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2.3 Le transfert analogique

2.3.1 Le critère de centralité pragmatique

Selon les tenants de la conception structurelle de l’analogie, les deux critères d’évaluation structurelle présentés plus haut, soit celui de consistance structurelle et celui de similarité sémantique, permettent d’évaluer la force d’une analogie en imposant des contraintes de forme sur la projection d’un analogue source sur un analogue cible (Gentner, 1983 ; Holyoak & Thagard, 1995). En ne disant rien sur les relations entre les éléments structuraux alignés dans l’analogie et les connaissances qui seront transférées, ces critères n’offrent pas les moyens de décider d’eux seuls de la valeur épistémique relative des différentes conclusions pouvant être tirées d’une même analogie. En d’autres mots, en ne considérant que la forme d’une analogie, ces critères structuraux ne disent rien sur le caractère inférentiel d’un argument par analogie.

Pour pallier cette lacune, Holyoak (1985) et Holyoak & Thagard (1989, 1995), à partir de Holland et al. (1986), identifient un troisième critère permettant d’évaluer la force épistémique d’un argument par analogie. Le critère de centralité pragmatique prend en compte à la fois les objectifs épistémiques visés par l’utilisation d’un argument par analogie en plus de considérer le contexte théorique particulier dans lequel l’argument est formulé. Ainsi, une analogie n’est pas tant une relation entre deux structures qu’un outil employé pour servir les objectifs d’un analogiste (celui qui utilise l’analogie). Ce sont ces éléments pragmatiques qui permettront d’établir le type de relation devant tenir entre la structure logique d’une analogie et les conclusions qui en sont tirées.

Un argument par analogie sera donc plus ou moins fort d’un point de vue pragmatique en ce qu’il sera plus ou moins apte à supporter le type d’usage que l’analogiste désire faire des conclusions qu’il en tirera. Ainsi, pour évaluer une analogie, il est nécessaire de spécifier (1) les objectifs épistémiques auxquels l’analogie est censée servir, (2) quels sont les conclusions recherchées par l’analogiste lorsqu’il construit une analogie et (3) l’usage que ce dernier en fera une fois le transfert analogique complété (Holyoak, 1985, 70-73).

Dans le contexte épistémique qui nous intéressera ici, l’emploi d’un argument par analogie sert à formuler une hypothèse scientifique plausible sur la base de similarités structurelles entre un domaine source et un domaine cible. En effet, c’est sur la base d’une analogie entre les mécanismes causaux de transmission génétique et d’apprentissage social que les tenants de la DIT proposeront une théorie darwinienne de l’évolution culturelle visant à expliquer la distribution de la variation culturelle au travers les diverses sociétés humaines. On parlera alors d’analogie explicative puisqu’un tel argument consiste à identifier une structure causale analogue entre la source et la cible (structure logique de l’analogie) et d’affirmer, par le biais de la conjecture, que le mécanisme causal identifié par analogie permet d’expliquer un phénomène problématique (Hesse, 1966 ; Darden, 1983 ; Darden & Cain, 1989 ; Holyoak & Thagard, 1989, 1995 ; Shelley, 2002a, 2002b, 2003) :

What often matters to an analogy is the set of causal relationships within each analog that bear upon the thinker’s goal. [...] In explanatory uses of analogy, what matters are the causal relationships in the source analog that can suggest causes for what is to be explained in the target. (Holyoak & Thagard, 1995, 35 ; emphase dans l’original)

Dans le cadre de la théorie structurelle de l’analogie, il est important de noter que les tenants de cette dernière n’adoptent pas une conception spécifique de l’explication scientifique. Néanmoins, l’extrait précédent affirme clairement que l’identification de causes d’un phénomène permet d’expliquer pourquoi et comment ce phénomène s’est produit. Une analogie explicative consiste donc à dire que parce que deux analogues partagent une structure causale similaire, ces structures devraient avoir des effets analogues, où les effets de la structure causale de la cible consistent en ces phénomènes que l’on cherche à expliquer. De ce fait, les théories philosophiques de l’explication telles que le modèle déductivo-nomologique (Hempel & Oppenheim, 1948 ; Hempel, 1965) ou le modèle de la pertinence statistique (statistical relevance ; Salmon (1971)), qui ne font pas appel à une notion d’explication causale ne peuvent caractériser ce type de pratique scientifique. D’autres approches, telles que le modèle causal-mécanique de la quantité conservée (Salmon, 1984), la théorie manipulationniste de la causalité (et donc de l’explication causale ; Woodward 2005) ou encore les développements récents dans l’étude des explications mécanistes (Machamer et al., 2000), pourraient parvenir à compléter la théorie structurelle de l’analogie explicative en la dotant d’une notion plus claire d’explication causale.

