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La perpétuation de l'instabilité

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 41-44)

Évolution des rapports à l'instabilité professionnelle : une enquête qualitative longitudinale auprès de jeunes

2. La perpétuation de l'instabilité

2.1. L'instabilité comme norme sociale

La représentation que l'on a des différents cycles de vie inclut souvent, avant l'installation définitive dans une situation professionnelle, une période de forte instabilité. Le passage à l'âge adulte se traduit par une phase d'intégration professionnelle qui ne correspond pas ou plus à une entrée définitive et stable dans un collectif professionnel, mais qui aussi de plus en plus dure et s'éternise en contrats précaires, changements d'orientations et périodes de « moratoire » des débutants (Rose 1998). Du côté des jeunes on trouve cette phase parfois valorisée et vécue sur le registre de l'aventure et de la découverte… du moins pour certains, pour qui la stabilité est un « truc de vieux » :

« Comment je vois ma vie de travail ? Surtout pas comme mes collègues qui ont 45 ou 50 ans et qui disent la même phrase que moi au téléphone : « L’hôpital bonsoir », et ça fait quinze ou vingt ans qu’ils disent ça. Et là, franchement, je ne pourrais pas » (Kévin).

Toutefois, cette représentation valorisée de l'instabilité est aussi datée : forte à la fin de l'adolescence, elle devient de moins en moins importante au fur et à mesure que l'on évolue en âge. On peut ainsi avoir l'impression que la stabilité est la règle et que l'instabilité est une exception liée uniquement à une période du cycle de vie.

Pourtant, nous avons constaté ici que cette règle est loin d'être générale. En effet, certains individus intégrés depuis longtemps dans le monde du travail continuent à concevoir l'instabilité comme une valeur positive.

Nous pouvons repérer diverses raisons à cette perpétuation :

• pour certains l'instabilité est un modèle culturel, intégré dans les habitus individuels ;

• pour d'autres, l'instabilité constitue une règle structurelle qui régit l'activité professionnelle et en particulier permet l'évolution ascendante des individus. Ce cadre a été analysé comme un marché professionnel (Paradeise 1988) ;

• pour d'autres enfin on renvoie cette attitude à des préférences et stratégies personnelles, fortement liées à l'origine sociale.

2.2. L'instabilité comme mode de vie

Certains jeunes, tout au long des diverses vagues d'enquête, restent dans la même position au regard de l'instabilité, qu'il acceptent comme une donnée « de fait » en l'attribuant tant à leur milieu de vie qu'à leurs aspirations personnelles.

C'est le cas par exemple de Kévin, qui en vague 2 vient de quitter un emploi pour partir ramasser les melons dans le Sud :

« À chaque fois, quand je fais un boulot qui me plaît, c’est super. Je reste là-dedans, c’est ce qu’il me faut. Au bout d’un certain temps, c’est souvent aux alentours de six mois, je voudrais bien faire autre chose. On bricole, on fait des bricoles du genre le CES. […] . Au début, c’est bien parce que je suis content d’avoir une embauche mais, après, ça ne suffit plus. Et je crois que je n’arriverai pas à stabiliser un jour. Il va bien falloir. Si je trouve un poste qui me plaît, avec une embauche, je crois que je vais être obligé quand même » (vague 2).

On trouve quelques ambivalences dans ce discours recueilli en vague 2.

Il n'a pas de projet professionnel à long terme, plutôt une pluralité d'envies (pompier, tatoueur, dirigeant d'une salle de boxe…) qui restent de l'ordre du désir car les moyens pour les réaliser ne sont même pas envisagés. Pour lui la projection à long terme se révèle quasiment impossible, car la stabilité est intenable.

Peut-être son origine gitane détermine-t-elle des valeurs particulières2, où les envies de carrières professionnelles occupent une place tout à fait marginale.

