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Équivalences métaphoriques et condensations métonymiques

III.2. Nason poète, le roman historique comme produit du travail du romancier

III.2.4. Équivalences métaphoriques et condensations métonymiques

Il n’empêche que l’auteur a semé divers indices et que coexistent dès lors deux possibilités de lecture du roman, l’une littérale, comme roman historique, l’autre littéraire, comme fable pantomimique. Concernant le type d’équivalences métaphoriques à rechercher dans la fable, l’auteur a pris soin d’avertir son lectorat qu’il recourrait à une distinction : « Je me repose sur des faits, et je sais votre estime pour les faits. En outre, je comprends que vous distinguez deux types de faits : les uns issus "de la vie" et les autres "de la tête288". » Ce qu’il entend par là paraît incertain à la première lecture mais le récit se poursuit pour révéler un usage effectivement double de la mécanique du déplacement.

D’une part, le lecteur pourra identifier de nombreuses équivalences directes entre des faits antiques et des faits modernes. En guise d’exemple, un club de poètes qui incite Ovide à écrire une épopée sur la victoire de Jupiter sur les Géants, laquelle serait elle-même une apologie discrète de la victoire de l’empereur Auguste sur ses rivaux lors de sa prise de pouvoir, présente trop de similitudes pour que la ressemblance soit tout à fait fortuite avec les appels de l’Union des écrivains polonais à encenser dans des poèmes soc-réalistes les accomplissements grandioses des Premiers Secrétaires289. La description de l’accalmie temporaire qui caractérisa le règne d’Auguste qui abandonna les ambitions de conquête de César pour se concentrer sur la consolidation de son règne rappelle en bien des points la « petite stabilisation » gomułkienne290. Plus loin, le portrait qu’il dresse de l’empereur romain — de santé fragile, colérique, avide de reconnaissance, politiquement conservateur mais prompt aux discours grandiloquents — semble n’être rien d’autre qu’un portrait antique de Władysław Gomułka. Enfin, Auguste se lamentant du cours que prenait le « soulèvement en

288 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 10, traduction de l’auteur.

[Opieram się na faktach, a znam upodobanie państwa do faktów. Co więcej, rozumiem, że rozróżniają państwo dwa rodzaje faktów : jeden wzięty "z życia", drugi "z głowy".]

289 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 56.

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Dalmatie » et l’« insurrection en Pannonie »291, respectivement provinces antiques de la Croatie et de la Hongrie actuelles, pouvait à bon droit apparaître aux lecteurs d’alors comme des évocations masquées de la rupture titiste de 1948 et de l’insurrection de Budapest de 1956. Cette liste de références érudites est loin d’être exhaustive et il serait très ludique d’en dresser l’inventaire complet mais cela excéderait probablement le cadre de cette étude.

Ce qu’il convient, en revanche, de souligner avec insistance, c’est la vitalité des « faits », soit des équivalences allusives, que Bocheński désigne comme « de tête ». Par ce qualificatif, il laisse entendre que ceux-ci s’inscrivent dans une dimension plus cérébrale et plus spéculative, qu’ils ont bénéficié d’une liberté d’association plus souple et qu’en tant que tels, ils requièrent du lecteur un surcroît d’engagement dans leur déchiffrage. Ces équivalences allusives ne sont donc plus la transposition terme à terme entre des lieux et des époques données, comme le Comité central du Parti avait été transporté pierre à pierre dans le temps et l’espace pour devenir le Palatin d’Auguste, mais bien des phénomènes, ou des dynamiques, qui auraient pareillement structuré les deux époques et dont l’étude de l’occurrence antique aurait dès lors valeur d’analyse critique de son cours actuel. En termes de travail du rêve, Freud aurait parlé à leur sujet de condensation, soit de cette propension des contenus latents à se manifester là où la possibilité s’offre à eux, parfois en s’agglomérant pour former une seule image, parfois en se distribuant dans plusieurs d’entre elles. Ici, il s’agirait même d’un cas de distribution où un phénomène ne s’agrège plus en une image nette mais tisse une trame à travers plusieurs d’entre elles.

