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1.2 L’analogie de l’hérédité culturelle

1.2.1 Structure de l’argument par analogie

Du côté biologique, la transmission intergénérationnelle des traits phénotypiques passe par la transmission héréditaire des gènes d’un ou deux parents à leurs descendants. Lors d’un épisode de reproduction, un organisme transmet toujours au moins une part de ses gènes à sa progéniture, matériel génétique qui servira alors au développement des différents traits constitutifs du phénotype de l’organisme descendant. La transmission culturelle semble opérer par un mode analogue de transfert, quoique celui-ci ne passe pas par un épisode de reproduction,

mais plutôt par l’entremise d’un épisode d’apprentissage social. Un individu modèle transmet une part de ses connaissances, de ses valeurs, différentes techniques, etc., à un autre individu humain soit par une forme d’enseignement direct, soit en voyant ses comportements imités par un membre de son groupe. L’information ainsi transférée affectera par la suite le phénotype « culturel » de l’individu récepteur, généralement en modifiant ses dispositions comportementales.

Ce dernier pourra à son tour transmettre ses connaissances à autrui, tout comme un organisme descendant pourra lui-même transmettre ses gènes lors d’un épisode de reproduction futur.

Lorsque les membres d’une même population se transmettent ainsi des gènes d’une génération à l’autre, cela ouvre la voie à des processus évolutionnaires. Si en génétique des populations on définit d’ordinaire l’évolution en termes strictement génétiques, soit comme le changement intergénérationnel dans la fréquence relative d’allèles au sein d’un bassin génétique (Dobzhansky, 1937 ; Lewontin, 1974 ; Hartl & Clark, 1997 ; Lynch, 2007), on voit mal comment faire sens de l’existence d’un système d’hérédité alternatif à la transmission génétique puisque, par définition, on rejette toute forme d’évolution qui ne serait pas génétique. Une telle conception de l’évolution étant justement ce qui est remis en question par la DIT, on embrassera donc une notion plus générale d’évolution en la concevant comme un changement intergénérationnel et directionnel dans la fréquence relative des caractères héritables d’organismes pouvant mener à une accumula- tion de modifications (Endler, 1986, 5)6. Cela permettra de faire sens du problème posé par la persistance de la diversité phénotypique culturelle, par l’apparition de nouveautés adaptatives culturelles et des dynamiques de changements intergénérationnels dans les phénotypes culturels, ce qu’une notion génocentrique exclut d’emblée.

Ainsi, une population d’organisme évolue lorsque la fréquence relative de certains traits change d’une génération à l’autre. Le système d’hérédité génétique assure la transmission intergénérationnelle des traits phénotypiques, permettant ainsi à plusieurs processus naturels d’affecter la distribution de ces traits d’une génération à l’autre. Notamment, Darwin (1859) a bien montré qu’un processus de sélection naturelle pourrait favoriser la transmission de certains traits aux dépens d’autres parce que ceux-ci confèrent à l’organisme de meilleures chances de survivre et/ou un plus grand nombre de descendants. Les traits favorables à cet effet auraient alors une plus grande probabilité d’être présents à la génération suivante, ce qui se traduit par un accroissement dans la fréquence de ces traits au sein de la population (Brandon, 1980, 1990).

Ainsi, si les processus d’apprentissage social se comportent effectivement comme un système d’hérédité, constat qui est supporté par l’analogie de l’hérédité culturelle, on devrait alors concevoir la possibilité que la transmission culturelle soit elle aussi marquée par des phénomènes évolutionnaires. Les tenants de la DIT adopteront cette posture épistémique par le biais d’un

6. Ce choix théorique de la notion d’évolution sera examiné en plus de détail au chapitre 6.

argument par analogie. Ils chercheront toutefois à asseoir cette hypothèse sur des fondements scientifiques plus solides en étudiant de manière empirique les différents modes de transmission des phénotypes culturels et les mécanismes pouvant mener à une forme d’évolution culturelle. Néanmoins, pour parvenir à asseoir la DIT sur un fondement empirique solide, les hypothèses de la DIT devront être formulées en termes d’hérédité et d’évolution. L’analogie de l’hérédité culturelle sert donc à la fois à asseoir la thèse selon laquelle les processus d’apprentissage social constituent un système d’hérédité à part entière, et aussi à organiser le cadre conceptuel de la DIT de manière à pouvoir formuler des problèmes scientifiques intéressants.

Il faut distinguer d’emblée la structure logique de l’argument par analogie de son rôle théorique au sein de la DIT. Par structure logique, on entendra à la fois la comparaison entre transmission génétique et transmission culturelle et le constat de similarité qui en est tiré, c’est-à-dire que les similarités entre les deux processus justifient de concevoir l’apprentissage social comme une forme d’hérédité culturelle. Pour référer à cette structure logique, on utilisera l’expression « l’analogie de l’hérédité culturelle ». On ne fera pas usage de l’expression « analogie entre gène et culture », dont l’équivalent en langue anglaise (gene-culture analogy) est largement utilisé par les tenants de la DIT. La raison repose dans le fait que l’analyse développée dans la présente thèse servira à argumenter contre une analogie stricte entre les gènes, conçus comme entités matérielles, et les unités culturelles transmises par apprentissage social (ce que les méméticiens nomment « mèmes »). L’analogie en serait plutôt une entre le système d’hérédité génétique et les mécanismes d’apprentissage social. On préférera donc parler d’analogie entre biologie et culture, expression moins chargée d’implications théoriques. Cette expression provient du fait que les tenants de la DIT et leurs critiques distinguent l’évolution culturelle de l’évolution biologique.

