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Amalgame de la transmission et de la sélection culturelle

4.4 La disanalogie du cycle de vie culturel

4.4.2 Amalgame de la transmission et de la sélection culturelle

Les différents répertoires culturels des membres d’une population particulière sont assemblés de manière séquentielle. L’ordre d’assemblage et les variantes culturelles transmises différeront d’un individu à l’autre. Cette plasticité de la transmission culturelle s’oppose ainsi à la robustesse des mécanismes de constitution du génome :

Genetics is a powerful component of evolutionary theory because genetic inheritance shows strong regularities that allow an immense variety of testable, and theoretically fruitful, predictions both for individual matings and for the selection of genes in populations. Genetics and population genetics texts are full of them. [Cultural inheritance] show none of these structured patterns or any others of comparable predictive strength. (Wimsatt, 2010, 276)

Parallèlement à cette première différence entre l’assemblage du répertoire culturel et la constitu- tion d’un génome, le fait que le cycle de vie culturel s’étende tout au long du développement de l’organisme humain engendre une seconde divergence problématique pour l’entreprise de la

DIT. Contrairement à la constitution d’un génome qui, au moment d’un épisode de reproduction, se fait indépendamment de son contenu informationnel particulier, la probabilité d’adoption d’une variante culturelle par un individu dépend largement du répertoire culturel qu’il aura déjà assemblé au moment de l’épisode d’apprentissage social4.

Dans le cas des cycles de vie biologiques, la distinction entre épisodes de transmission et épisodes de sélection des variantes biologiques est claire :

Biological life cycles begin with zygotic genomes, complete at birth, participating on cue in rich downstream interactions with their embodying and embedding contexts. Surviving organisms differentially become parents to make new zygotes. In this framework, one can abstract and separate out heredity, development, and selection, simplifying components not being directly studied or modeled, often treating pro- blems as “nearly decomposable” without major distortions of evolutionary dynamics. (Wimsatt, 2006, 365)

En vue de construire un modèle populationnel, le cycle de vie d’un organisme sexuel est généralement schématisé en trois épisodes distincts affectant à leur manière la distribution de la variation au sein d’une population. On distinguera donc l’épisode de formation du génome des zygotes, l’ensemble des stades développementaux traversés jusqu’à maturité sexuelle et, finalement, l’épisode d’accouplement (voir figure 4.7). Ces trois étapes sont représentées dans un modèle populationnel par un ensemble de règles déterminant la probabilité qu’une variante biologique parvienne à passer d’un stade développemental à l’autre. Avec Wimsatt (1999), on s’intéressera ici spécifiquement aux épisodes de production d’un génome et à ceux de sélection.

Pour représenter l’étape de la formation du génome, on formalise les différents mécanismes génétiques affectant la distribution des allèles au sein d’une population par l’entremise de règles d’hérédité représentant la structure du système d’hérédité (par exemple, les règles mendéliennes de l’hérédité (étape 2 dans la figure 4.7)). Le développement de l’organisme est alors représenté par les divers épisodes d’interaction avec l’environnement, où la sélection naturelle pourra agir. On représente ces processus de sélection par la probabilité qu’un individu détenant un allèle (ou trait phénotypique) particulier parvienne à l’âge adulte et s’accouple (étape 3 à la figure 4.7).

On peut ainsi distinguer au sein des modèles évolutionnaires les épisodes de transmission des épisodes de sélection parce que les processus modélisés affectent la distribution des allèles à différents moments du cycle de vie des organismes étudiés. Du fait que la formation du

4. Certains gènes parviennent à biaiser les règles de transmission standards de manière à s’assurer une plus grande probabilité d’être intégrés aux gamètes lors de la méiose (phénomène connu sous le nom de « meiotic drive »). Toutefois, étant donné la structure du processus de méiose, il n’y a pas de processus diachroniques tels que si un gène est effectivement intégré à un gamète, il assure à un autre gène une plus grande ou une moindre chance d’être lui-même intégré au gamète.

génome des organismes soit une étape discrète et distincte du développement de l’organisme, développement pendant lequel la sélection naturelle pourra agir, on peut distinguer les processus de constitution du génome d’un zygote des processus de sélection prenant place avant ou après la formation du zygote.

Dans le cas de la transmission culturelle, il n’est pas toujours possible de parvenir à cette distinction analytique. Cela est particulièrement vrai dans les cas où le répertoire culturel d’un individu intègre des valeurs secondaires qui auront un impact sur la probabilité d’adopter une variante culturelle plutôt qu’une autre (Wimsatt, 1999, 288-293 ; Wimsatt, 2006). En d’autres mots, le répertoire culturel, à un moment donné, aura un impact sur les variantes culturelles qui y seront intégrées dans le futur. Les biais introduits par les valeurs secondaires, en ce qu’ils discriminent les variantes culturelles de manière préférentielle, servent de processus de sélection culturelle (section 3.3.3). De ce fait, la construction du répertoire culturel d’un individu dépendra du résultat de la sélection de nouvelles variantes culturelles, sélection biaisée par l’état du répertoire culturel au moment où une nouvelle variante culturelle y est intégrée (ou rejetée) :

