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1.2 L’analogie de l’hérédité culturelle

1.2.3 Dissensions au sujet des analogies

Depuis la parution de Cavalli-Sforza (1971), bref article qui pourrait être considéré comme la première publication officielle de la tradition scientifique de la DIT, il n’y a pratiquement pas eu d’analyse systématique de la nature, de la structure et de la fonction de l’analogie de l’hérédité culturelle comme fondement théorique des théories darwiniennes de l’évolution culturelle. Quarante années de controverses scientifiques autour de la validité de l’analogie de l’hérédité culturelle devraient suffire d’elles-mêmes pour justifier l’urgence d’une telle analyse.

Ces controverses sont dues en large partie à une présentation confuse et souvent obscure de la structure de l’analogie de l’hérédité culturelle. Nombre des tenants de la DIT évoquent cette analogie comme fondement de la DIT sans pour autant discuter explicitement du détail structurel de l’analogie. Celle-ci est généralement évoquée comme fondement du transfert des méthodes explicatives de la biologie évolutionnaire vers une science de l’évolution culturelle, mais la structure logique de l’analogie est elle-même rarement clarifiée. De ce fait, on voit mal comment il peut y avoir une discussion informée et donc fructueuse de son usage explicatif s’il n’est pas clair ce en quoi consiste le détail structurel des rapports d’analogie entre gène et culture. Clarifier cette structure et en dégager les mésinterprétations est donc nécessaire pour résoudre ces controverses, sinon pour au moins permettre aux débats de se structurer autour d’une conception commune du problème.

Toutefois, la dissension entoure aussi les sujets de la nature, du rôle et de la force épistémique des arguments par analogie, et plus spécifiquement dans un contexte de justification et de construction d’hypothèses scientifiques. À partir des positions relevées à la section précédente, il apparaît clairement ne pas y avoir de consensus ni sur la nature d’un argument par analogie, ni sur la portée épistémique d’un tel argument, ni non plus sur le fait qu’il y a bel et bien une analogie à établir entre gène et culture pour fonder la théorie de la double hérédité. Pour certains, comme Fracchia & Lewontin (1999, 2005), l’utilisation d’analogies en science semble se réduire à un usage heuristique, favorisant parfois la découverte scientifique mais sans portée littérale. De ce fait, une analogie n’est pas un argument pouvant servir de justification pour une théorie scientifique. Ce ne serait, au mieux, qu’un outil heuristique parfois utile dans un contexte de découverte mais trompeur dans un contexte de justification. Au contraire, Boyd et Richerson (1985) et Durham (1991) confèrent aux arguments par analogie une plus grande portée épistémique, c’est-à-dire qu’il serait possible de justifier – ou, du moins, de supporter – la plausibilité d’une hypothèse scientifique par l’entremise d’un argument par analogie. En affirmant que les processus d’apprentissage social servent de système d’hérédité culturelle, les tenants de la DIT chercheront à légitimer le cadre conceptuel et explicatif de la DIT en empruntant les outils conceptuels et formels éprouvés de la biologie évolutionnaire. Selon ces chercheurs,

l’argument par analogie sert donc à justifier un usage scientifique de la notion d’hérédité dans un contexte culturel tout en permettant d’organiser une science de l’évolution culturelle en prenant pour modèle les notions, outils et stratégies explicatives des sciences biologiques.

Le conflit entre ces deux perspectives s’articule autour de la nature des arguments par analogie, de leur portée épistémique ainsi qu’autour des mécaniques servant à évaluer la force épistémique d’une analogie. Ces problèmes en sont d’épistémologie plus générale et leur résolution dépasse le cadre spécifique de l’analogie de l’hérédité culturelle. Une vaste littérature, tant scientifique que philosophique, s’est penchée sur ces questions. Pourtant, dans le contexte spécifique de l’analogie de l’hérédité culturelle, ni la nature, ni la portée épistémique d’un argument par analogie ne sont explicitement analysées. On ne trouve que de très rares références à la littérature spécialisée sur l’usage d’analogies en science, les exceptions étant Darden & Cain (1989) et Ariew (2010). Il semble donc impératif de clarifier la nature et la portée épistémique d’un argument par analogie dans un contexte de construction de théories si l’on veut parvenir à résoudre le problème auquel font face tant les tenants de la DIT que leurs détracteurs. En d’autres mots, il semble qu’une théorie de l’analogie soit requise pour permettre la résolution de ces débats théoriques.

Un problème parallèle consiste à évaluer le rôle des disanalogies entre gènes et culture. Ce problème en est aussi un d’épistémologie générale puisqu’il est question de savoir comment une disanalogie peut avoir un impact épistémique sur un argument par analogie. Pour certains, identifier des disanalogies entre transmission génétique et transmission culturelle sert d’argument contre une théorie darwinienne de l’évolution culturelle (par exemple, Gould (1997), Sperber (1996), Atran (2001, 2002), etc.) alors que pour d’autres les différences entre gènes et culture servent au contraire de justification pour une science de l’évolution culturelle distincte de la biologie évolutionnaire (Boyd & Richerson (1985), Richerson (1997), Durham (1991)). Par exemple, on sait que contrairement à la transmission génétique qui se fait strictement d’un parent à sa descendance, la transmission culturelle se fait aussi entre des individus qui ne sont pas nécessairement affiliés (d’un enseignant à un élève, par exemple). Or, pour certains critiques (Wimsatt, 1999), ces différences minent l’entreprise de la DIT, alors que pour les tenants de la DIT, ces différences sont justement responsables du fait que les processus d’apprentissage social aient évolué de manière à servir de système d’hérédité culturelle.

