• Aucun résultat trouvé

Ne pas anticiper son désengagement professionnel

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 58-63)

De l'imprévisibilité dans les ruptures professionnelles Sophie Denave *

4. Ne pas anticiper son désengagement professionnel

Dix-neuf enquêtés sur quarante-quatre ne préparent pas leur désengagement professionnel, c’est-à-dire qu’ils n’ont ni construit un « projet professionnel » de manière pragmatique ni assuré leurs futurs moyens de subsistance. Si quelques uns n’ont pas anticipé leur sortie professionnelle, c’est qu’ils n’en ont pas eu le temps. C’est le haut degré d’imprévisibilité du désengagement professionnel qui rend compte de ces comportements. D’autres, en revanche, bénéficiant d’une plus grande maîtrise sur leur désengagement professionnel, ont plutôt agi en affichant un rapport détendu à l’avenir.

4.1. Un désengagement professionnel imprévisible

Le processus de désengagement varie dans sa durée. De la prise de décision de quitter son emploi à sa mise en pratique s’écoule un temps variable selon les cas de figure. Plus ce temps est court, plus il est difficile d'anticiper le désengagement. Il en est ainsi de trois enquêtés qui n’ont pas pu prévoir leur licenciement économique. D’autres situations se présentent également. Par exemple, Elisabeth, directrice de l’école de

57

entraîne la vente de l'établissement acheté en communauté avec son mari et la fin des cours de danse.

N’ayant pu anticiper cette situation, son désengagement professionnel est brutal. Elle ne peut donc qu’accuser le coup et réagir au plus vite en réactivant ses dispositions ascétiques constituées au cours de sa socialisation familiale (son père est gardien et sa mère femme de ménage) :

« Mais moi vu que je voulais garder mes enfants, le seul moyen de vivre et de survivre c’était de travailler donc peu importe le métier […] Quand j’ai décidé de divorcer, c’était en fin d’année donc au mois de juin. Donc au mois de juin, tu as plus de cours de danse qui se donnent donc il fallait, il fallait aller à l’essentiel. Moi ce qui comptait c’était de faire vivre mes enfants. Et à l’époque B. ne vivait pas ici. Donc il fallait que je paie mon loyer, il fallait qu’on vive. Donc j’ai pas eu le choix, j’ai pris le premier travail que j’ai trouvé. »

La mobilité conjugale a directement contaminé la sphère professionnelle. Sans protection, elle accepte le premier travail qu’elle trouve pour subvenir à ses besoins. Cette forme d’ascétisme (efforts et privations) qui découle du primat du travail rendu nécessaire par les conditions de vie, est une des valeurs intériorisées par certains membres des classes populaires : « L’existence est encerclée par la nécessité, et les individus savent qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’y faire face. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un certain ascétisme » (Schwartz 1990). Olivier Schwartz définit les conduites de type « ascétiques » par une double caractéristique : l’acceptation systématique des privations, le but étant de « s’en sortir » ; et la mobilisation générale des forces pour saisir toutes les occasions de travail.

4.2. Un rapport détendu à l'avenir

L’ascétisme n’est pas la seule manière d’être et de faire des acteurs issus des classes populaires. Certains entretiennent, à l’inverse, un rapport plutôt hédoniste au présent. Dès qu’ils sont plus à l’aise financièrement, ils dépensent leur argent. Ils ne limitent pas leur train de vie pour accumuler un pécule et anticiper sur le futur. Ils veulent profiter du moment présent. Lorsque la vie est difficile, il s’agit de la prendre du bon côté. On retrouve le goût des plaisirs immédiats propres à certains membres des classes populaires, ces « épicuriens de la vie quotidienne » pour reprendre l'expression de Richard Hoggart (1970).

Patrice, jeune célibataire, confiant de par ses expériences antérieures de cuisinier (saisonnier en France puis à Londres), mais fatigué par des conditions de travail difficiles (notamment les horaires) décide d’arrêter de travailler sans se préoccuper rationnellement de son avenir :

« Avec mon ami […] on s’est dit : “ben voilà pff…merde on a un boulot en or, on est sérieux, on sait bosser, etc. donc on arrête de travailler et on voyage. On n’a rien à perdre, euh… on n’a que nous, un sac, trois slips, deux chaussettes et un T-shirt et basta. Et avec les papiers qu’on a, les certificats de travail qu’on a, on peut travailler dans le monde entier”, ce qui est vrai. Ce qui était vrai à l’époque. »

Cet extrait d’entretien montre aussi que le fait de ne rien posséder peut faciliter la prise de risque puisqu’il n’y a « rien à perdre » : un travail saisonnier facile à retrouver, pas de famille à assumer.

Des acteurs d’origine moyenne ou supérieure entretiennent aussi un rapport « hédoniste » à l’avenir. Mais les logiques à l’origine de ces comportements divergent. En effet, ce n’est pas le fatalisme mais la distance aux nécessités qui génère leur désinvolture à l’égard du proche avenir.

