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4.4 La disanalogie du cycle de vie culturel

4.4.1 Assemblage du répertoire culturel

Du côté biologique, le génome d’un organisme lui est transmis en totalité au cours d’un seul épisode de reproduction biologique. Ainsi, une fois constitué, le génome demeurera le même tout au long de la vie de l’organisme et cette stabilité est exploitée dans la construction de modèles récursifs par l’introduction de règles de constitution du génome des individus (liaison génétique, effets de la méiose, fusion gamétique, etc. ; voir, par exemple, Hartl & Clark (1997)). Ces différentes règles d’assemblage (heredity structure) et leurs effets sur la distribution des différents allèles dans la population de zygotes peuvent ainsi être distingués du développement ultérieur du génome et des processus de sélection qui agiront sur ces organismes en développement.

Du côté culturel, les tenants de la DIT adoptent une notion de cycle de vie selon laquelle un individu humain constitue son répertoire culturel de manière séquentielle. En effet, les différentes unités culturelles adoptées par un individu intègrent son répertoire culturel lors d’épisodes distincts d’apprentissage social, épisodes parsemés tout au long de la vie de cet individu (figure 4.6). Or, si le répertoire culturel est censé servir d’analogue culturel au génome d’un organisme,

on remarque alors que contrairement à ce dernier, le répertoire culturel n’est pas entièrement constitué au moment de la génération d’un nouvel organisme (lors d’un épisode de reproduction). Au contraire, le répertoire culturel n’existe pas encore chez le zygote et il devra donc être séquentiellement assemblé tout au long du développement de l’organisme humain :

Individuals are at least partly developed when they are enculturated. Cultural trans- mission occurs after birth, and even infants are mentally active, sentient individuals. Further, culture is acquired sequentially over time, rather than all at once at a single moment in the life cycle. These two structural differences cause the transmission of culture to be quite unlike that of genes. First, the existence of an active indivi- dual at the time of cultural transmission means that (1) genetic mechanisms can affect the probability of acquiring different cultural variants and (2) cultural traits acquired at one age can affect the cultural acquisition of traits at a later age. [...] Second, both the set of cultural parents involved in transmission and the cultural generation time of cultural traits acquired at different ages can differ substantially. (Boyd & Richerson, 1985, 8)

Cette différence entraîne plusieurs répercussions théoriques importantes pour le projet explicatif de la DIT. D’abord, chaque variante culturelle pourrait avoir une histoire idiosyncrasique. Du côté du génome, les allèles qui le constituent ont généralement le même destin. Dans le cas de la reproduction sexuelle, un allèle a une chance sur deux d’être transmis sauf si certains facteurs distortifs affectent cette probabilité (par exemple, la dérive méiotique). Ces derniers cas sont minoritaires, permettant ainsi à un même modèle populationnel d’être généralisable à un grand nombre d’allèles. De ce fait, lorsqu’un modèle à un seul locus s’intéresse à déterminer l’évolution des allèles pouvant s’y situer, le généticien des populations peut assumer que le pistage des différents allèles se fera avec la même structure de cycle de vie (Roughgarden, 1979, chapitre 3).

Du côté culturel, étant donné la séquentialité de la formation du répertoire culturel (le « génome culturel »), il est possible que chaque variante ait son histoire propre. Certaines variantes pourront être transmises verticalement, horizontalement et/ou obliquement (section 3.3.2). Ces mêmes variantes pourront être transmises par l’intermédiaire de diverses formes d’apprentissage social (imitation, enseignement, lecture de livres, Internet, etc. ; section 3.3.1) et être évaluées par différents biais cognitifs (biais du contenu, biais conformiste, biais indirect, etc. ; section 3.3.3). De ce fait, il est tout à fait possible que, pour deux variantes culturelles en compétition, chacune ait une histoire d’acquisition et de transmission différente, obligeant alors les modèles à prendre en compte ces idiosyncrasies. Évidemment, plus on considérera de variantes culturelles, plus les modèles risqueront d’être complexes. (Wimsatt, 1999)

De plus, si le nombre de parents pour un organisme est chose définie par la manière dont l’épisode de reproduction biologique se produit, il n’est pas donné de savoir à l’avance combien de parents culturels un même individu pourra avoir, ni quelle importance relative les différents parents culturels prendront dans la constitution du répertoire culturel de l’individu. De plus, il ne semble pas y avoir de limite théorique au nombre de parents culturels qu’un organisme particulier puisse avoir, ouvrant ainsi la possibilité très réelle que le nombre de parents culturels varie d’un organisme humain à un autre. Du fait que l’assemblage du répertoire culturel d’un individu soit étendu tout au long de son développement biologique, l’accès à certains parents culturels potentiels pourra varier selon les circonstances, circonstances qui pourront elles-mêmes varier d’un individu à l’autre et d’une génération à l’autre. Par exemple, la mort d’un parent biologique d’un individu en bas âge affectera les variantes culturelles que l’enfant adoptera et surtout de qui il les adoptera. Toutefois, le décès d’un parent biologique ne changera rien ni aux origines ni à la structure du génome de l’organisme descendant.

