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Quitter la stabilité pour l'instabilité : la nécessité de distinguer emploi et travail

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 49-53)

Évolution des rapports à l'instabilité professionnelle : une enquête qualitative longitudinale auprès de jeunes

4. Modifications du rapport à l'emploi

4.2. Quitter la stabilité pour l'instabilité : la nécessité de distinguer emploi et travail

Il arrive que la stabilité de l'emploi soit perçue négativement car la personne regrette l'idée d'un « bon travail" ». Ces évolutions de la stabilité à l'instabilité de l'emploi nécessitent donc que l'on reprenne la distinction entre emploi et travail, afin d'expliquer ces revirements.

4.2.1. L'insatisfaction dans la stabilité forcée

Certains jeunes sont parvenus à des situations stables, mais les vivent douloureusement.

Serge, par exemple, constate qu’il est bloqué à la chaîne et de surcroît, en travail de nuit. Il ne se sent plus reconnu, sous-employé, sous-payé, etc., ce qui envahit la perception qu'il a de sa vie et de sa place dans la société

« Je ne me sens pas bien du tout dans mon travail. […] Je suis même parti à pleurer comme une fille après mon boulot, j’ai craqué complètement, et hier, j’ai failli encore. Je ne me sens plus bien du tout » (Serge, vague 3).

« [Ta vie de travail, aujourd’hui ?] Elle est pourrie. […] Sincèrement, on est des numéros, on est juste bon à payer. Oui. ça s’arrête là. Tout est impersonnel, maintenant. La Sécurité sociale, on est un numéro, les impôts, on est un numéro. On est un numéro partout. Même à mon travail, je suis le numéro 147. Je ne me considère pas comme un être humain, dans la société, je suis un numéro » (Serge, vague 4).

Mais Serge ne parvient toujours pas à quitter son emploi, de plus en plus « piégé » par peur de ne plus pouvoir trouver un autre emploi. Il reste paralysé par la perspective, non de ne pas retrouver de travail mais de vouloir se lancer dans une voie pour laquelle il n’a ni les compétences ni surtout l’assurance de réussir.

« Je voudrais changer de travail complètement. […] Je me plains, mais je ne fais pas grand-chose » (Serge, vague 3).

« Quelque part j’ai envie d’arrêter et en même temps… Disons que je sais que j’ai les capacités pour faire autre chose, n’importe quoi d’autre mais, en même temps, je ne suis pas certain d’y arriver donc j’ai peur. Ouais, j’ai peur, c’est tout » (Serge, vague 4).

Comme il n'arrive pas à franchir le pas, il en vient à souhaiter que les événements décident pour lui, même s'il est conscient que cela risque de le mettre dans une situation épineuse.

« Je voudrais bien qu’ils me licencient pour pouvoir retrouver quelque chose en ayant un peu de temps, pour faire une formation, je ne sais pas… » (vague 4).

Thibaut, lui, a osé… mais se retrouve sans emploi et sa situation devient dramatique.

4.2.2. Bifurquer : prendre le risque pour changer de métier

On constate aussi des remises en cause de la stabilité de l'emploi. Par exemple, Alban valorisait fortement la stabilité :

« À mon avis, les gros avantages [d'être adulte], quand même, c’est une certaine stabilité. Moi, j’aime bien ça. Vous avez des revenus fixes tous les mois qui vous permettent de pouvoir avoir une certaine stabilité matérielle : c’est une voiture, c’est un appartement, c’est un appartement meublé, c’est des loisirs. […] Ça, c’est les avantages, les gros avantages d’être adulte, quand même. Le regard aussi qu’on porte sur vous. Famille, par exemple, c’est quand même beaucoup plus de respect pour vous, on vous écoute davantage, c’est agréable » (Alban, vague 2).

Il exerce ensuite pendant plusieurs années le métier d'attaché commercial. Or il en vient à remettre en cause cette stabilité. Il est lassé, déçu :

« La première année, même les deux premières années, je trouvais ça super parce que je découvrais beaucoup de choses. […] Je découvrais beaucoup de choses, j’avais mon premier appartement, ma première voiture, etc. J’avais mes premiers collègues. Tout ça, c’était super bien. Mais au bout de deux

ans, on s’en lasse un peu. Le métier commençait à m’agacer parce que c’était pas du tout ce que je voulais » (Alban, vague 4).

L'insatisfaction provoquée par la situation professionnelle lui permet de réinterroger des projets restés latents.

« J’ai des rêves, comme tout le monde, des rêves d’études. […] Il y a deux sortes d’études que j’aurais toujours voulu faire. Ce sont des études d’architecte, et puis j’aurais bien voulu faire des études de médecine et même plutôt de dentiste. Et puis bon, j’ai abandonné, c’est dommage, j’ai abandonné cette idée. […] Je rêvais de ça depuis que j’ai 16, 17 ans quoi. […] Ensuite, je savais aussi que c’était pas possible parce que la situation familiale ne le permettait pas, de faire des études longues. […] Dès que j’ai fait ma première année de fac en commerce, je me suis dit “mince, non, c’est pas là que je dois être”

[…] Ensuite, j’ai continué parce qu’il faut bien travailler, faut gagner sa vie, etc. Et ensuite, quand j’ai commencé à bosser, je me suis dit “mince, non…”. Bon, c’est super, j’apprends beaucoup de choses en commercial, vous voyez beaucoup de monde, on découvre beaucoup beaucoup de choses, etc., mais je me dis “c’était pas ça que je voulais” »(vague 4).