Ces considérations dépassent largement le cadre du projet de la présente thèse puisqu’elles concernent principalement une élaboration supplémentaire de la théorie structurelle de l’analogie. Néanmoins, il est important de garder à l’esprit que sans une théorie plus étoffée de l’explication scientifique, la porte demeure ouverte à des critiques de cette théorie de l’analogie explicative.

FIGURE2.4. – Schéma d’une analogie explicative. La structure causale de la cible est projetée sur celle de la source. La structure causale de la source est liée par des relations causales à certains effets. Le transfert de connaissances consiste alors à inférer que la structure analogue de la cible devrait causer des effets analogues à ceux de la source. Adaptation du schéma de la figure 2.1 issue de Holyoak (2012).

Faute d’avoir en main une théorie acceptable de l’explication causale, on tiendra pour acquis ici, avec Holyoak & Thagard (1995), qu’une explication scientifique doit (1) identifier les causes d’un phénomène et (2) qu’elle doit identifier la manière dont ces causes parviennent à produire le phénomène expliqué. Ainsi, lorsqu’un argument par analogie en vient à identifier des structures causales analogues pour des effets analogues et que l’argument rend compte de la manière dont ces structures causales parviennent à produire de tels effets, on considérera que cet argument par analogie constitue une analogie explicative (figure 2.4).

Malgré l’absence d’une théorie de l’explication causale spécifique, les tenants de la conception structurelle de l’analogie ont raison de dire qu’une analogie explicative ne garantit pas la vérité de la conclusion inférée (Holyoak, 1985 ; Holyoak & Thagard, 1995). En effet, en identifiant une structure causale similaire entre deux analogues, il n’est que plausible de suggérer que la structure causale de la source et celle de la cible, bien qu’analogues, parviennent à produire des effets similaires. Du fait que (1) les structures causales peuvent ne pas satisfaire parfaitement les critères structuraux de consistance logique et de similarité sémantique, et du fait que (2) toutes les relations causales de haut niveau constitutives des deux domaines analogues ne sont pas systématiquement alignées les unes aux autres (il existe toujours une analogie négative et une analogie neutre), la porte reste ouverte au fait que les deux domaines puissent aussi suffisamment différer sur quelque autres aspects pour miner l’inférence analogique (Hesse, 1966 ; Darden, 1983, 1991 ; Darden & Rada, 1988 ; Darden & Cain, 1989 ; Shelley, 2002a, 2002b). Du fait qu’il

est toujours possible de construire des contre-arguments par l’identification d’une disanalogie, l’inférence octroie au transfert de connaissances une certaine plausibilité, mais elle n’en garantit pas déductivement la vérité. Ces limitations épistémiques seront discutées en plus de détail à la section 2.4). Autrement dit, en suggérant une hypothèse explicative plausible, un argument par analogie explicative demeure néanmoins sujet à falsification (et donc à corroboration) empirique :

If a hypothesis is constructed by analogy to an already known (kind of) entity or process, then the hypothesis is more plausible than a hypothesis that postulates the existence of something entirely new. Such plausibility does not, of course, guarantee correctness. Theory assessment within the domain of the hypothesis must still be made. (Darden, 1991, 247)

On peut dès à présent faire sens d’un critère pragmatique pour évaluer la valeur épistémique d’une inférence par analogie en le liant aux deux autres critères structuraux discutés plus haut. Si la structure causale de la source servant à expliquer l’élément qui sera transféré n’est que partiellementprésente dans la cible (critère de systématicité), alors la plausibilité de l’inférence analogique sera réduite puisque la cible divergera dans sa structure causale et ne pourra donc pas offrir une explication aussi forte de l’élément transféré que la source n’en est capable (Holyoak, 1985 ; Darden, 1976, 1991). Ces différences de structure causale pourraient alors jouer un rôle important dans les critiques par disanalogie et possiblement miner la valeur épistémique de l’analogie puisque la connaissance transférée ne retrouverait pas dans la cible la même justification dont elle jouissait dans la source. Parallèlement, si les éléments explicatifs de la source ont pour analogues des relations causales similaires quoique non identiques d’un point de vue sémantique, il est possible que ces différences affectent la valeur explicative de l’analogie.

Le critère pragmatique permet alors de repenser les critères structuraux dans une perspective explicative où le contenu de la structure de la source et de la cible joue un rôle central dans la valeur épistémique de l’analogie. Une analogie explicative satisfaisant maximalement les trois critères permet de formuler une explication scientifique dont la structure s’est déjà avérée être adéquate pour expliquer un certain type de phénomènes. Moins l’analogie satisfera les critères, moins la structure explicative transférée vers la cible sera similaire à celle de la source, affaiblissant ainsi la plausibilité de l’explication par rapport au phénomène inféré.

On peut maintenant illustrer la manière dont le critère de centralité pragmatique permet d’analyser la force épistémique d’une conjecture scientifique en complétant notre analyse structurelle de l’analogie de la descendance avec modification, amorcée à la section 2.2.2.