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On se représente généralement un organisme vivant typique comme un animal adulte et les traits phénotypiques d’un organisme comme ceux de sa forme adulte. Cette représentation d’une simple tranche de vie d’un organisme est inadéquate puisque tout organisme passe par plusieurs stades développementaux au cours de sa vie, stades étant tous caractérisés par des gammes différentes de traits phénotypiques (Gilbert, 2006). De plus, les processus développementaux par

lesquels un organisme est produit servent eux-mêmes de traits phénotypiques de cet organisme (Stearns, 1992). Ainsi, une image plus appropriée consiste à concevoir les organismes individuels non plus comme des entités aux propriétés fixes mais plutôt comme une suite de séquences développementales dynamiques.

La notion de cycle de vie sert à représenter ce caractère continu du développement d’un organisme. Ainsi, le cycle de vie d’un organisme décrit de manière séquentielle les différents stades développementaux typiquement traversés par les organismes de la même espèce (Gilbert, 2006). Bien qu’un organisme puisse continuer de vivre une fois qu’il a cessé de se reproduire, on clôt généralement un cycle de vie avec le dernier épisode de reproduction de celui-ci. Ainsi, en colligeant les différents épisodes de reproduction en un seul stade développemental, les généti- ciens des populations se représentent généralement la conclusion du cycle de vie d’un organisme d’une espèce donnée comme un épisode de reproduction unique, bien que dans les rendus plus détaillés on prenne en considération les différents épisodes reproductifs (Roughgarden, 1979, 26-29). Ainsi, chez les organismes sexués comme les êtres humains, le cycle de vie débute au moment de la fécondation, c’est-à-dire au moment où le matériel génétique des deux parents fusionne en une même cellule et forme le génome d’un nouvel individu. Le cycle de vie ainsi amorcé se poursuit par l’entremise des interactions du génome, qui ne changera pas au long du cycle de vie, et de l’environnement développemental de l’organisme. Un rendu schématique du cycle de vie des êtres humains est présenté à la figure 4.3.

La notion de cycle de vie est au coeur de l’entreprise de construction de modèles en génétique des populations (Roughgarden, 1979, 22-23). Bien que la complexité du cycle de vie typique des organismes d’une espèce est d’ordinaire simplifiée, elle sert néanmoins à construire les modules analytiques des modèles récursifs servant à décrire et prédire les changements évolutionnaires d’une population de cette espèce (Boyd & Richerson, 1985, 20-23 ; Hartl & Clark, 1997). Dans les modèles construits par les généticiens des populations, le cycle de vie débute au moment de la transmission des allèles et de la formation d’un zygote. Le cycle de vie se termine au moment d’un épisode de reproduction, c’est-à-dire au moment où les allèles sont transmis à la génération suivante. Ces modèles de cycle de vie prennent alors en compte deux facteurs affectant la probabilité qu’un type particulier d’allèle parvienne à passer d’un stade développemental à un autre. D’une part, la probabilité qu’un allèle persiste d’un stade développemental à un autre est déterminée par les effets de la sélection naturelle, rendue par le taux de viabilité des organismes aux différents stades développementaux (viability selection, mortality selection, Endler (1986)). D’autre part, on tient compte de la probabilité qu’un allèle soit transmis d’une génération à l’autre, probabilité rendue par ce qui est communément appelé « règles de transmission » (Hartl &

FIGURE4.3. – Schéma simplifié du cycle de vie d’un être humain.

Clark, 1997). Ces dernières permettent alors de calculer le changement total dans les fréquences relatives des différents allèles au moment de la transition intergénérationnelle.

En empruntant cette méthode de formalisation des phénomènes évolutionnaires à la génétique des populations, les tenants de la DIT s’inspireront donc de la notion de cycle de vie utilisée par les généticiens des populations. Ainsi, le cycle de vie culturel débute au moment de la génération du génome de l’organisme et se termine par un épisode de reproduction, où un nouvel organisme et son génome sont générés. Selon les tenants de la DIT, les cycles de vie culturels ne sont différents du cycle de vie organique qu’en ce qu’ils incorporent les épisodes de transmission culturelle et la probabilité de leur réussite. Ces épisodes de transmission culturelle sont alors distribués selon les stades développementaux déjà identifiés dans le cycle de vie organique. Cette stratégie de modélisation permet alors de construire des modèles incorporant à la fois la transmission génétique et la transmission culturelle puisque les deux types cycles de vie ont les mêmes bornes (Boyd & Richerson, 1985, 20-23 ; McElreath & Henrich, 2008).

