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2.2 Conception structurelle de l’analogie

2.2.1 L’analogie comme alignement structurel

Selon la théorie structurelle de l’analogie – nommée alternativement structure-mapping analogies(Gentner, 1980, 1983 ; traitée dans cette section), multiconstraint theory of analogy (Holyoak & Thagard, 1989 ; Shelley, 2003 ; traitée à la section ) ou encore shared-structure analogies(Shelley, 2003) – deux objets ou domaines d’objets sont analogues l’un à l’autre si les modèles descriptifs qui les représentent partagent une structure relationnelle similaire4. De ce

4. Le chapitre a été organisé en fonction ces différents développements de la conception structurelle. Les travaux de Gentner, centrés sur la structure logique des analogies, formeront le corpus essentiel de la présente section, alors que les travaux de Holyoak et Thagard, principalement intéressés aux questions entourant le transfert analogique, formeront le coeur de la section 2.3. Finalement, les travaux de Shelley nous permettront d’examiner la structure des arguments par disanalogie, traités à la section 2.4.

fait, une analogie n’est pas une relation entre deux objets ou domaines d’objets mais bien une relation entre la structure relationnelle interne des modèles descriptifs d’objets ou de domaines d’objets (Gentner, 1983).

Le modèle de la source et celui de la cible sont généralement représentés dans un format propositionnel. On y rassemble les propriétés descriptives de la source et de la cible ainsi que les relations liant ces différentes propriétés entre elles5. Parmi les relations du modèle, on distinguera les relations de premier ordre – qui prendront pour argument des objets ou propriétés d’objets – des relations de haut niveau – parfois nommées « relations de relations », où les arguments sont satisfaits par des relations. Une structure relationnelle consiste alors en une portion des relations de haut niveau constitutives d’un modèle ainsi que des relations qui leur servent d’arguments. Une structure relationnelle comprendra donc toujours des relations de haut niveau mais exclura toujours les propriétés descriptives au fondement du modèle (Gentner, 1983, 156-157).

Construire une analogie consiste alors à établir une projection (mapping) d’une part de la structure relationnelle de la source sur celle de la cible. En d’autres mots, une analogie consiste à dresser des relations de correspondances entre les différents éléments constitutifs des deux structures, correspondance établie soit par l’identité soit par la similarité des éléments de la source projetés sur ceux de la cible. On parlera alors d’alignement des parties correspondantes (Gentner, 1983 ; Shelley, 2003) et celles-ci seront dites analogues les unes aux autres. Ainsi, la signification d’une analogie est déterminée par la structure de la projection analogique, c’est-à- dire par le système des relations de correspondances entre les éléments structuraux de la source et de la cible.

Afin d’offrir une vue d’ensemble sur la structure d’une analogie, Shelley (2002a, 2003) propose d’illustrer celle-ci par l’entremise d’un tableau constitué de deux colonnes, la colonne de gauche représentant la source et celle de droite la cible. L’axe horizontal du tableau représente les relations de correspondance analogique entre les éléments constitutifs de la structure de la source et ceux de la cible. L’alignement horizontal de ces éléments indique qu’ils sont analogues. L’axe vertical du tableau représente la structure relationnelle des éléments constitutifs de chacun des deux analogues. On peut ainsi diviser l’axe vertical du tableau en trois parties de manière à différencier (1) les objets et leurs attributs (2) des relations de premier ordre (3) des relations de haut niveau. La figure 2.2 illustre la structure générique d’un tel tableau.

5. Afin de simplifier la prose, plutôt que de parler de représentation d’objet, de propriété ou de relation, les termes « objet »,« propriété » et « relation » seront utilisés. Il faudra garder à l’esprit que l’on demeure ici dans un contexte cognitif, c’est-à-dire que l’on parle ici de représentations et non pas des entités représentées elles-mêmes.

FIGURE2.2. – Représentation de la structure d’une analogie. Le tableau est divisé en deux colonnes, la première représentant la structure de l’analogue source et la seconde représentant la structure de l’analogue cible. Les deux analogues sont divisés en trois sections selon l’axe vertical du tableau. La première section identifie les propriétés matérielles ou objets constitutifs des deux analogues. La seconde section représente les relations de premier ordre liant ces propriétés et objets entre eux. La troisième section représente les relations de haut niveau (relations de relations) formant le coeur de la structure des deux analogues. L’axe horizontal permet d’aligner les éléments constitutifs de la source à leur analogue dans la cible. Les indices servent à différencier les propriétés et relations constitutives de la source (s) de celles de la cible (c).

