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La structure du marché de l'emploi temporaire génère de la précarité

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 109-113)

Elena Mashkova *

3. La structure du marché de l'emploi temporaire génère de la précarité

La question se pose quant au rôle joué par les ETT dans la protection de leurs salariés. Quelles sont leurs positions et leurs marges de manœuvre effectives dans ce domaine ? Comme souvent il faut bien distinguer les discours des encadrants ou des commerciaux (souvent de bonne foi) et les pratiques réelles des acteurs.

Face à l’accidentabilité élevée des salariés intérimaires, les majors de l’intérim ont déjà commencé à développer des stratégies de prévention à destination de leurs salariés. Des cellules de prévention ont été créées au sein de quelques ETT telles que Manpower, ADECCO, VediorBis. Leurs actions se limitent souvent à la distribution des brochures sur les règles de sécurité et aux tests que les intérimaires passent au début de leur embauche.

En outre, l'une des particularité du secteur du travail temporaire est la fragmentation des acteurs : il existe des milliers des PME ou de TPE dont les positionnements vis-à-vis des questions de sécurité sont très éloignées des discours tenus par les géant de l'industrie. Pour ces myriades d'ETT locales, la sécurité est gérée directement sur place par l’entreprise utilisatrice : « Ce n'est pas nous qui devons gérer la sécurité des intérimaires ; sur les chantiers il y a les contrôles et les inspecteurs » (entretien petite ETT). Il ne s’agit pas non plus de proposer ou de renforcer les formations à la sécurité des intérimaires : « Si on commence à faire les formations de sécurité pour tous les intérimaires sur le chantier on ne s’en sort pas. Par contre, il y a

toujours des panneaux de sécurité à côté des vestiaires » (entretien dans une petite ETT).

Les modes de recrutement des agences d’intérim contribuent elles aussi à une précarité du travail des intérimaires. Étant donné le caractère imprévisible des chantiers et de leurs besoins, les chefs de chantiers ont recours aux services des ETT pour « boucher les trous » en urgence. Dans ce contexte l’avantage concurrentiel fondamental des agences d’intérim est leur réactivité, c'est-à-dire leur capacité à fournir des

« bras » dans les plus courts délais. Le recrutement se fait donc souvent de façon aléatoire, sans véritable prise en compte des qualifications réelles des intérimaires et de leur correspondance aux tâches qui leur sont confiées.

Selon les chefs de chantier, il y a presque toujours un décalage entre les qualifications des travailleurs et la mission pour laquelle ils ont été appelés. Ces décalages ont pour origine l’omission des procédures légalement prescrites qui obligent les EU avant toute mission à décrire de façon détaillée le poste de travail et les tâches que le travailleur intérimaire devra effectuer. « En théorie les missions doivent être bien décrites, mais vous savez, les entreprises qui s’adressent à nous n’aiment pas trop l’administratif. Donc si on commence à faire tout comme il faut, si les intérimaires commencent à lire leurs contrats, alors on n'a le temps de prendre d’autres personnes derrière » (entretien avec un commercial, ETT).

La réactivité des ETT, voulue par les EU, est donc un facteur essentiel du mécontentement des entreprises utilisatrices, qui déplorent la « basse » qualité de la main-d’œuvre intérimaire et renvoient ceux des travailleurs intérimaires qui sont incapables de faire face aux exigences du poste proposé.

Dans ces conditions et compte tenu de la logique commerciale régissant les relations entre les ETT et les entreprises, il n’est pas surprenant que la politique actuelle de prévention des risques au travail ne favorise pas les salariés des entreprises intérimaires. Aux yeux des entreprises du bâtiment, la sécurité apparaît toujours comme un coût supplémentaire et une question sensible. « Ce n’est pas très facile de sensibiliser le client pour les questions de sécurité. En plus si on veut travailler avec lui on ne va pas lui parler de la sécurité. Après, quand on se connaît un peu plus, on peut déjà lui dire ce qui ne va pas. Mais c'est sensible pour nous d’aborder ces questions avec les clients. Surtout que c'est lui qui paie donc on ne va pas lui casser la tête avec ça » (entretien commercial ETT). Soulignons que selon la législation, ce sont les entreprises de travail temporaire qui paient pour les accidents de travail de leurs salariés et non les entreprises utilisatrices de la main-d'œuvre intérimaire (sauf dans le cas d’accidents graves où les coûts financiers sont partagés, à hauteur d’un tiers pour l’EU et de deux tiers pour l’ETT).

Pourtant même si la question de la responsabilité financière préoccupe les ETT et devrait susciter des actions plus fortes dans le domaine de la prévention des risques, la logique commerciale qui régit les relations ETT-EU ne laisse pas de marges de manœuvre. « Donc quand un client fait beaucoup d’accidents, l’ETT supportera des coûts financiers et elle va aller le voir pour essayer de faire comprendre que ça ne va pas.

Mais après c'est aussi la question de la logique économique et commerciale : jusqu’où on peut aller pour faire passer le message et expliquer au client » (entretien avec un responsable du Syndicat des ETT).

Conclusion

Il nous apparaît qu’aujourd'hui pour comprendre les conditions de travail et les risques qui y sont associés il est indispensable d’analyser les conditions d’emploi des salariés1. Plutôt que de se tourner vers les caractéristiques individuelles d’une population de travailleurs et la recherche des facteurs individuels qui augmentent les risques au travail, il s’agit de se tourner vers une analyse des règles du jeu des entreprises qui les emploient et qui les utilisent. La sécurité et les conditions de travail restent des sujets sensibles car c'est autour de la question de sécurité que le salariat s'est constitué sous sa forme juridique moderne.

À travers l’exemple des salariés intérimaires dans le BTP nous avons essayé de montrer la façon dont la structuration du marché du travail temporaire et des rapports de force qui y règnent contribuent à engendrer des risques professionnels pour des travailleurs. Comme le dit bien le préventeur d’une grande enseigne du travail temporaire, « il y a une acceptation tacite entre les ETT et les EU de jouer le jeu du risque car le pire

1 Pourtant connaître la situation d’emploi du salarié ne suffit pas pour prédire des risques qui découlent des conditions de

n’arrive pas forcement. Et puis les gens apprennent vite et peuvent faire des excellentes missions sans avoir d’accidents ».

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Session 4

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