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Le mode de classement subjectif

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 162-165)

Stéphane Moulin *

3. Le mode de classement subjectif

L’enquête Génération 98 comporte une question permettant de dégager un indicateur de classement subjectif relativement simple. Il est en effet demandé aux jeunes occupant un emploi s’ils (elles) diraient à propos de cet emploi, qu’ils (elles) sont utilisés(ées) au-dessus de leur niveau de compétence, à leur niveau, ou en dessous. Ainsi, trois catégories de personnes se dégagent : celles qui se jugent bien classées, celles qui se jugent surclassées et celles qui se jugent déclassées.

Encadré 3

LE MODE DE CLASSEMENT SUBJECTIF S Question : « A propos de cet emploi, diriez-vous que vous étiez utilisé(e) : S=1 : « au-dessus de votre niveau de compétence »

S=2 : « à votre niveau de compétence »

S=3 : « en dessous de votre niveau de compétence »

La probabilité pour un individu i de se juger déclassé (Si=1), bien-classé (Si=2) ou surclassé (Si=3) peut être représenté par un modèle avec :

Prob(Si≤k)= Φ (Constante(k)+Xiγ),

où X est le vecteur de l’ensemble des variables explicatives utilisées, et γ le vecteur de paramètres associés.

Dans le tableau 4, X inclut la variable relative au décalage entre le niveau de formation et la position (qui a donc autant de modalités que de croisement possible entre un niveau de formation et une catégorie de la hiérarchie considérée, ici 8*3=24 modalités), le sexe et le type de contrat.

L’analyse des déterminants des modes de classement subjectif au premier emploi est présenté dans le tableau 6 de l’annexe 3. Dans ce modèle (présenté dans l’encadré 3), nous avons choisi simplement de considérer que les probabilités de classement subjectif pouvaient être représentées par un modèle logit ordinal où le vecteur des variables explicatives contient les décalages entre niveaux de formation et statut, l’origine familiale (père ou mère cadre), le sexe et le contrat de travail (fonctionnaire, intérim, et autres). Les résultats suivants peuvent être dégagés :

• La qualité de l’ajustement des modes de classement subjectif est très inférieure à celle des modes de classement ou de reclassement objectif.

Il semble beaucoup plus difficile d’expliquer les sentiments de classement que les classements ou reclassements objectifs. La qualité de l’ajustement est seulement de l’ordre de 5 % sans prise en compte de l’effet des types de contrat et de 6 % après inclusion des modalités fonctionnaire et intérimaire. Les sentiments de classement s’expliquent donc assez mal dans le cadre de ce modèle par les décalages entre niveaux de formation et statut.

• Prépondérance du niveau de formation comme critère classant.

Au sein de la petite part expliquée des modes de classement subjectif, les décalages entre niveaux de formation et statut professionnel ont une incidence prépondérante. Notamment, les fréquences de déclassement subjectif sont d’autant plus fortes que les niveaux de formation sont faibles par rapport au statut occupé.

• Négation subjective de l’impact du contrat de travail sur le classement objectif.

Le fait d’être employé en intérim augmente la fréquence de déclassement subjectif, et le fait d’être fonctionnaire le diminue. L’impact de ces modalités du contrat de travail sur le sentiment subjectif de classement reflète donc un certain refus de l’impact, analysé dans la première section, de ces mêmes modalités sur l’accès aux catégories supérieures du salariat.

• Inversion de l’effet de l’appartenance de sexe.

Alors que globalement, l’effet d’être un homme était positif sur la fréquence d’accès aux catégories supérieures du salariat, cet effet est aussi positif sur la fréquence de déclassement subjectif. Ainsi, les femmes (surtout celles employées en CDI), non seulement ne semblent pas sentir les barrières à l’accès à l’encadrement supérieur et moyen, mais de surcroît éprouvent moins que les hommes le sentiment d’être mal classées.

Les évolutions ultérieures du sentiment de classement font apparaître une tendance à la diminution du sentiment subjectif de déclassement. Le tableau 7 croise le sentiment au premier emploi et le sentiment au dernier emploi pour l’ensemble des jeunes de Génération 98 qui ont au moins une fois changé de séquence d’emploi sur les trois années après la sortie de la formation initiale. Il apparaît que la proportion de personnes éprouvant le sentiment d’être employé en dessous de leur niveau de compétence diminue de 41 % à 26 %. Pour partie, cette diminution est imputable aux reclassements ayant eu lieu entre le premier et le dernier emploi observé. Mais l’ajustement du sentiment de déclassement au dernier emploi reste relativement de mauvaise qualité, ce qui conduit à supposer que d’autres facteurs très importants jouent.

