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3.3 Processus évolutionnaires du domaine culturel

3.3.2 Asymétrie des canaux de transmission

Chez l’être humain, la transmission génétique se fait strictement d’un parent à sa progéniture, c’est-à-dire que des individus appartenant à une génération transmettent leurs traits par le biais

15. Évidemment, les avancées technologiques permettent maintenant d’outrepasser cette coexistence spatio- temporelle. La persistance des livres ou autres supports matériels de la connaissance ainsi que l’utilisation des technologies de l’information assurent la transmission de savoir sans nécessiter la rencontre du modèle et de l’observateur. Les tenants de la DIT conçoivent ces modes de transmission culturelle comme étant équivalents à l’apprentissage social bien que la modélisation de ces formes de transmission puisse différer selon le moyen technique emprunté (voir Cavalli-Sforza & Feldman (1981, 53-62) pour une discussion des méthodes de modélisation de ces autres modes de transmission culturelle).

FIGURE3.1. – Cycle de vie culturel (simplifié) d’un individu humain (adapté de Boyd & Richerson (1985, 21)).

de mécanismes de reproduction aux individus de la génération suivante. Dans le cas de la reproduction sexuelle, deux organismes parents engendrent au moins un autre organisme auquel ils transfèrent une part de leur matériel génétique. Les épisodes de reproduction biologique sont discrets (de la méiose des gamètes à la première mitose de l’ovule fertilisé) et prennent placent lors de la génération d’un nouvel organisme humain. Par l’entremise de la barrière weismannienne entre les cellules germinales et somatiques, une fois le génome de l’individu constitué, celui-ci restera stable tout au long de sa vie et son contenu informationnel ne sera pas affecté par l’expérience de vie de l’individu16 (Weismann, 1902 ; Crick, 1970).

Bien qu’un parent biologique puisse servir de modèle culturel à sa descendance biologique, la structure du réseau de transmission culturelle diffère radicalement de celui de la transmis- sion génétique notamment parce que la transmission culturelle n’est pas contrainte à se faire uniquement d’un parent à sa progéniture :

The mechanism of cultural transmission is quite different. Parent to child transmis- sion does still play an important role, but not such a rigid one, and in addition, a very large fraction of our knowledge derives from interactions between teacher and pupil, sib and sib, friend and friend. Indirect transmission through books, mass media, and so on, takes an ever-greater share. Today a new notion can be transmitted almost instantaneously to a very large audience. (Cavalli-Sforza, 1971, 536-537)

Cavalli-Sforza & Feldman (1978 ; 1981, 53-62) répertorient une dizaine de canaux de transmis- sion culturelle qui ne respectent pas les règles de descendance de la transmission génétique. Ainsi, le réseau de transmission culturelle n’est pas symétrique au réseau de transmission génétique,

16. Les mutations sont bien sûr possibles, mais celles-ci sont aléatoires quant au caractère adaptatif des traits qu’elles affecteront.

c’est-à-dire que pour une même population humaine, les lignées culturelles ne sont pas structu- rées de la même manière que les lignées génétiques. Les tenants de la DIT ont ainsi développé un ensemble de modèles similaires à ceux utilisés en génétique des populations, mais optant pour des règles de transmission différentes de celles caractérisant le système d’hérédité génétique17. En empruntant une nomenclature issue de l’épidémiologie (Cavalli-Sforza & Feldman, 1981), les tenants de la DIT reconnaissent trois types de directionnalité dans la transmission culturelle : la transmission verticale, la transmission horizontale et la transmission oblique.

La transmission culturelle verticale est analogue à la transmission génétique en ce qu’elle se fait d’un parent à sa descendance biologique. La transmission horizontale se fait entre deux individus appartenant à une même génération mais qui ne sont pas nécessairement affiliés l’un à l’autre. Par exemple, la transmission d’une comptine entre des enfants à la petite école constituerait un cas de transmission horizontale. La transmission oblique consiste en une transmission entre deux individus appartenant à deux générations différentes mais qui ne sont pas directement affiliés l’un à l’autre. Les systèmes d’éducation fondés sur les écoles ou les relations maîtres-apprentis forment de bons exemples de transmission oblique. Ainsi, les enseignants/maîtres transmettent généralement leur savoir à des individus non affilés appartenant à une génération postérieure. Il faut aussi inclure les cas où la transmission se fait dans la direction opposée, soit des générations postérieures vers les générations antérieures (par exemple, lorsqu’un petit-fils explique à son grand-père comment naviguer sur Internet).

Au sein d’une même population humaine, cette diversité des canaux de transmission culturelle et de leur directionnalité engendre une asymétrie profonde avec les canaux de transmission génétique (Boyd & Richerson, 1985, 11). En effet, même si la plupart des mécanismes de transmission génétique sont fixés dans leur directionnalité et agissent au moment où le génome de l’organisme est constitué, ce n’est pas le cas de la transmission culturelle. Un individu humain peut acquérir tout au long de sa vie différentes variantes culturelles par l’entremise de ces trois types de canaux. En bas âge, l’enfant pourrait recevoir une large part de son éducation de manière verticale, c’est-à-dire par l’entremise de ses parents. En entrant à l’école, l’individu pourra socialiser avec les autres étudiants (transmission horizontale) ainsi qu’être formé par ses professeurs (transmission oblique). Finalement, les modèles pourront transmettre leurs connaissances tout au long de leur vie, et ce, à la fois à leurs enfants, à leurs pairs, à leurs ainés ainsi qu’aux enfants des autres.