Et Alban franchit le pas, démissionne et commence des études médicales pour devenir dentiste. Il doit dans le même temps trouver du travail pour financer ses études, déménager et trouver un logement… mais le défi ne lui fait pas peur, tellement son projet lui tient à cœur :

« Moi j’avais vraiment rêvé de travailler dans le médical parce que j’aime bien… Déjà, je trouve que c’est le plus beau métier du monde de s’occuper de la santé des gens. Quand on a une douleur, quelqu’un qui vous sauve une douleur, c’est comme un Dieu » (vague 4).

D'autres jeunes ont ainsi quitté la sécurité pour se mettre en danger dans la perspective d'un métier qui les tente vraiment, plus que ce qu'ils ont expérimenté dans leurs emplois stables antérieurs.

4.2.3. L'emploi et le travail sont deux orientations différentes

Ces derniers exemples compliquent l'analyse du rapport à l'instabilité. Alors qu'il semblait que la tendance générale était la recherche de stabilité, on constate que tous les individus ne visent pas une stabilité totale et que d'autre part, d'autres éléments des situations de travail sont susceptibles de remettre en cause la stabilité acquise.

Pour analyser de manière plus complète le rapport à l'instabilité ou à la stabilité professionnelle, il faut alors analyser l'articulation de deux variables distinctes de la relation des salariés à leur activité professionnelle, que Françoise Piotet (2003) nomme des conventions et que nous utilisons ici d'une manière très partielle.

D'une part la convention d'emploi qui résume les conditions dans lesquelles cette activité peut être réalisée, ou les avantages que cette activité représente pour le salarié. Il s'agit bien sûr des modes de rémunération mais aussi des modalités de carrière possibles à l'intérieur de l'organisation. Plus généralement, ce sont tous les aspects qui règlent les problèmes d'affectation des individus à des positions organisationnelles.

La convention de travail concerne, elle, le contenu de l'activité ainsi que le contexte au sein duquel il s’exerce : c'est-à-dire les modalités concrètes du travail. En effet ce sont avant tout les modalités particulières de définition de tâches ou d'activités, leur degré d'autonomie ou de contrainte qui caractérisent l'activité professionnelle.

Ces deux conventions sont par nature indépendantes, bien que, a priori, l'insistance accordée à l'une d'elles diminue d'autant l'importance accordée à l'autre : par exemple, accorder de l'intérêt à la convention de travail, c'est en quelque sorte s'engager sur la logique de la vocation, pour laquelle les problèmes de rémunération ou de carrière sont secondaires ; à l'inverse, s'intéresser à sa carrière revient à accorder beaucoup plus d'importance aux positions atteintes et à leur place dans la hiérarchie qu'à la nature de ce qui doit y être fait.

On peut ainsi comprendre la configuration convention d'emploi, convention de travail comme une configuration particulière qui est diversement remplie par les individus et qui explique le niveau et les modalités d'investissement dans leur activité professionnelle.

Conclusion

Au total l'instabilité apparaît bien le plus souvent comme le produit d'une phase dans l'évolution biographique : la mise en couple, les enfants, la formalisation de projets, notamment financiers dans le long terme marquent la fin de cette phase. Les individus peuvent vivre ces événements comme des contraintes qui les condamnent à la stabilité ou au contraire les appréhender comme des points d'appui pour se construire des projets dotés d'une certaine stabilité. Toutefois, les modes de socialisation ou les régulations des contextes professionnels peuvent doter cette référence « adolescente » d'une certaine permanence, voire imposer une instabilité incontournable aux parcours professionnels. La possession de ressources sociales peut permettre d'affronter plus sereinement le risque professionnel, diminuant alors la pertinence de l'opposition stabilité-instabilité.

Le rapport à l'instabilité peut aussi emprunter plusieurs formes, l'emploi ou le travail. Certains souhaitent une stabilité globale de leur situation professionnelle. D'autres au contraire désirent que ce soit l'instabilité qui oriente l'ensemble de leur situation professionnelle. D'autres encore souhaitent en même temps stabilité de l'emploi et instabilité du travail, ou bien se contentent d'une instabilité de l'emploi si leurs ressources leur permettent une continuité dans le rapport au travail, à moins que des engagements alternatifs ne viennent modifier cet équilibre...

Bibliographie

Bidart C., Mounier L. et Pellissier A. (2002), La construction de l'insertion socioprofessionnelle des jeunes à l'épreuve du temps. Une enquête longitudinale, Rapport de recherche pour la Délégation interministérielle à linsertion des jeunes.

Bidart C. (2006), « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, n° 120, à paraître.

Bourdieu P. (1971), La distinction, Paris, Éditions de Minuit.

Correia M. (1996), « Formation et promotion sociale, des liens qui se distendent », Actualité de la formation permanente, n° 141.

Elias N. (1981), Qu'est ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, Éditions de l'aube.

Kornig C. (2003), La fidélisation des intérimaires permanents : une stabilité négociée, thèse de doctorat en Sociologie, EHESS, Paris.

Paradeise C. (1988), « Les professions comme marchés du travail fermés », Sociologie et sociétés, XX(2), pp. 9-21.

Piotet F. (2003), « Les effets paradoxaux du statut et du contrat sur les formes de la subordination » in J.-P. Chauchard et A.-C. Hardy-Dubernet (dir.), La subordination dans le travail, Travail et Emploi.

Rose J. (1998), Les jeunes face à l’emploi, Paris, Desclée de Brouwer.

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De l'imprévisibilité dans les ruptures professionnelles

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