III.2.4.1. La « poésie civique », exemple de condensation métonymique

Si la mise en garde de Bocheński sur ce distinguo ne livre pas d’emblée tout son sens, le lecteur ne sera néanmoins pas long à constater que, mis à part ces jeux de correspondances érudites entre la Rome antique et la Varsovie gomułkienne, le roman est traversé par une image récurrente. Cette image porte sur les limitations de l’activité poétique. Ovide est un poète des amours humaines, son œuvre porte essentiellement sur l’art de la séduction et des passions, il ne pratique pas le lyrisme patriotique de ses confrères de plume. Cela lui est expressément reproché par Auguste lors de leur entretien fictif.

(…) qu’as-tu fait dans ta vie pour la patrie, quand et comment as-tu bénéficié à cette nation ? (…) il voulut lui dire qu’il était après tout poète mais ne dit finalement rien, car le coup lui semblait avoir été porté de telle façon qu’en le parant il risquait de se compromettre encore plus. Est-ce que les poètes ne sont pas des citoyens ? reprit Auguste. Est-ce que tous les citoyens ne sont pas égaux devant leur patrie ? A moins que la poésie n’exempte le citoyen romain de ses obligations les plus

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élémentaires, peut-être lui confère-t-elle le droit à l’arbitraire et à l’anarchie ? C’est cela votre grandeur ? C’est un abus, un parasitisme d’égoïstes, aussi misérable que mesquin292.

En somme, Auguste le renvoie à la structure interne du canon autoritaire au sein duquel il évolue. Il n’y est loisible à nul genre de s’affranchir de sa subordination utilitariste au dogme politique qui en compose le cœur, exactement comme il n’est loisible à aucun citoyen de s’exempter de ses devoirs civiques au nom de sa vocation artistique. Or, Ovide, par la nonchalance dont il fait preuve à l’égard des injonctions du pouvoir à manifester une adhésion formelle aux prescrits de l’expression publique, s’inscrit dans une pratique de l’autofinalité de la poésie qui rompt avec toutes les attentes du canon. De la même façon, il n’est pas loisible à l’artiste de faire le choix du genre qu’il pratique, c’est une décision qui relève de la politique culturelle et il revient donc au pouvoir d’en fixer le cadre. Nous touchons ici à l’établissement d’un classicisme bureaucratique, évoqué précédemment. Auguste s’empresse, à ce sujet, d’opposer à Ovide l’exemple vertueux de son contemporain, Virgile.

Je me souviens aussi comme, par élévation citoyenne, il entreprit la rédaction d’un grand poème sur l’agriculture. Il écrivit alors une louange de la terre et du labeur, une œuvre grave, instructive. Lui, ce grand poète, que l’imagination inclinait aux choses belles et nobles, avait pu écrire de la sorte car il avait saisi la vocation de l’écrivain, il se sentait responsable des effets de ses écrits293 (…).

Les Géorgiques, dont il est question, sont mobilisées comme un contre-exemple vertueux d’œuvre réussie alors qu’elles furent le fruit d’une commande publique294. Il est difficile de ne pas y lire une allusion à l’injonction de rédiger des « romans de production », dits « producyjniaki » en polonais, soit ces romans qui prenaient pour intrigue principale la nécessité de rencontrer des quotas professionnels et s’acharnaient à rendre lyrique la contribution à l’effort industriel soviétique.

292 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 203, traduction de l’auteur.

[(…) co w swoim życiu zrobiłeś dla ojczyzny, jakiego dobra przysporzyłeś temu narodowi, czym i kiedy ? (…) chciał powiedzieć, że przecież jest poetą, lecz w końcu nie powiedział nic, bo cios wydał mu się tak wymierzony, ze odpierając go można było jedynie pogrążyć się jeszcze bardziej. Czy poeci nie są obywatelami ? Ciągnął August. Czy wszyscy obywatele nie są równi wobec ojczyzny ? A może poezja uwalnia obywatela rzymskiego od podstawowych obowiązków, może daje prawo do samowoli i nierządu ? To ma być ta wasza wielkość ? To jest nadużycie, małe, nędzne pasożyctwo samolubów.]