Trois ans après, il reste toujours sur la logique de l'oscillation :

« [Comment tu la vois ta vie de travail dans l’avenir ?] Justement, ça me fait peur. C’est pourquoi je suis toujours en train d’essayer de trouver une faille pour me barrer mais, bon, il y a toujours quelque chose qui me retient. C’est pour ça que je ne me précipite plus, je sais qu’un jour je vais dire “Voilà, ça me fait chier. Ça, j’ai envie de le faire, je le fais” […] Moi, j’ai un esprit vagabondeur, on va dire, mais le corps enchaîné » (vague 3).

Il s'agit alors de résister à la tentation que pourrait représenter la sédentarisation et l'installation dans une activité professionnelle. Pour cela, un certain nombre d'attitudes et de décisions visent plus ou moins consciemment à rendre la stabilité impossible. On a ainsi des comportements à « effets de cliquet » qui rendent impossible tout retour en arrière.

« J’ai dit ce que je pensais à mon patron, je l’ai envoyé chier, le patron était rouge écarlate, il a dit “Si vous n’êtes pas content…” Je lui ai dit “Quoi, vous me menacez, vous voulez que je parte” ? […] Et, dans ma tête, je me disais “De toute façon, je m’en fous, qu’il aille au bureau, qu’il fasse une lettre, qu’il me fasse virer, et ce sera génial parce que je vais me barrer” » (vague 3).

Le travail n'est pas dans cette logique un domaine qui focalise l'investissement individuel. Il peut être remis en cause du jour au lendemain pour des raisons ou envies dans d'autres domaines.

« Là je suis en train de voir pour essayer de prendre un congé sans solde d’un an pour aller vers Limoges ou dans le Périgord, je voudrais aller faire deux ou trois terrains avec des voyageurs, peut-être » (vague 3).

Les choix professionnels sont dans ces cas fortement dépendants des réseaux relationnels ; la nature des tâches, les conditions d'emploi et de travail paraissent beaucoup moins déterminants. En vague 4 la tentation du voyage est encore là…

« Moi, mon truc, c’est d’aller me balader, d’aller à droite, à gauche, sur les terrains et tout. Et puis, quand je suis sur place, là-bas, je suis quelqu’un d’autre, c’est-à-dire qu’untel cherche un associé pour faire ses chaises, l’autre un associé pour faire les tapis ou les Kärcher » (vague 4).

Le discours et les comportements individuels ne sont pas exempts de contradictions3. Certes la mobilité reste ici une valeur centrale, et on retrouve bien son discours de la vague 2 sur le « piège » de l'emploi stable…

« À l’époque, quand j’ai été embauché, j’étais content, puis à un moment donné je me suis dit “Putain, je suis dans un piège”. Parce que le fait d’avoir été en CDI justement, je ne pouvais plus partir. Enfin je pouvais, mais je me sentais enfermé. Ca faisait longtemps que je voulais un CDI comme pas mal de gens, mais je me sentais enfermé » (vague 4) .

…Mais la stabilité trouve spontanément quelques attraits quand même… a posteriori.

« [Finalement, qu’est-ce que ton travail t’a apporté de manière générale dans ta vie, là ?] Une stabilité, et puis j’ai vachement mûri. D’être au contact d’autres mecs, par exemple des anciens pompiers, des mecs qui connaissent leur taf ; des mecs plus vieux que moi aussi… » (vague 4).

Il faut dire que les injonctions des parents, souvent très fortes dans cette génération là pour conduire leurs enfants vers la stabilité de l'emploi, sont dans son cas divergentes.

« Ce n’est pas parce que j’arrêterai mon boulot qu’on va me dire “Oui, tu te rends compte !...”. On me le dira… Du côté à ma mère, c’est plus “Oui, ta retraite et tes machins, et tout…”. Du côté à mon père, ce n’est pas la même chose : eux, ils s’en foutent. Enfin, ils ne voient pas la chose tout à fait pareil. Si humainement ou mentalement ça ne marche plus, je ne me prendrai pas la tête. Je ferai “Au revoir les gars !” » (vague 4).