Un modèle simplifié de cycle de vie culturel

La stratégie formelle empruntée à la génétique des populations par les tenants de la DIT consiste à construire des modèles évolutionnaires rendus par une équation récursive. La structure de base de ces équations représente (1) les différents stades développementaux traversés par les organismes constitutifs de la population étudiée (incluant l’épisode de transmission intergé- nérationnelle) et (2) la probabilité qu’une variante génotypique ou phénotypique particulière parvienne à traverser ce stade développemental. Une itération de l’équation où les différentes probabilités sont comptabilisées (ce sont des probabilités conditionnelles) consiste alors à re- présenter le déroulement complet du cycle de vie des organismes étudiés et permet ainsi de calculer la probabilité qu’une variante particulière soit transmise à la génération suviante2. En

2. Souvent les généticiens des populations construisent des modèles idéalisés dans lesquels la taille réelle de la population n’est pas prise en compte, faisant donc de la probabilité qu’une variante soit présente à la génération suivante la fréquence relative de cette cette variante à la génération suivante. Toutefois, les généticiens des populations ont aussi développé des modèles prenant pour assomption que les populations étudiées ont une taille finie (par exemple, voir Hartl & Clark (1997, 289-292)).

faisant abstraction de la taille réelle de la population étudiée et en déterminant la fréquence des différentes variantes au moment d’une génération particulière, il est alors possible de prédire la dynamique évolutionnaire de la population étudiée. Évidemment, ces modèles peuvent être plus ou moins réalistes en ce qu’ils intègrent plus ou moins d’idéalisations (Boyd & Richerson, 1987a). Par exemple, il est possible de déterminer une taille populationnelle particulière, de choisir le nombre d’allèles qui seront pistés par le modèle, ou d’être plus ou moins fidèle au cycle de vie des organismes en intégrant plus ou moins de stades développementaux dans la construction du modèle (Roughgarden, 1979 ; Hartl & Clark, 1997). En effet, le modèle évolu- tionnaire le plus simple consiste à assumer que l’organisme est haploïde (il n’y a qu’un allèle par locus), qu’il n’y a que deux allèles présents dans le bassin génétique, et qu’il n’y a pas de stades développementaux intermédiaires aux épisodes de transmission intergénérationnelle (Rice, 2004).

Les tenants de la DIT adoptent la même stratégie de modélisation en empruntant la structure du cycle de vie des organismes humains, cycle de vie qu’ils complexifient par l’intégration d’épisodes de transmission culturelle prenant place à différents stades du développement des individus humains. Le cycle de vie culturel débute ainsi au moment de la conception des individus humains et, en accord avec la stratégie empruntée d’ordinaire en génétique des populations, il se termine au moment de la reproduction de ces individus :

The standard way to modularize an evolutionary problem is to think about the main events in the life cycle of an individual, divide that life cycle into stages in which only one process operates, specify the processes, develop the statistical machinery to scale up from individuals to the population, and then use this machinery to keep track of the distribution of cultural variants as the population marches through history, one generation at a time. (Richerson & Boyd, 2005, 64-5)

Si dans les modèles coévolutionnaires on cherche d’ordinaire à pister à la fois la survie et la transmission des gènes et de leurs analogues culturels (section B.2), dans les modèles de simple évolution culturelle (section B.3) on idéalise ce cycle de vie en supposant qu’il n’y a pas d’interaction biologie/culture. Ainsi, le modèle peut être simplifié de manière à ne tenir compte que des variables culturelles et à faire abstraction des allèles et des règles de leur transmission (Boyd & Richerson, 1985, 61-66).

De ce fait, les stades développementaux pertinents pour la constitution du modèle sont ceux où les différentes variantes culturelles sont acquises et transmises par des individus humains. Toutefois, bien que dans un contexte de stricte évolution culturelle l’on fasse abstraction des pro- cessus de transmission génétique pour ainsi focaliser sur les processus de transmission culturelle, l’horloge évolutionnaire du modèle récursif demeurera calibrée à une génération biologique

par itération. En d’autres mots, c’est la formation d’un nouvel organisme et de son génome qui déterminera les frontières générationnelles. Les épisodes de transmission culturelle peuvent ainsi être intégrés au coeur des modèles classiques développés en génétique des populations en y pistant non plus les processus affectant la transmission des variantes génétiques, mais plutôt en incorporant des règles spécifiant la probabilité qu’une variante culturelle soit adoptée et/ou soit conservée lors d’un stade particulier du développement biologique d’un individu humain typique (Cavalli-Sforza & Feldman, 1981 ; Boyd & Richerson, 1985).