293 Bocheński, Jacek. Op. cit., p. 203, traduction de l’auteur.

[Pamiętam też, jak z pobudek obywatelskich zabrał się do poematu o rolnictwie. Napisał wtedy pochwalę ziemi i pracowitości, dzieło ważkie, pouczające. Więc on, ten wielki poeta, którego wyobraźnia lgnęła zawsze do rzeczy pięknych i szlachetnych mógł tak pisać, bo rozumiał powołanie pisarza, czuł się odpowiedzialny za skutki, tego co pisze (…).]

294 L’allusion ne manque pourtant pas de sel lorsque l’on sait que Virgile fut accusé par le rival politique Mécène, qui l’entretenait de ses deniers, d’avoir été l’inventeur de la « Cacozelia latens », que l’on traduit communément comme le « mauvais esprit caché », soit l’exploitation d’une certaine préciosité littéraire qui aurait eu pour but de masquer que les termes choisis étaient porteurs d’une polysémie qui permettait que ses apologies d’Auguste soient lues comme un blâme subtil. Ainsi, l’empereur lui-même se serait laissé abuser par le raffinement d’une critique sertie dans son éloge. Voir à ce sujet Maleuvre Jean-Yves. Virgile est-il mort d’insolation ? in L’Antiquité Classique, n° 60, 1991, p. 178.

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Le reproche d’Auguste quant à la déconnexion de la littérature de sa responsabilité politique s’accompagne de sa conséquence immédiate : affranchie de son chaperonnage, la poésie d’Ovide s’enlise dans l’immoralité. En d’autres termes, indépendante de tout encadrement censorial, la littérature verserait dans le sabotage idéologique. Or, non seulement Auguste avait fait de la restauration de la vertu romaine l’une de ses mesures phares mais, en outre, il attendait des arts qu’ils fassent preuve d’exemplarité en la matière.

(…) tu as été un exemple de corruption, le triste modèle de la dénaturation des vertus romaines et le foyer d’une contagion dangereuse que je dois désormais amputer comme le docteur doit amputer un organe pour sauver le corps295.

Ou encore.

En réalité, tu as été le modèle de cette pourriture et c’est encore cela le pire. Tu as été le modèle, l’oracle et l’instructeur de toutes ces crapules morales. Ils te vénéraient, ils t’étudiaient, tu avais tes disciples296.

On notera que, dans ces répliques, Auguste procède à la fusion de la biographie et des œuvres d’Ovide, semblant considérer que l’un et l’autre procèdent d’une même logique, comme si la création ne pouvait être que le reflet mécanique des traits de son créateur. À ce régime, l’auteur devient donc comptable des actes de ses protagonistes et la permissivité créatrice s’en trouve restreinte à des illustrations édifiantes des convenances, craintives des vices et donc inaptes à l’étude des faiblesses, en somme purgées de toute valeur cognitive.

Et pourtant, le pire ne semble pas tant de s’être rendu coupable d’immoralité que d’être parvenu à ériger cette immoralité en un embryon de canon concurrentiel. C’est au fond d’avoir « eu des disciples » qui constitue le crime de cette contagion supposée. Le canon autoritaire n’autorise l’inventivité que lorsqu’elle explore sagement de nouvelles façons de décliner son orthodoxie, jamais lorsqu’elle semble fonder une hétérodoxie qui puisse servir de foyer à sa mise en question. En procédant de la sorte, l’artiste avait gravement outrepassé les licences de la poésie, de moyen de consolidation de la doctrine, il en avait fait un outil de doute à son égard. Ce dévoiement de la marge de manœuvre consentie à l’introduction d’innovations organiques — et plus encore son succès — devait faire l’objet d’une remontrance énergique.