Critère de systématicité structurelle

Une bonne analogie en est une qui maximise la systématicité de l’alignement de la source et de la cible. Ce critère de systématicité (Gentner, 1983, 157-158) ou de consistance structurelle (Holyoak, 1985 ; Holyoak & Thagard, 1989, 1995) indique qu’une projection de la structure de la source sur celle de la cible doit être isomorphe, c’est-à-dire que (1) les relations constitutives de la source n’aient qu’un seul analogue dans la cible et vice versa, et que (2) les arguments des relations de la source soient projetés sur les arguments équivalents dans la cible, et vice versa. Ainsi, pour une relation de haut niveau relations(x, y), élément de la structure de la source, et une

relation de haut niveau relationc(x’, y’), élément de la structure de la cible, si relationsest aligné

avec relationc, alors x devra être aligné avec x’ et seulement avec x’ et y avec y’ et seulement y’ :

Structural consistencyrequires that if a proposition in the target corresponds to a proposition in the source, then the constituent predicates and arguments of the paired propositions should also correspond. One-to-one mapping requires that each target element should correspond to only one element of the source, and that no two target elements should correspond to the same source element. (Holyoak & Thagard, 1989, 304 ; emphase dans l’original)

Une analogie constitue donc une projection isomorphe de deux systèmes de relations : ce sont les structures de la source et de la cible qui y sont alignées, c’est-à-dire que ce sont les relations de haut niveau et leurs éléments constitutifs qui sont alignés les uns aux autres. L’alignement isomorphe des objets et propriétés d’objets n’est pas requis pour former une analogie.

Toutefois, Holyoak & Thagard (1989, 1995), à la suite de Holland et al. (1986), remarquent que les analogies consistent rarement en des projections isomorphes stricto sensu. Ils proposent alors d’affaiblir le critère de systématicité en introduisant une notion de gradation d’isomorphisme. Ainsi, une analogie pourra admettre une projection homomorphique – où plusieurs éléments d’un analogue correspondent à un seul et même élément dans l’autre –, voir même une projection incomplète, ouvrant ainsi la porte à un alignement de relations comportant un nombre différent d’arguments (Holyoak & Thargard, 1989, 300). Par exemple, dans la figure 2.2, la projection de la relation-3ssur la relation-3cne maximise pas la consistance structurelle de l’analogie puisque

la relation-3scomporte deux arguments alors que la relation-3cen possède trois. De ce fait, il

n’est pas clair quel argument de relation-3sdoit être aligné avec quel argument de relation-3c.

Holyoak et Thagard suggèrent alors de parler de maximisation de la consistance structurelle, où la consistance structurelle d’une analogie se renforce plus elle se rapproche d’une projection isomorphe (Holyoak & Thagard, 1995, 29). Une analogie est d’autant plus forte qu’elle est une bonne approximation d’une projection isomorphe :

Analogies vary in their completeness – their degree of approximation to an isomor- phism in which all differences are structure preserving. The usefulness of an analogy, like the usefulness of any mental model, is determined by pragmatic factors. An imperfect analogy can be used to construct rules that provide a first approximation to a valid transition function for the target model. (Holland et al., 1986, 300)

Il devient alors possible de résoudre le problème de relations ayant un nombre d’arguments différents. Étant donné l’isomorphisme entre relation-2s(objet-1s, objet-2s) et relation-2c(objet-

1c, objet-2c) et de leurs arguments respectifs, où objet-1s est aligné avec objet-1cet objet-2s avec

objet-2c, maximiser l’isomorphisme de l’analogie consisterait alors à aligner l’un à l’autre le

premier argument des relation-3x6, soit objet-2set objet-2c, et d’aligner le deuxième argument de

relation-3s, soit propriété-2s, au troisième argument de relation-3c, soit propriété-2c, puisqu’ils

sont déjà alignés l’un à l’autre dans la projection relation-2x.