Issue de la grande bourgeoisie (père directeur commercial d’une grande entreprise et mère sans emploi, tous deux issus de la grande bourgeoisie industrielle), Elise démissionne assez brutalement de son emploi :

Elise : « Mais il (le PDG de la boîte) sentait bien que ça allait pas. Et puis il m’a dit : “Écoute si un jour tu veux partir, tu m’en parles, on t’aide et tout”. Et c’était donc un mardi, je lui dis : “Ben écoute je pars à la fin de la semaine.” […] Parce que c’est purement mon caractère : je fais tout très vite. Très vite et voilà.

Et je regrette jamais.

Enquêtrice : Et du coup en une semaine vous négociez un licenciement ou vous démissionnez ? Elise : Ouais en trois jours

Enquêtrice : Sans savoir du tout ce que vous alliez faire après ? Elise : Ah non pas du tout. »

Divorcée, élevant ses deux enfants âgés à ce moment de douze et neuf ans, sa décision peut sembler surprenante :

Enquêtrice : « Vous aviez pas le doute de vous retrouver…

Elise : Non pas du tout. Pas du tout. Non. Au contraire, je pensais même que c’était une bonne chose d’apprendre aux enfants à choisir leurs trucs et à ne pas hésiter à changer de métier. Ouais. »

L’absence d’inquiétude vis-à-vis de l'avenir, valeur qu’elle souhaite transmettre à ses enfants, tient à ses diverses ressources personnelles. D’une part, elle possède d’importantes économies personnelles réalisées sur ses précédents salaires. D’autre part, elle sait qu’elle peut éventuellement faire appel à ses parents fortunés ou à son réseau relationnel relativement important :

« Mais l’inconscience ou l’insouciance que je peux sembler avoir, c’est que oui j’ai, je suis pas toute seule. Je suis pas toute seule perdue dans la ville. »

Ces extraits d’entretien semblent largement confirmer le fait que la désinvolture des enquêtés de classe moyenne ou supérieure répond à d’autres logiques que celle des classes populaires. Ainsi, pour reprendre Bourdieu (1979), la disposition distante, détachée voire désinvolte à l’égard du monde se constitue dans des conditions d’existence relativement affranchies de l’urgence.

Victor n’anticipe pas non plus sa sortie professionnelle. Il démissionne sans penser à assurer financièrement sa survie. L’enquêté insiste même sur le besoin de se retrouver dépourvu pour trouver l’énergie de rebondir : Victor : « Moi j’ai démissionné comme ça sur un coup de tête avec une lettre de démission, qui était plutôt une lettre d’insultes […].

Enquêtrice : Mais avant d’écrire la lettre de démission, vous saviez pourquoi, vous arrêtiez pour reprendre quelque chose derrière, ou y’avait encore rien de vraiment ?

Victor : Non, non, non. Moi je suis toujours quelqu’un qui a besoin d’être dans la merde pour avancer ! (sourire) donc euh… il fallait que je dégage. À partir du moment où je savais que j’aurais dégagé, je sais que je vais rebondir d’une façon ou d’une autre. Mais si je faisais pas cet effort de me retrouver euh…à la rue entre guillemets, euh…je l’aurais pas fait autrement, j’aurais pas quitté mon métier pour me lancer comme ça, il fallait que quelque chose… »

Si les questions de survie économique ne semblent pas préoccuper l’enquêté, c’est qu’il dispose d’une sécurité d’ordre privée assurée par son amie, commerciale jouissant d’une bonne situation, bien qu’aucun accord préalable n’ait été mis en place.

Enquêtrice : « Elle, elle gagnait sa vie donc…

Victor : Ah non ! Ca a jamais été question de me faire entretenir par elle. Mais le fait est que bon ben mes revenus qui sont tombés d’un coup comme ça. On était ensemble. Elle avait ses enfants donc euh…

forcément elle avait un appartement avec les enfants donc les contraintes qui vont avec. Et donc la simplicité quand on était ensemble, c’est que moi je sois chez elle, ce qu’elle me reprochait comme étant : “Ouais t’as le beurre et l’argent du beurre…tu peux pas te payer un appartement, je suis la bonne poire, tu profites de moi”, etc., etc. […].

Enquêtrice : Ses réactions quand vous avez démissionné de votre emploi ?

Victor : Ca était : “ouais, j’ai été la dernière informée, tu m’en as même pas parlé, tu n’en as rien à faire de moi”… comme d’habitude, machin. Voilà, voilà ! [rires]. »

On s’aperçoit donc qu’il existe différents processus qui sous-tendent le soutien financier ou domestique d’un conjoint. En effet, il peut tout aussi bien résulter d’un échange entre les partenaires que d’un soutien imposé par une décision prise unilatéralement.

59

Enfin, il est possible de commettre des erreurs d’évaluation lors d’une projection de sa vie professionnelle future. Persuadés d’avoir une alternative professionnelle, des acteurs quittent facilement leur travail.