295 Bocheński, Jacek. Op. cit., traduction de l’auteur.

[(…) byłeś przykładem zepsucia, smutnym okazem wyrodnienia cnót rzymskich i ogniskiem niebezpiecznej zarazy, które muszę wyciąć, jak lekarz wycina zakażoną część organizmu, by ratować całość.]

296 Bocheński, Jacek. Ibid., p. 205, traduction de l’auteur.

[A właśnie byłeś wzorem tej zgnilizny i to jest najgorsze. Byłeś wzorem, wyrocznią i nauczycielem wszystkich zgniłków moralnych. Czcili cię, studiowali, miałeś tych swoich wyznawców.]

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Enfin, l’empereur croit déceler dans les textes du poète des manquements à sa personne : « la grandeur de Rome ne figure pas dans tes poèmes, on n’y retrouve même pas mon nom297 ». Et bien que les faits contredisent cette affirmation — on retrouve plusieurs mentions laudatives de l’empereur dans les poèmes d’Ovide — à travers cette semonce on prend la mesure de l’appétit du souverain pour qui quelques flatteries convenues ne constituent déjà plus une démonstration suffisante d’admiration. Bocheński brode sur ce tropisme de la faim lorsqu’il prête cette pensée à Ovide : « c’est Érysichthon, il mourra d’épuisement, il se mangera lui-même 298 ». Avec cette référence mythologique299, Ovide suggère le portrait d’un tyran obsédé par l’idée que sa prestance doit refléter la grandeur de son empire, et donc que tous doivent s’éreinter en louanges de sa personne pour que son prestige ruisselle ensuite à travers toutes les couches de la société romaine pour profiter à chacun. Ainsi, en refusant de rendre les hommages protocolaires avec suffisamment de formes, Ovide se rendait suspect de vouloir se soustraire au pouvoir du contexte, soit d’extirper son œuvre d’un cadre de réception prioritairement déterminé par la lecture canonique de toutes les productions qui en émanaient.

Au travers des extraits cités ici, ce que l’on constate, c’est que le « fait de tête », à la différence du « fait de vie », ne se résume pas à un simple cryptage historique d’un élément du présent de son lectorat-cible mais qu’il se compose de la distribution dans le texte d’une série d’observations qui s’assemblent pour esquisser un phénomène plus vaste, en l’occurrence le défaut de conformité d’Ovide d’avec les principes cardinaux du réalisme socialiste tardif. On découvre alors un réquisitoire pointant vers l’infraction systématique de ces principes : l’autofinalité manifeste de la poésie d’Ovide (soit son refus de s’employer tout entière à clamer les louanges de Rome), son manque de retenue dans l’introduction d’innovations organiques (soit l’indépendance de son ton et de son rythme, allant jusqu’à faire école), sa nonchalance vis-à-vis du classicisme bureaucratique (soit son mépris pour le lyrisme pastoral dans lequel s’est si vertueusement illustré Virgile) et son insubordination patente au

pouvoir du contexte (soit l’insuffisance de ses déclarations d’allégeance à l’empereur). En d’autres termes, le roman de Bocheński est, certes, traversé par des jeux de correspondances historiques entre passé et présent, ici et ailleurs, mais il est d’abord et surtout l’occasion de distribuer dans sa fable historique les principes d’un système dont le fonctionnement semble immuable, transcendant les lieux et les époques.

297 Bocheński, Jacek. Ibid., p. 207, traduction de l’auteur.

[(…) w twoich poezjach nie ma wielkości Rzymu, nie pada nawet moje imię.]

298 Bocheński, Jacek. Ibidem, traduction de l’auteur.

[(…) to Eryzychton, ginie z wycieńczenia, zje samego siebie.]

299 Le hasard veut d’ailleurs que la principale source d’informations dont nous disposions sur la figure d’Érysichton soit la poésie d’Ovide. Voir à ce sujet Ovide. trad. Robert, Danièle. Les Métamorphoses. Arles : Actes Sud, 2001.

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