Le critère de systématicité ou de consistance structurelle est donc affaire de degré (Holyoak & Thagard, 1989). L’appel aux notions d’isomorphisme et d’homomorphisme sert à définir un idéal duquel les analogies ne sont que des approximations. La projection pourrait aussi être incomplète, c’est-à-dire que certains éléments structuraux de la source pourraient ne pas trouver d’équivalents dans la cible. Encore une fois, cet aspect de la complétude (completeness) d’une analogie est affaire de degré : plus grand sera l’ensemble des éléments structuraux alignés, plus forte en sera l’analogie. Évidemment, si la source et la cible devaient être « parfaitement » isomorphes l’une à l’autre, il serait impossible de dériver de nouvelles connaissances par l’usage d’une analogie puisque tous les éléments connus de la source auraient déjà trouvé un équivalent dans la cible :

Indeed, an interesting trade-off emerges between the completeness of an analogy and its usefulness in generating inferences. The more complete the intial correspondences are between source and target, the more confident you can be that the two are in fact isomorphic. But unless you know more about one analog than the other – in other words, unless the initial correspondence between source and target propositions are incomplete – the mapping will not allow any new inferences to be made. A complete isomorphism has nothing to be filled in, leaving no possibility for creative leaps. Incompleteness may well weaken confience in the overall mapping, but it also provides the opportunity for using the source to generate a plausible (but fallible) inference about the target. (Holyoak & Thagard, 1995, 30)

Critère de similarité sémantique

Jusqu’ici, il n’a été question que de propriétés formelles d’une relation d’analogie (Gentner, 1983). Le critère de systématicité structurelle ne dit rien sur la signification des propositions alignées dans une projection analogique. Il ne prend en compte que la forme syntaxique de ces propositions sans prendre en considération leur aspect sémantique. Or, si une analogie est censée être une forme de relation de similarité entre deux objets ou domaines d’objets, il est impératif de faire sens de la signification des relations de haut niveau qui sont alignées les unes aux autres.

Holyoak (1985) et Holyoak & Thagard (1989) consolideront le cadre théorique de l’approche structuraliste en introduisant un critère de similarité sémantique. Selon ce critère, les éléments constitutifs de la structure relationnelle de la cible doivent avoir une signification similaire à celle des constituants de la source auxquels ils sont liés : « Semantic similarity supports

6. L’indice x est employé pour désigner deux relations ou entités du même nom alignées l’une à l’autre dans l’analogue source et l’analogue cible. Ainsi, relation-3xfait référence à la paire alignée relation-3set relation-3c.

possible correspondences between elements to the degree that they have similar meanings. » (Holyoak & Thagard, 1989, 304) Évidemment, deux concepts ou relations peuvent être plus ou moins similaires d’un point de vue sémantique, faisant donc de la satisfaction de ce critère une affaire de degré. L’identité sémantique des relations alignées les unes aux autres constituerait le cas limite d’une parfaite similarité sémantique. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’analogies, les éléments structuraux alignés sont rarement parfaitement synonymes les uns aux autres. Bien que les tenants de la conception structurelle de l’analogie ne proposent pas de théorie sémantique particulière permettant d’établir de manière quantitative le degré de similarité entre deux concepts ou propositions, une stratégie générale est suggérée.

L’emphase sémantique est d’abord mise sur les relations de haut niveau constitutives de la structure de la source et de la cible. De ce fait, les propriétés matérielles des deux analogues ne servent pas à déterminer la signification des relations de haut niveau qui les lient :

Higher-order similarity of relations between relations does not require any identical elements at the perceptual level. The most creative use of analogies depends on both noticing higher-order similarities and being able to map isomorphic systems of relations. These constraints make it possible to map elements that are highly dissimilar, perhaps drawn from very differnt knowledge domains. (Holyoak & Thagard, 1995, 34)

Holyoak & Thagard (1989) affirment avec Tversky (1977) que plus deux relations partagent de propriétés communes, plus elles sont sémantiquement similaires. Autrement dit, plus les relations sont membres des mêmes classes, plus elles sont sémantiquement similaires, où l’identité sémantique est donnée par le fait que les deux relations sont membres des mêmes classes et seulement de ces classes (Winston, 1980). Inversement, plus deux relations seront différentes d’un point de vue sémantique, moins elles partageront de classes communes. Par conséquent, la source et la cible seront d’autant plus similaires que les éléments structurels alignés le seront entre eux (Tversky, 1977 ; Winston, 1980 ; Holyoak & Thagard, 1989).