Le rôle théorique de l’analogie de l’hérédité culturelle consiste à offrir un support épistémique à la DIT en servant de justification à l’emprunt et l’adaptation du cadre conceptuel, des méthodes explicatives ainsi que des outils formels issus de la biologie évolutionnaire en vue de constituer une science de l’évolution culturelle :

The main reason we are interested in using the inheritance system analogy is prac- tical. To the extent that the transmission of culture and the transmission of genes are similar processes, we can borrow the well-developed conceptual categories and formal machinery of Darwinian biology to analyse the problems. (Boyd & Richer- son, 1985, 31)

Les tenants de la DIT adapteront entre autres la stratégie explicative employée en génétique des populations, stratégie consistant à construire des modèles formels permettant de prédire le tempo et la direction des phénomènes évolutionnaires. Ces modèles sont constitués d’équations récursives dont la forme cherche à représenter les règles de transmissions propres au système

d’hérédité modélisé. Ainsi, les tenants de la DIT construiront leurs modèles en formalisant les règles de transmission propres au système d’hérédité culturelle et parviendront par ce moyen à construire des modèles explicatifs et prédictifs de phénomènes d’évolution culturelle. Cet emploi théorique de l’analogie de l’hérédité culturelle a formé la principale activité des tenants de la DIT depuis ses origines. Initiée par Cavalli-Sforza & Feldman (1973a, 1973b, 1978, 1981) et poursuivie par Boyd & Richerson (1976, 1985, 2005), la théorie de la double hérédité a principalement servi de science culturelle analogue à la génétique des populations, c’est-à-dire qu’elle a étudié les impacts d’un système d’hérédité culturelle à l’échelle micro-évolutionnaire.

Parallèlement à cette approche centrée sur les interactions locales entre individus humains au sein d’une même population, plusieurs chercheurs ont emprunté à la biologie évolutionnaire les stratégies de modélisation permettant d’identifier la structure des lignées évolutionnaires des objets culturels comme les artéfacts ou les différents langages. Notamment, la discipline de l’archéologie évolutionnaire fait maintenant appel à des méthodes de construction et d’ana- lyse d’arbres phylogénétiques7directement issus des sciences biologiques, mais adaptées aux phénomènes d’évolution culturelle de longue haleine (O’brien et al., 2001)8. Voir figure 1.1.

Le succès scientifique des théories darwiniennes de l’évolution culturelle devient de plus en plus difficile à nier. L’effervescence récente dans le nombre de publications et de chercheurs impliqués dans ce domaine de recherche est indicateur d’un programme de recherche en pleine expansion. Une réaction particulièrement optimiste face au succès explicatif des théories dar- winiennes de l’évolution culturelle provient du psychologue Alex Mesoudi et des biologistes Andrew Whiten et Kevin Laland. Ces derniers ont proposé d’unifier les différentes sciences sociales sous un principe organisateur analogue à celui qu’offre la théorie darwinienne de

7. Un arbre phylogénétique est une représentation visuelle des relations de filiation entre différentes espèces ou populations. Chaque branche représente la persistance dans le temps d’une espèce, les embranchements représentant des épisodes de spéciation ou d’isolement reproductif. En biologie évolutionnaire, la structure d’arbre provient du fait qu’il y aurait origine commune de toutes les espèces (common descent) ainsi qu’isolement reproductif une fois que deux populations ont évoluées en espèces distinctes (speciation) (Wiley & Lieberman, 2011). Dans le contexte des théories darwiniennes de l’évolution culturelle, les branches peuvent représenter soit la persistance d’un type de trait culturel (comme à la figure 1.1) ou celle d’une population culturelle particulière. Les embranchements représentent alors une division des lignées de traits culturels ou de populations culturelles (Mace & Holden, 2005 ; Mace et al., 2005 ; Lipo et al., 2006).

8. Il sera ici très peu question du versant macroévolutionnaire des théories de l’évolution culturelle, et ce, pour deux raisons. D’une part, les approches phylogénétiques de la diversité culturelle n’offrent pas une notion particulièrement raffinée de la notion d’hérédité culturelle bien qu’ils adoptent une conception héréditaire de la transmission culturelle. Il y a donc bien peu de discussion précise sur la nature du système d’hérédité culturelle. D’autre part, les approches phylogénétiques de l’évolution culturelle comme l’archéologie évolutionnaire ont une histoire disciplinaire différente de celle de la DIT (O’brien et al., 2001). Ils ont donc adopté une conception héréditaire de la culture par l’entremise d’une autre voie théorique que celle de l’analogie biologie/culture quoiqu’aujourd’hui les deux communautés de chercheurs tendent à se confondre l’une en l’autre (par exemple, voir Mesoudi & O’brien (2009) et O’Brien et al. (2010)). Le lecteur intéressé à ces travaux pourra se référer à Shennan (2002, 2009), Mace et al. (2005) et Lipo et al. (2006),.

FIGURE1.1. – Arbre phylogénétique de pointes d’armes de jet paléoindiennes du sud-est des États-

Unis d’Amérique. Les carrés blancs indiquent un changement évolutionnaire unique (dans ce cas-ci, un changement important au niveau de la forme des pointes), alors que les carrés noirs représentent des changements qui sont survenus dans plus d’une lignée (figure prise dans Mesoudi (2011, 93), dont l’original se trouve dans O’brien et al. (2001)).

l’évolution par sélection naturelle (Mesoudi et al., 2004, 2006). Cette structure, paraphrasant la fameuse affirmation de Dobzhansky selon qui « rien en biologie ne fait de sens qu’à la lumière de l’évolution » (Dobzhansky, 1973), est illustrée à la figure 1.2 (voir aussi Richerson & Boyd (2005, chapitre 7)).