Il y au moins un point au sujet duquel tant les défenseurs que les détracteurs de la DIT s’entendent. Tout le monde s’accorde pour dire qu’il existe des différences entre les mécanismes de transmission génétique et ceux de transmission culturelle. Là où il y a dissension, c’est au sujet des impacts épistémiques de ces différences. En d’autres mots, on ne s’entend pas sur les critères pour juger de la pertinence des différences identifiées entre gène et culture, ni non plus sur l’impact de ces différences sur la force de l’argument de l’hérédité culturelle. La seule

présence de différences entre les deux mécanismes de transmission ne devrait donc pas être problématique, mais une théorie (typologie) des « différences qui font une différence » devrait être avancée (Gick & Holyoak, 1983).

Une distinction entre la notion de différence (dissimilarity) et celle de disanalogie devient alors nécessaire pour décider quelles sont les différences qui comptent pour fonder ou invalider une analogie (Shelley, 2002a, 2002b). En effet, personne dans ces débats ne semble s’inquiéter du fait que le système d’hérédité génétique soit beaucoup plus ancien que ne l’est le système d’hérédité culturelle. Toutefois, d’autres différences semblent plus problématiques, notamment le fait que les informations culturelles soient souvent déformées lors d’un épisode de transmission alors que les processus de réplication génétiques sont excessivement fiables. Encore une fois, pour résoudre ce problème dans le contexte spécifique de l’analogie de l’hérédité culturelle, il est nécessaire d’en venir à clarifier la mécanique de justification épistémique d’un argument par analogie dans un contexte de construction de théorie scientifique. Une théorie de l’analogie permettant d’éclairer la structure des débats entourant l’analogie de l’hérédité culturelle devra donc aussi offrir une théorie de la disanalogie.

Une théorie de l’analogie devra aussi se positionner face à la stratégie alternative consistant à formuler des abstractions dont la structure est identifiée au sein des domaines biologique et culturel. Plusieurs sympathisants à une théorie darwinienne de l’évolution culturelle rejettent une approche par analogie et affirment plutôt que le domaine culturel en est un proprement darwinien parce qu’il satisfait, tout comme le domaine biologique, aux conditions nécessaires et suffisantes pour être un domaine proprement darwinien. On parlera ici de stratégie par abstraction puisque la justification d’une approche darwinienne face aux phénomènes d’évolution culturelle repose sur la satisfaction d’un schème abstrait par le domaine culturel. Autrement dit, ce ne serait pas tant le fait que la culture soit analogue au monde biologique qui justifierait le transfert de concepts et d’outils explicatifs de la biologie évolutionnaire vers les sciences de la culture. Plutôt, le transfert est justifié parce que le domaine biologique et le domaine culturel sont deux formes particulières appartenant à la classe des domaines darwiniens.

Plusieurs schèmes sont utilisés pour identifier ces conditions dites nécessaires et suffisantes. Certains utilisent une conception trichotomique due à Darwin (1859) et généralisée par Lewontin (1970) (par exemple, Mesoudi et al. (2004) et, par moments, Dennett (1995) et Blackmore (1999)), alors que d’autres rejettent la stratégie par analogie au profit du schème conceptuel du réplicateur, dû à Dawkins (1976/1989, 1982) (par exemple, Hull (1982, 1988a, 1988b, 2001), Blackmore (2005)). En proposant la stratégie de l’abstraction comme alternative à la stratégie par analogie, il est nécessaire de clarifier les relations qu’entretiennent ces deux stratégies de manière à comparer leurs potentiels de justification d’une théorie scientifique et d’ainsi mesurer

la validité du scepticisme des tenants de la stratégie de l’abstraction à l’égard de l’analogie de l’hérédité culturelle.

En résumé, quatre points de dissension entourent l’analogie de l’hérédité culturelle. On ne s’entend ni au sujet de (1) la structure logique de l’analogie de l’hérédité culturelle, ni à propos de (2) la force épistémique d’un argument par analogie, ni non plus sur (3) la force épistémique d’un contre-argument par disanalogie et, finalement, il n’est pas clair en quoi consiste (4) la différence entre une approche par analogie et une approche par abstraction. La résolution de ces problèmes dépasse le seul cadre du débat entourant l’analogie de l’hérédité culturelle. Une théorie de l’analogie indépendante de ces débats permettrait alors d’offrir des réponses non partisanes à ces problèmes. Une telle théorie devra toutefois fournir un cadre conceptuel pour identifier la structure de l’analogie de l’hérédité culturelle ainsi que des méthodes permettant de mener une évaluation épistémique des différentes positions au sujet de l’analogie de l’hérédité culturelle et de son rôle explicatif. Examiner ce débat scientifique à travers une théorie de l’usage d’analogies dans un cadre de justification et de construction d’hypothèses scientifiques permettra d’offrir pour la première fois une analyse systématique des fondements conceptuels et épistémologiques de l’analogie de l’hérédité culturelle.