L’exemple suivant montre bien que tous les acteurs ne mesurent pas finement, de manière rationnelle les risques encourus mais se fient plutôt à leur « bonne étoile ». « La prise de risque ne correspond pas forcément à une évaluation rationnelle de ses paramètres, la subjectivité alors à l’œuvre ferait notamment intervenir l’optimisme ou l’espoir » (Pérez-Diaz 2003). Jean-Bernard, célibataire d’une vingtaine d’années, connaîtra une grande déconvenue :

« Et j’avais envie de me faire recruter dans les parcs régionaux. Donc j’étais persuadé que j’allais y arriver, c’est pour ça que…quand heu, heu…j’ai quitté la marine, je savais, je me disais, j’étais persuadé que j’allais être recruté soit dans un parc régional soit dans les travaux sous-marins parce que j’étais un excellent plongeur. Mais quand j’suis arrivé avec mes prétentions d’excellent plongeur, ils m’ont dit :

“Mais vous savez faire quoi d’autre que de plonger ? – Ben c’est tout !’

– Ah ben vous reviendrez nous voir quand vous saurez souder à l’arc à 50 mètres de profondeur”…enfin des trucs comme ça.

Et du coup je me suis retrouvé ni en travaux sous-marins, ni dans les parcs. Et ben au chômage. Je suis resté au chômage six mois. »

Conclusion

De manière plus globale, on peut distinguer deux catégories d’acteurs en fonction de leur gestion de l’imprévisibilité. Autrement dit, il s’agit de regrouper ceux qui anticipent leur désengagement, quelles qu’en soient les modalités d’une part, et ceux qui ne l’anticipent pas d’autre part. On comptabilise alors vingt-cinq enquêtés, dont neuf célibataires et seize personnes en couple, qui anticipent leur désengagement (en neutralisant l’incertitude, en conjurant l’irréversibilité ou en assurant leur survie économique) et dix-neuf enquêtés, dont quinze célibataires et quatre personnes en couple, qui n’anticipent pas leur désengagement.

Sans prétendre faire des statistiques à partir d’une quarantaine de cas, on peut néanmoins souligner quelques tendances. Si on ne tient pas compte des cinq enquêtés qui ont été contraints à un désengagement brutal (licenciement, faillite, etc.), on comptabilise un tiers des enquêtés qui n’anticipe pas son désengagement contre deux tiers qui l’anticipent à divers degrés. La majorité des enquêtés sécurise donc son désengagement professionnel en s’appuyant sur des mesures de politiques publiques et/ou sur des ressources familiales (avec une place centrale pour le rôle du conjoint). Et ceux qui ne prévoient pas leur sortie professionnelle ont pu y être contraints soudainement ou ne sont pas socialement dotés des dispositions rationalistes leur permettant d’organiser leur avenir ou encore possèdent des capitaux qui leur donnent des assurances sur l’avenir.

On remarque aussi un clivage selon la situation familiale des acteurs. Parmi ceux qui limitent au maximum la prise de risque, on a un tiers de plus de personnes en couple que de célibataires. Et quatre fois plus de célibataires que de personnes en couple n’anticipent pas leur désengagement professionnel. Ainsi, les acteurs qui vivent en couple tendent plus souvent que les célibataires à contrôler l’incertitude professionnelle ou économique. Ils tendent à mieux assurer leur avenir, notamment quand ils ont des enfants (onze acteurs en couple avec enfants prévoient leur sortie professionnelle contre une qui n’anticipe pas son désengagement).

Bibliographie

Becker H. (1985), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié.

Bourdieu P. (1974), « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, XV, pp. 3-42.

Bourdieu P. (1980), Le sens pratique, Paris, Minuit.

Bourdin A. (2003), « La modernité du risque », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. CXIV, janvier-juin, pp. 5-26.

Bury M. (1982), « Chronic Illness as Biographical Disruption », Sociology of Health and Illness, 4 (2), pp. 167-182.

Chenu A. (1992), « Itinéraires socioprofessionnels et mobilité sectorielle », in L. Coutrot et C. Dubar (2003), Cheminements professionnels et mobilités sociales, Paris, La documentation française.

Commissariat général du plan (2003), Les mobilités professionnelles : de l’instabilité dans l’emploi à la gestion des trajectoires, Paris, La Documentation française.

De Certeau M. (1990), L’invention du quotidien, T1 arts de faire, Paris, Éditions Gallimard.

Grossetti M. (2004), Sociologie de l’imprévisible. Dynamiques de l’activité et des formes sociales, Paris, PUF.

Hoggart R. (1970), La culture du pauvre, Paris, Minuit.

Nicole-Drancourt C. (1989), « Stratégies professionnelles et organisation des familles », Revue française de sociologie, XXX, pp. 57-80.

Paul J.J. (1992), « Structure du marché du travail, formation continue et trajectoires professionnelles.

L’exemple du congé individuel de formation (CIF) », in L. Coutrot et C. Dubar (2003), Cheminements professionnels et mobilités sociales, Paris, La Documentation française.

Pérez-Diaz C. (2003), « Théorie de la décision et risques routiers », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. CXIV, janvier-juin, pp. 143-160.

Schwartz O. (1990), Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du nord, Paris, PUF.

Voeglti M. (2004), « Du jeu dans le Je : ruptures biographiques et travail de mise en cohérence », Lien social et politique, n° 51, pp. 145-158.

L’orientation professionnelle des salariés aux risques des transitions

Dans le document Transitions professionnelles et risques (Page 58-63)