Ce constat général ne disparaît pas quand on focalise l’analyse des modes de classement sur un segment particulier du marché. Ainsi le tableau 8 permet de comparer les déterminants des classements objectifs avec les déclarations subjectives des salariés de la chimie et de l’agroalimentaire. Quatre catégories peuvent être distinguées : les ingénieurs, la maîtrise, les ouvriers qualifiés et les ouvriers non qualifiés. La comparaison fait ressortir encore les résultats suivants : classement objectif beaucoup mieux expliqué que le classement subjectif ; prépondérance des niveaux de formation dans l’explication des classements objectifs et prépondérance des décalages entre ces niveaux et les positions occupées dans l’explication des classements subjectifs ; incidence importante du type de contrat de travail sur le classement objectif, incidence qui semble relativement refusée subjectivement au moins pour ceux qui ne multiplient pas les séquences d’emploi ; pas de reconnaissance dans le mode subjectif de classement de la barrière fondée sur l’appartenance de sexe.

Conclusion

L’analyse des modes de classement des jeunes salariés dans les trois premières années après la sortie de la formation initiale nous conduit donc à critiquer l’usage de la notion de déclassement :

• La catégorisation générale de certains jeunes comme déclassés (objectivement) méconnaît les variations des modes de classement selon le type de contrat de travail et le sexe ainsi que l’impact des décalages initiaux entre niveaux de formation et emplois sur les premières mobilités. Globalement, l’impact des niveaux de formation sur la position hiérarchique des jeunes est d’autant plus grand que l’emploi est stable.

• Plusieurs disjonctions apparaissent entre l’analyse savante du mode de classement objectif et les déterminants du sentiment de déclassement. Certains critères de classement semblent timidement refusés (comme le fait de travailler en intérim), d’autres sont inversés (tel l’appartenance de sexe). Mais surtout, le sentiment de classement est beaucoup plus difficile à expliquer que le classement objectif à partir des seules comparaisons entre niveau de formation et emploi.

Plus généralement, le fait que « l’inflation scolaire » soit concomitante d’une transformation des modes d’emploi (type de contrat mais aussi temps de travail et conditions d’emploi) conduit à être prudent concernant l’usage et l’interprétation des expressions maintenant consacrées de « dépréciation de titres » et de « déclassement ». Ces phénomènes apparaissent à la fois trop généraux compte tenu des modes de variations des classements dans le temps et l’espace social et trop normés par une légitimation des classements par les niveaux de formation qui ne semble pas refléter les modes de légitimation de la plupart des salariés. On peut à cet égard relire à profit ce qui est sans doute la première contribution sociologique à l’analyse du déclassement, celle de Goblot (1930), pour qui la peur du déclassement est portée par la bourgeoisie pauvre qui investit le plus en capital culturel (enseignants et chercheurs ?) :

« Le déclassement est consommé quand on ne peut plus trouver les avances nécessaires pour faire donner aux enfants une éducation bourgeoise. […] La bourgeoisie pauvre est celle qui vit sous la perpétuelle menace de ce qu’elle craint le plus : le déclassement. […] Vivre bourgeoisement, c’est, avant tout, faire donner à ses enfants une éducation bourgeoise » (pp. 36-37).

Bibliographie

Bourdieu P. (1978), « Classement, déclassements, reclassements », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 24, pp. 2-22.

Chapoulie S. (2000), « La nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Économie et statistique, n° 331, pp. 25-45.

Chauvel L. (1998), Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France.

Duru-Bellat M. (2006), L'Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, Paris, Éditions du Seuil, La République des idées.

Freeman R. (1976), The Overeducated American, New York, Academic Press.

Giret J.-F., Lopez A. et Rose J. (2005), Des formations pour quels emplois, Paris, La découverte/Céreq.

Goblot E. (1930), La barrière et le niveau, Paris, Alcan.

Pochic S. (2001), « La menace du déclassement. Réflexion sur la construction et l’évolution des projets professionnels des cadres au chômage », La revue de l’IRES, n° 35, 1, pp. 61-88.

Annexe 1

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 162-165)