Cette asymétrie constitue l’une des différences principales entre le système d’hérédité gé- nétique et les processus d’apprentissage social. Certains argumenteront que ces différences

17. Notamment, certains mécanismes d’hérédité par mixage (blending inheritance) ont été proposés pour modéli- ser certaines formes d’apprentissage social (Cavalli-Sforza & Feldman, 1981, chapitre 5 ; Boyd & Richerson, 1985, 75-76 ; Wimsatt, 2002).

consistent en de bonnes raisons de croire que l’analogie de l’hérédité culturelle n’est pas valide (Wimsatt, 1999 ; Claidière & André, 2012). Au contraire, les tenants de la DIT affirmeront que ce sont ces différences qui justifient une science particulière de l’hérédité et de l’évolution culturelle (Cavalli-Sforza & Feldman, 1981 ; Boyd & Richerson, 1985 ; Mesoudi, 2011). Il sera question des implications de cette asymétrie aux chapitres 4 et 7.

Une première conséquence théorique de cette asymétrie consiste en la nécessité de différencier les notions de parenté biologique et de parenté culturelle. Deux individus sont apparentés culturellement si l’un est un modèle ayant transmis une variante culturelle à l’autre. Deux individus font alors partie de la même lignée culturelle si certains de leurs traits culturels sont causalement liés par une chaîne d’épisodes d’apprentissage social (Richerson & Boyd, 2005). Par conséquent, un même individu peut avoir plus de deux parents culturels en acquérant différents traits culturels de différentes sources, mais il peut aussi avoir plusieurs parents culturels pour un même trait (Cavalli-Sforza & Feldman, 1981). En effet, alors que dans la reproduction organique sexuée chaque parent fournit la moitié du bagage génétique de chacun de ses descendants, il n’y a pas de limites strictes au nombre de modèles culturels pouvant participer à la transmission d’un trait culturel pour un même observateur. Par exemple, un individu peut apprendre à servir au tennis par l’entremise de l’enseignement de plus de deux entraîneurs (Gil-White, 2005).

Une seconde conséquence de cette asymétrie concerne le tempo des processus évolutionnaires. La transmission génétique n’étant possible qu’au rythme des épisodes de reproduction organique (transmission verticale), celle-ci est donc bien plus lente que les épisodes intragénérationnels de transmission culturelle (transmission horizontale et oblique). Cet aspect de la disanalogie entre les deux types de transmission jouera un rôle théorique déterminant dans l’explication des quatre types de phénomènes problématiques identifiés au premier chapitre, plus particulièrement dans la diffusion de traits maladaptifs pour les individus humains. En effet, en permettant une forme d’évolution intragénérationnelle, les processus d’apprentissage social ouvrent la voie à une compétition plus accentuée des formes culturelles. De ce fait, un changement intragénéra- tionnel peut en stimuler un autre avant même que les populations humaines ne parviennent à se reproduire. Cet affinement du temps d’adaptation ouvre alors la possibilité à des courses coévo- lutionnaires intragénérationnelles, ce qui est exclu dans un contexte de transmission strictement intergénérationnelle (verticale) (Cavalli-Sforza & Feldman, 1981, 351-357).

Selon les tenants de la DIT, c’est justement cette asymétrie qui fait des processus d’appren- tissage social une adaptation pour l’espèce humaine. La réponse génétique aux changements environnementaux drastiques doit se faire au rythme des générations biologiques. En effet, la sélection naturelle ne peut agir qu’une génération à la fois. En possédant un système d’hérédité culturel distinct de son analogue génétique, les êtres humains seraient aptes à s’adapter à des

changements environnementaux brusques plus rapidement puisque la transmission de compor- tements adaptatifs pourra se faire au sein même d’une génération. En permettant une réponse adaptative plus rapide aux changements environnementaux brusques ou récurrents, les processus d’apprentissage social permettraient ainsi à l’espèce humaine de se dégager de la lenteur de la réponse génétique à la sélection naturelle :

Culture is interesting and important because its evolutionary behavior is distinct from that of genes. [...] the human cultural system arose as an adaptation because it can evolve fancy adaptations to changing environments rather more swiftly than is possible by genes alone. Culture would never have evolved unless it could do things that genes can’t ! (Richerson & Boyd, 2005, 7)

En d’autres mots, le système d’hérédité culturelle permettrait aux populations humaines d’évoluer beaucoup plus rapidement que les espèces qui ne seraient dotées que d’un système d’hérédité génétique. Ce sont les différences entre les deux systèmes d’hérédité qui permettraient d’expliquer le caractère adaptatif des processus d’apprentissage social. En fait, Richerson et Boyd vont même jusqu’à dire que s’il n’y avait pas de différences entre les deux systèmes d’hérédité, il n’y aurait aucune raison que le système d’hérédité culturelle évolue18 (Boyd & Richerson, 2005, chapitres 1 à 3). De ce fait, l’analogie entre ces deux systèmes doit être imparfaite si les processus d’apprentissage social, agissant à titre de système d’hérédité culturelle, doivent servir d’adaptations biologiques de l’espèce humaine (voir aussi Boyd & Richerson (1985, chapitres 5 à 8)19.