Kévin aimerait, comme bien d'autres jeunes, trouver quand même une certaine stabilité dans son couple, sans la porter lui-même mais en restant plutôt « enfant dans sa tête ». La stabilité, il aimerait l'avoir par procuration.

« Mais j’aimerais bien que ça soit elle [sa compagne] l’élément stable, dans notre couple on va dire.

Stable, je veux dire… J’aimerais bien que ce soit quelqu’un d’autre. Avoir un peu plus de légèreté quoi » (vague 4).

L'ambivalence, loin d'être une situation de déséquilibre inconfortable, s'installe de façon durable pour lui comme pour bien de ces jeunes qui semblent préférer l'instabilité… relative.

Dans le cas de Kévin, on pourrait qualifier de « culturelle » la norme de référence qui lui fait accepter l'instabilité dans l'emploi comme un « allant de soi ».

2.3. La mobilité comme norme du marché professionnel

Dans certains milieux professionnels, l'instabilité se présente comme une valeur, mais au second niveau : c'est la structure de ce marché du travail qui impose la mobilité comme mode normal d'évolution ou même parfois de maintien dans la profession.

La chanson d’Aznavour « La bohème » décrit la manière dont cela constitue une valeur dans le milieu artistique. La stabilité apparaît alors comme antinomique avec l'activité, comme une forme de traîtrise par rapport aux règles du milieu.

Dès lors le choix n'est pas celui de la stabilité ou de l'instabilité mais celui d'un domaine d'activité. Ce domaine inclut des règles particulières d'évolution ou de préservation de l'emploi qui s'imposent alors à l'individu.

« Quoi qu’il arrive, dans la pub, tu es obligée d’avoir des emplois successifs » (Agnès, vague 2).

L'instabilité peut alors constituer une valeur indissociable de l'activité. La créativité liée à la pratique artistique apparaît ainsi souvent antinomique avec la stabilité qui stériliserait l'imagination.

3 Pour des impératifs de volume, nous simplifions la complexité des représentations individuelles

Dans le cas d'Agnès, mais aussi pour les métiers du conseil ou de la vente, l'instabilité n'est pas un modèle de carrière global mais une première étape d'acquisition de compétences par la mobilité et la confrontation aux contextes professionnels divers. Cette phase accomplie, on peut postuler à des positions plus stables ou changer pour un métier connexe.

« Arrivée à un certain âge, tu ne travailles plus dans la pub, en tous les cas, plus en agence, tu passes chez l’annonceur » (Agnès).

La carrière prévoit ainsi cette phase, transitoire nous le verrons, d'acceptation de l'instabilité.

Dans ces deux cas de Kévin et d'Agnès, l'instabilité n'est un choix individuel qu'en second lieu, ses déterminants résident davantage dans des contextes, qu'il s'agisse de la culture d'un milieu social particulier ou dans celle d'une branche professionnelle.

Pour Kévin, c'est l'appartenance sociale qui donne sens à la vie et non l'activité professionnelle. Pour Agnès, ce sont des règles de maintien et d'évolution dans le milieu professionnel qui déterminent l'instabilité. Pour elle le lien à l'activité apparaît ainsi comme « intéressé » mais non comme vital, à l'inverse de l'adhésion au milieu social gitan pour Kévin. Le poids de la norme sera de ce fait, nous le verrons, moins structurel et moins durable pour elle.

Dans d'autres cas, l'instabilité de l'emploi est compensée par une certaine stabilité dans un secteur où l'expérience de recherche d'emploi réussie a conforté les jeunes. Ainsi pour certains, l'intérim

« professionnel » (Kornig 2003), bien que subi, ne fait pas peur, les ressources développées à son contact permettant de ne pas être inquiet… pour le moment.

« Moi, je suis intérimaire donc je suis assez bien placé pour savoir comment choisir une mission. [Tu pensais retrouver du boulot en intérim ?] Non, je ne pensais pas. Je savais. Je savais que j’allais bosser, donc ça ne m’affolait pas plus que ça » (Jérémy, vague 2).

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 41-44)