Finalement, si certaines variantes culturelles sont généralement transmises au cours de stades développementaux spécifiques, il ne semble pas y avoir de contraintes fortes pour que toutes les variantes culturelles soient systématiquement transmises à un âge défini et uniquement à cet âge. Par exemple, s’il est relativement normal qu’un individu acquière sa langue maternelle dans les premières années de sa vie, le moment d’acquisition d’une langue seconde dépend largement du contexte social de l’individu, pour autant qu’il en apprenne une seconde. Contrai- rement à la fixation du génome qui se fait dès la conception d’un nouvel individu humain, le répertoire culturel de ce même individu sera constitué de manière progressive et selon le contexte biographique de l’individu. L’ordre spécifique dans lequel les différentes variantes culturelles seront acquises pourra ainsi varier d’un individu à l’autre et d’une génération à l’autre. Ainsi, contrairement à la conception d’un génome qui peut être modélisée par un ensemble de règles fixes, il ne semble pas y avoir d’analogue culturel ordonnant l’assemblage du répertoire culturel des individus d’une même culture. En d’autres mots, il n’y a pas de cycle de vie culturel typique pour l’espèce humaine (Wimsatt, 1999).

Bien que les tenants de la DIT reconnaissent le fait que, contrairement au génome, le répertoire culturel d’un individu puisse être constitué tout au long de sa vie (Boyd & Richerson, 1985, 8), ceux-ci ont généralement adopté un schème simplificateur assumant que le cycle de vie culturel des individus humains seraient le même tant d’un point de vue intergénérationnel qu’intragé- nérationnel. Le présupposé d’un cycle culturel robuste est bien illustré par la figure 4.5, figure tirée de Boyd & Richerson (1985). Les organismes constitutifs de la génération parentale (F’t) se

reproduisent en générant le génome des organismes à la génération suivante (Gt+1). Ces génomes

se développent (ontogénie) en les phénomes constitutifs de nouvelle génération (Ft). Ceux-ci

FIGURE4.5. – Schématisation du cycle de vie biologique et du cycle de vie culturel d’un orga- nisme humain dans un modèle coévolutionnaire biologie/culture (adapté de Boyd & Richerson (1985, 6)). Explications dans le texte.

sont sélectionnés par l’entremise de leurs interactions avec l’environnement, déterminant ainsi qui servira de parent pur la prochaine génération (F’t+1). De ce fait, on peut retracer l’évolution

intergénérationnelle du bassin génétique de la population (flèche en pointillé). Le phénotype des membres de la population (F’t) affecte celui de leurs descendants (Ft) par l’entremise de la

transmission culturelle. Le schéma suggère que la transmission culturelle se ferait tout entière d’une génération à l’autre et à un moment particulier dans le développement de l’organisme (soit avant les épisodes de sélection naturelle). Ici on parle de transmission phénotypique parce que l’emphase est mise sur l’évolution génétique. En ce sens, la transmission culturelle en est une de transmission de caractères acquis. Voir Hull (1982) et Brandon (1985) pour une clarification de cette caractérisation de la transmission culturelle. La flèche en pointillé est la seule modification (outre la traduction) apportée au schéma original. Ainsi, selon ce modèle de cycle de vie culturel, l’entièreté du répertoire culturel du parent est transmise en un seul épisode discret de manière à constituer l’ensemble du répertoire culturel de son rejeton. Le modèle de cycle de vie des fermiers de l’Illinois est aussi fondé sur l’assomption que le schème tient pour tous les individus des communautés Yankee et German.

Cette assomption de Boyd et Richerson ne fait toutefois pas l’unanimité. En effet, Durham (1991, 182-183) trouve que cette notion simplifiée du cycle de vie culturel est problématique puisqu’elle ne rend pas suffisamment compte des différences entre l’effet de la transmission culturelle sur le phénotype des organismes humains et ceux du génome. Notamment, le schéma de Boyd et Richerson (figure 4.5) ne permet pas de bien voir que la culture peut elle-même évoluer. Durham propose alors son propre schéma, plus complexe mais plus complet (figure 4.6). Le génome des organismes (Gi) produisent (T1) leur phénome (Pi), phénome qui changera au

travers le temps (Pi’) par l’effet des différents épisodes d’apprentissage social (Ta). Les épisodes

d’apprentissage social dépendent des variantes culturelles déjà présentes dans la population (Ci).

L’organisme pourra servir de modèle culturel et ainsi transmettre différentes variantes culturelles à d’autres (Tb), affectant ainsi le bassin culturel de la prochaine génération (C2) notamment

FIGURE4.6. – Schéma complexifié du cycle de vie culturel (adapté de Durham (1991, 186). Le

schéma a été modifié de l’original en ce que l’environnement et les étiquettes spéci- fiant les générations ont été éliminées. Explications dans le texte.

en permettant à la culture locale d’évoluer (∆C). Finalement, les individus seront objets de différents processus de sélection au cours de leur vie (T2, T3)), permettront au bassin génétique

de la population d’évoluer (∆G) et le bassin génétique d’une nouvelle génération (Gi+1) sera le

produit du bassin génétique des individus qui enfanteront (G’). Ce schéma illustre clairement l’aspect séquentiel de la construction du répertoire culturel tout au long du développement des organismes humains. Durham (1991, 185-187) ne semble pas voir là la source d’une disanalogie problématique pour la DIT.