Un exemple utilisé par Boyd et Richerson pour illustrer le processus de construction de modèles populationnels et le rôle qu’y joue la spécification d’un cycle de vie culturel est celui de la transmission de traditions agraires au sein de deux groupes ethniques de l’état américain de l’Illinois – groupes ethniques auxquels ils attribuent les pseudonymes de « Yankee » et de « German » (Boyd & Richerson, 2000, 145-146 ; Richerson & Boyd, 2005, 21-24). Malgré la proximité des terres exploitées par ces deux communautés depuis les années 1840, une différence persiste dans les valeurs familiales des deux communautés, ainsi que dans leurs pratiques agricoles. Les fermiers German accordent beaucoup d’importance à ce que l’un de leurs enfants poursuive l’entreprise familiale, engendrant du coup (a) une réticence à vendre leurs terres à des étrangers, (b) une pression parentale à prendre en main la ferme familiale et (c) à accorder peu d’importance à l’éducation. De leur côté, les fermiers Yankee conçoivent leurs fermes comme des entreprises ayant pour but unique de faire du profit. Ainsi, (a’) ils vendent et achètent couramment des terres en fonction de l’état du marché et il n’est pas rare qu’un fermier Yankeevende l’ensemble de ses terres s’il y voit la possibilité de faire un profit substantiel. De plus, les fermiers Yankee (b’) considèrent que la récupération de l’entreprise fermière est une question de choix personnel et, bien qu’ils désirent que l’entreprise demeure familiale, (c’) les parents Yankee encouragent tout de même leurs enfants à poursuivre des études pouvant les mener vers une autre carrière. On observe d’ailleurs que les Yankee (d’) ont généralement des terres qui ne servent qu’à l’agriculture de céréales, monocultures qui requièrent peu de main-d’oeuvre (généralement des employés non affiliés au fermier). Au contraire, les German (d) diversifient leur usage de la terre en activités agricoles, en élevage laitier et de viande, usages qui nécessitent une plus grande main d’oeuvre (généralement des membres de leur famille).

Malgré l’homogénéité de leur environnement et l’absence de différences génétiques notables, on observe le maintien de différences dans les traits culturels des membres des deux communautés. Un tenant de la DIT cherchera alors à expliquer cette diversité par l’entremise des processus de transmission culturelle. Pour ce faire, la stratégie explicative consiste à construire un modèle populationnel formalisant le réseau de transmission culturelle des deux communautés ainsi que les différences au niveau des variantes culturelles pertinentes pour expliquer cette différence

FIGURE4.4. – Cycle de vie culturel simplifié des fermiers de l’Illinois. Voir texte pour description.

interpopulationnelle. En simplifiant la situation, Boyd et Richerson suggèrent de ne considérer que deux variantes : le système de valeurs conservatrices, menant à une plus grande probabilité d’adoption d’un mode de vie fermier, et celui de valeurs entrepreneuriales, menant à une plus grande probabilité d’un mode de vie autre.

En assumant une transmission sans erreurs, on peut modéliser ce cas simplifié en reconstruisant le cycle de vie culturel des membres des communautés German et Yankee (figure 4.4). En bas âge (enfance), les individus des deux communautés sont principalement influencés par leurs parents quant à leur choix de poursuivre un mode de vie fermier ou d’en adopter un autre. Pour simplifier l’exercice, on peut considérer qu’il y a une transmission non biaisée des valeurs familiales (tous les enfants adoptent par défaut les valeurs familiales de leurs parents, peu importe si ces parents sont conservateurs ou entreprenants). Toutefois, une fois l’âge adulte atteint, ces individus deviennent susceptibles aux influences extérieures (transmission biaisée), notamment aux sources externes d’éducation. Ainsi, en allant étudier ailleurs, ces jeunes adultes pourraient être influencés par les valeurs entrepreneuriales les amenant à poursuivre un mode de vie non fermier, ou pourraient préférer opter pour un mode de vie conservateur. Finalement, les jeunes adultes adoptant des valeurs entrepreneuriales auront plutôt tendance à quitter la ferme de leurs parents – diminuant donc le nombre d’enfants de ces parents restant à la ferme – alors que les individus adoptant des valeurs conservatrices auront plutôt tendance à rester à la ferme familiale et d’y avoir leurs enfants – augmentant ainsi le nombre de descendants fermiers au sein de leur communauté.

La stratégie employée par les tenants de la DIT, à l’image de la construction de modèles en génétique des populations, consiste alors à attribuer une valeur de probabilité qu’un individu

adopte une variante culturelle plutôt qu’une autre à chacun des épisodes pertinents de transmission culturelle (transmission familiale non biaisée, transmission biaisée de sources externes, le taux d’émigration) et d’introduire à la première itération du modèle la fréquence relative des différentes variantes culturelles au sein des deux communautés. Ce modèle, s’il correspond aux changements intergénérationnels observés dans la fréquence des deux variantes culturelles au sein des deux communautés, pourra alors servir de candidat à l’explication du maintien de la diversité comportementale entre ces deux populations humaines.