette pratique de l’aveu qui s’affranchit progressivement des confessionnaux pour migrer vers la cellule familiale, la relation pédagogique ou l’univers médical, et y redéfinir les relations entre le patient et le médecin, l’enfant et le parent, l’élève et le maître. Cet ordre reconduit la conviction que le membre faible de ce couple — l’enfant, le patient, l’élève — est porteur d’une vérité au sujet de sa sexualité qui lui est inaccessible mais regorge de potentialités

43 Foucault, Michel. L’histoire de la sexualité. Vol. 1. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976.

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dangereuses, que celle-ci doit être révélée au membre d’autorité de ce couple — le parent, le médecin, le maître — et que, pour ce faire, elle doit être mise en discours. Cette relation voit fusionner une logique de pouvoir et de savoir qui engendre une traque des occurrences du sexe au motif de sa dangerosité supposée et démultiplie les discours à son sujet pour mieux les rassembler et les ordonner dans des taxinomies de la perversion.

Ce faisant, Foucault décrit donc comment le secret qui entourait le sexe, et la discrétion que l’on maintenait à son égard, bien loin de le constituer en tabou, était en réalité une opération sophistiquée de stimulation des aveux que l’on avait à faire à son sujet. Le secret du sexe était la condition nécessaire à la prolifération des discours le concernant. Et si cette démonstration nous intéresse au plus haut point, c’est qu’elle permet de disloquer le lien qui, depuis les Lumières, soudait fermement la censure au silence. Le pouvoir, selon Foucault, ne peut s’expliquer par ses seules pratiques répressives, celles-ci ne sont jamais que l’avers d’un mécanisme de production des discours, lesquels doivent être adoptés et relayés par les individus, et cela jusqu’à façonner leur être. L’objectif du pouvoir n’est donc pas de faire taire mais bien d’inviter chaque sujet à discourir selon des modalités précises. « Tous ces éléments négatifs — défenses, refus, censures, dénégations — que l’hypothèse répressive regroupe en un grand mécanisme central destiné à dire non, ne sont sans doute que des pièces qui ont un rôle local et tactique à jouer dans une mise en discours, dans une technique de pouvoir, dans une volonté de savoir qui sont loin de se réduire à eux45 ». Le pouvoir ne se matérialise donc pas uniquement dans la distinction qu’il trace entre le licite et l’illicite, et ses autorisations et interdictions peuvent avoir d’autres visées tactiques que les effets immédiats qu’elles entraînent. Suivant cette logique, sans nier l’existence de la censure, Foucault invite à la comprendre comme une façon de faire discourir autrement.

Il interroge d’ailleurs la compréhension commune du silence et pose qu’il en existe une gamme variée au sein de laquelle nombre d’entre eux, loin d’être des absences de communication, sont en réalité fort loquaces :

Le mutisme lui-même, les choses que l’on se refuse à dire ou qu’on interdit de nommer, la discrétion que l’on requiert entre certains locuteurs, sont moins la limite absolue du discours, l’autre côté dont il serait séparé par une frontière rigoureuse, que des éléments qui fonctionnent à côté des choses dites, avec elles et par rapport à elles dans des stratégies d’ensemble. Il n’y a pas à faire de partage binaire entre ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas ; il faudrait essayer de déterminer les différentes manières de ne pas les dire, comment se distribuent ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas en parler, quel type de discours est autorisé ou quelle forme de discrétion est requise pour les uns et les autres. Il n’y a pas un, mais des silences et ils font partie intégrante des stratégies qui sous-tendent et traversent les discours46.

45 Foucault, Michel. Ibid., p. 21.

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Néanmoins, si la censure n’est rien d’autre que l’un des dispositifs de mise en discours, on est fondé à se demander quelles étaient les raisons de cette volonté inlassable de faire discourir et quels usages le pouvoir réservait à ces productions discursives. Foucault traite ce problème dans son troisième chapitre, en grande partie consacré à la formulation de sa théorie du pouvoir47. Sa reformulation de la théorie du pouvoir repose sur le constat que ce dernier a été historiquement confondu avec la Loi et le Roi. Il s’ensuit que l’on se représente le pouvoir comme une extériorité

localisée en un point fixe qui agirait négativement sur le sujet jusqu’à obtenir de lui sa parfaite obéissance. Il y a là une étrangeté que relève Foucault : « (…) tel serait le paradoxe de son efficace : ne rien pouvoir, sinon faire que ce qu’il soumet ne puisse rien à son tour, sinon ce qu’il lui laisse faire48 ». Lui affirme, à rebours, que le pouvoir n’est ni extérieur, ni négatif, ni même centralisé, mais bien immanent, positif et multiple. En d’autres termes, le pouvoir n’est pas concentré entre les mains d’un monarque, foyer unique de souveraineté, qui le confierait par dérivations successives aux figures qui le représentent dans les contextes où elles agissent — père, censeur ou maître. Au contraire, il circule entre l’entièreté des sujets qui s’en servent comme d’un point d’appui et le mobilisent à tout moment dans la moindre de leurs interactions sociales. Chaque relation entre un sujet et un autre est toujours l’occasion d’une manifestation de pouvoir orientée vers une visée tactique, quand bien même celle-ci serait à ce point bénigne qu’elle puisse paraître insignifiante. Il rejoint en cela la notion d’enjeu qui régule la théorie des champs chez Bourdieu. Ces innombrables tactiques locales se cumulent pour se configurer en stratégies qui donnent au pouvoir ses traits observables. Ainsi le pouvoir ne s’exerce-t-il pas selon un axe linéaire depuis le haut vers le bas, mais depuis une multitude de foyers locaux, s’agglomérant finalement en des configurations plus vastes.