Similarités de surface et similarités structurelles

Gentner (1989, 206-209) distingue trois types de comparaisons par similarité pouvant être analysés par la conception structurelle : (1) la relation d’analogie, qui consiste en ces compa- raisons où ce sont les relations de haut niveau sémantiquement similaires qui sont alignées les unes aux autres, (2) la relation de similarité de surface (mere appearance), où ce sont les objets et propriétés d’objets qui sont alignés mais pas les relations de haut niveau et finalement (3) la relation de similarité littérale (literal similarity), où la source et la cible partagent à la fois des propriétés superficielles et une structure relationnelle plus profonde (voir aussi Holyoak & Koh (1987) à ce sujet).

La différence entre la relation de similarité littérale et celle d’analogie ne consisterait donc pas en une différence de genre mais bien de degrés. Plus on pourra établir de correspondances entre les relations de haut niveau de la source et celles de la cible, plus ces dernières seront analogues. Plus on pourra établir de correspondances entre les attributs d’objets ou les relations de premier ordre de la source et ceux de la cible, plus ces dernières seront similaires. Toutefois, une source et une cible pourraient très bien être similaires sans être toutefois analogues (par exemple, une célébrité et une statue de cire la représentant). Une source et une cible pourraient aussi être analogues l’une à l’autre sans pour autant être similaires (par exemple, le modèle de l’atome de Rutherford et le système solaire) (Gentner, 1989, 206-215 ; Holyoak & Thagard, 1995, 34).

Une conséquence importante de cette conception de l’analogie repose sur le fait que l’identifi- cation d’une différence de surface – ou différences matérielles, c’est-à-dire concernant un objet ou une propriété d’objet – n’affaiblit pas la relation d’analogie7(Gentner, 1983). Pour reprendre l’exemple de Gentner, le fait que le noyau d’un atome ne soit pas lumineux et chaud comme le Soleil ou qu’il n’ait pas la même masse n’affecte pas la valeur épistémique de l’analogie entre un atome d’hydrogène et le système solaire. Toutefois, du fait que les électrons sont des entités au niveau quantique et donc que seulement certains orbitaux sont possibles, l’analogie avec le système solaire s’en voit affaiblie puisque les forces d’attraction fonctionnent différemment à différentes échelles (Gentner, 1983, 159-161). Le critère de systématicité permet ainsi de fonder une distinction forte entre les notions de différence et de disanalogie, distinction analysée à la section 2.4. Cette distinction jouera un rôle crucial dans l’évaluation des critiques faites à l’endroit de l’analogie de l’hérédité culturelle puisque certaines de ces critiques insistent sur des différences de surface et non pas de structure. Ces critiques seront donc rejetées puisqu’elles ne conçoivent pas adéquatement la nature d’un argument par analogie.

Une analogie est donc une relation de projection plus ou moins isomorphique de la structure relationnelle d’une source sur une cible. Cette projection aligne les relations de haut niveau (relations de relations) sémantiquement similaires de la source et de la cible ainsi que leurs éléments constitutifs (d’autres relations). Une bonne analogie offre une projection proche de l’isomorphisme tout en maximisant la similarité sémantique des éléments structuraux alignés. Finalement, certains éléments de la source ne doivent pas être projetés sur la cible de manière à ouvrir la possibilité d’un transfert de connaissances partant de la source, plus familière, vers la cible, moins bien connue.

7. Du moins pas directement. Cette différence matérielle pourrait avoir des conséquences au niveau du schème relationnel de haut niveau mais dans ce cas ce sont les différences induites au niveau de la structure qui auront un effet sur l’analogie et pas la différence au niveau matériel elle-même. Toutefois, les similarités matérielles entre deux analogues jouent un rôle heuristique parce qu’ils favorisent la reconnaissance des relations d’analogies (Holyoak & Koh, 1987).

Avant de procéder à l’examen de la conception structurelle du transfert de connaissance d’un analogue source vers un analogue cible, on gagnera à reprendre l’analogie de la descendance par modification, présentée à la section 2.1, et d’examiner la manière dont les notions concernant l’identification de la structure logique et des critères de systématicité structurelle et de similarité sémantique nous permettent de décortiquer l’analogie de Darwin. De plus, on pourra examiner comment un tableau analogique parvient à schématiser de manière plus accessible la structure parfois complexe d’une analogie scientifique. L’analyse de la théorie structurelle de l’analogie reprendra à la section 2.3, où il sera question du transfert de connaissance par analogie ainsi que des qualités épistémiques de ce type d’inférence.