C’est la raison pour laquelle Foucault dit des relations de pouvoir qu’elles sont « intentionnelles et non subjectives », à savoir qu’elles sont toujours traversées par un calcul, certes, mais que ce calcul est la résultante du cumul de la multitude des tactiques qui le composent et jamais le produit de la décision d’un seul être, groupe ou classe. Ainsi les relations de pouvoir ne dépendent jamais d’un État-major qui y préside et les structure, elles sont le produit des foyers dont elles sont issues, des résistances qu’elles rencontrent et des discours qui les ont rendues possibles. C’est pourquoi, là où elles s’appliquent, il n’y a bien souvent « plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler49 ».

Enfin, le pouvoir suscite toujours des résistances qui ne peuvent être en principe d’extériorité par rapport à lui. Elles sont une autre forme du pouvoir et ne se distinguent de celui-ci que par la

47 Voir le chapitre intitulé « Le dispositif de la sexualité ». Foucault, Michel. Ibid., pp. 99-173.

48 Foucault, Michel. Ibid., p. 113.

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situation d’infériorité momentanée dans laquelle elles se trouvent. La résistance a donc les exactes mêmes caractéristiques que le pouvoir et s’il arrive qu’elle se regroupe au sein d’un ensemble unitaire pour faire bloc, il ne faut rien y voir d’autre que l’effet temporaire d’une stratégie, sa nature profonde restant d’être multiple et mouvante.

Si nous nous attardons sur cette redéfinition du pouvoir, c’est qu’elle permet de repenser les lignes, souvent fort rigides, de son exercice dans les contextes autoritaires. Nous avons présenté un régime communiste dont les effets auraient coulissé le long d’un axe vertical, depuis une autorité centrale vers la masse de ses sujets, en se diluant au passage dans des corps intermédiaires. La définition foucaldienne du pouvoir permet de compléter ce schéma quelque peu mécanique en y surimposant la complexité d’un champ de bataille : le pouvoir s’était certes reconfiguré autour d’une ligne de force centrale mais celle-ci était le résultat de l’articulation en une stratégie générale extrêmement clivée d’une multiplicité de tactiques locales aux fonctionnements parfois très divers.

L’opposition entre les écrivains et le Parti apparaît dès lors moins comme un terrain d’affrontement dérivatif, une reproduction miniature en somme, d’une lutte idéologique qui aurait imposé sa rationalité à toutes les querelles de son époque que comme un terrain d’opérations singulier régi par des règles propres. Il est vrai que l’époque se caractérisait par la puissance de sa polarisation idéologique mais à la lumière de la théorie de l’immanence du pouvoir qui devait favoriser l’éclosion de tensions particulières à chaque conflit où il était mobilisé, il devient envisageable que les agents impliqués dans le processus de censure littéraire l’aient été selon des logiques distinctes de celles qui régissaient d’autres terrains d’opérations tels que, par exemple, le jeu d’accession aux hautes fonctions du Parti et de l’État.

Cette formulation du pouvoir questionne le bénéfice passionnel que l’on a coutume de prêter aux acteurs de l’opposition, lequel voudrait qu’ils aient nécessairement été des agents de la parole libre et qu’il ne fut pas possible qu’ils aient exercé de contrôle répressif à leur échelle d’activités. Or, il a été constaté que les éditions clandestines, par exemple, pratiquaient elles aussi une forme de tri sélectif des ouvrages qui leur étaient soumis et qu’il n’était pas rare que leurs rédacteurs suggèrent à leurs auteurs affiliés des propos à souligner et des postures à tenir. Cela permet de reconsidérer localement les effets du pouvoir et d’envisager la possibilité que dissidents et dignitaires ne se soient pas toujours distingués dans la pratique de la censure, voire même qu’ils aient partagé des intérêts communs sur des questions précises, un peu à la façon dont, par exemple, les caciques du Parti et les leaders syndicaux de Solidarność semblaient partager une même vision conservatrice de la place des femmes dans la société polonaise.

Ce faisant, Foucault procède à la désagrégation de la logique d’affrontement de blocs compacts et antagonistes ainsi qu’à la restitution d’une forme d’autonomie à la pluralité des foyers

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qui structurent le pouvoir. Cette nouvelle perspective permet de rendre compte des intérêts convergents que pouvaient nourrir des sous-groupes distribués dans des blocs idéologiques habituellement décrits comme opposés ; de même qu’elle permet de mettre au jour les intérêts divergents qui fragilisaient la cohérence interne de ces blocs et de révéler les effets de pouvoir qui y étaient déployés pour en garantir l’unité. En termes historiques, cela nous permet de nous affranchir du récit d’une lutte où se seraient faits face une dissidence éclairée et une censure obscurantiste, cantonné par son genre épique à la relation des hauts faits de ses participants les plus méritants, pour s’engager dans l’analyse du réseau dense des relations de pouvoir où auteurs et censeurs menaient un jeu complexe d’influences.