But so much of our cultural repertoire shows strong sequential dependence, requiring other cultural practices as prior skills or supporting structures, with layer upon layer of culturally adapted structure. Usually some cultural traits are required to acquire others, facilitate another class, and may be inconsistent with the acquisition of still others. We assemble complex programs of dependencies – with many degrees of freedom, but with an overall developmental history which cannot be ignored. (Wimsatt, 1999, 290)

Par exemple, un individu éduqué dans un milieu catholique pourra résister à l’apprentissage de la théorie darwinienne de l’évolution, mais il pourrait être plus ouvert aux théories du dessein intelligent du fait de son éducation catholique. Parce que les variantes culturelles forment généralement un système d’idées interreliées les unes aux autres (par exemple, par un critère de cohérence ou par affinités sémantiques), la probabilité d’adoption d’une nouvelle variante culturelle dépendra souvent de la structure du répertoire culturel déjà assemblé par un individu et de la manière dont la nouvelle unité culturelle pourra être intégrée à ce système d’idées.

L’histoire particulière du développement de l’individu humain affectera donc la structure finale du répertoire culturel étant donné les rencontres qu’il fera, le choix de modèles qu’il imitera et des variantes qu’il voudra apprendre, etc. À travers ces divers épisodes d’assemblage, la structure du répertoire culturel d’un individu au moment d’un épisode d’apprentissage social particulier affectera, par l’entremise des valeurs secondaires déjà adoptées, les chances qu’une variante culturelle donnée soit adoptée plutôt qu’une autre. Ici, les processus de formation du répertoire culturel sont les mêmes que ceux qui discrimineront de manière préférentielle les différentes

FIGURE4.7. – Méthode de construction du cycle de vie biologique d’une population d’organismes (adapté de Wimsatt (1999, 289)). Le cycle de vie illustré ici est simplifié à trois étapes développementales : l’âge adulte de la génération précédente (étape 1), la constitution du génome des zygotes de la génération suivante (étape 2) et l’âge adulte de la génération actuelle une fois les zygotes développés et matures (étape 3). Il est possible d’introduire des étapes intermédiaires (discrètes) pour complexifier le développement des organismes en plusieurs stades développementaux où la sélection naturelle pourait avoir un effet différent sur les traits manifestés à chacun de ces stades.

variantes culturelles parce que le répertoire culturel déjà assemblé biaise les processus de transmission culturelle. Les processus d’apprentissage social servent ainsi à la fois de mécanisme de transmission culturelle et de mécanisme de sélection culturelle. Wimsatt (Wimsatt, 1999, 2006, 2010 ; Wimsatt & Griesemer, 2007) conclut de cette influence du répertoire culturel sur son propre assemblage que les processus de transmission culturelle et de sélection ne pourront généralement pas être distingués de manière analytique au sein des modèles populationnels.

Du fait que le cycle de vie culturel, tel que l’entendent les tenants de la DIT, débute au moment de la génération d’un nouvel individu biologique et qu’il se termine au moment où celui-ci se reproduit, la constitution du répertoire culturel s’étend tout au long de la vie de l’individu humain. Ainsi, l’analogue culturel de la constitution du génome ne prendra pas place avant le développementmais plutôt tout au long du développement de l’organisme :

So for biology, we assume that the genome is there before development (embodied, though it is in the zygote). But for culture, the genome is assembled through deve-

lopment. Development is to the cultural genome as mitosis, meiosis, and gametic fusion are to be the biological genome. (Wimsatt, 1999, 292)

Or, tout comme du côté biologique, les processus de sélection culturelle prennent place tout au long du développement de l’organisme. Lorsque vient le temps de modéliser l’effet populationnel des épisodes locaux d’apprentissage social (voir section 5.2.1), cet enchevêtrement des deux processus a de fâcheuses conséquences pour le modélisateur. Du côté biologique, on peut simplement différencier les épisodes d’assemblage du génome et ceux de sélection. Ainsi, le génome est définitivement assemblé lorsque la sélection triera les variantes adaptatives de celles qui le sont moins. Du côté culturel, le répertoire culturel change tout au long du développement et sa structure affectera les critères de discrimination générant les processus de sélection culturelle.

Cela a pour conséquence que l’on ne peut pas concevoir la probabilité qu’une variante culturelle soit adoptée sans prendre en compte le contenu du répertoire culturel de l’individu. Or, comme on l’a indiqué à la section précédente, l’ordre d’assemblage du répertoire culturel des différents membres d’une population pourra varier, ce qui implique que le répertoire culturel de chaque individu pourra introduire des biais de transmission différents pour différentes variantes à différents moments dans la vie de chacun. Dans le cadre d’un modèle populationnel, cela se traduit par l’identification des probabilités d’acquisition d’une variante culturelle particulière étant donné un répertoire culturel particulier. De ce fait, on devra chercher à prendre en compte la probabilité qu’un répertoire d’une certaine structure soit assemblé lors qu’une variante culturelle pourra être transmise à un moment particulier dans la vie de l’individu (Wimsatt, 1999, 291). De tels modèles récursifs deviennent rapidement beaucoup trop lourds et complexes pour fournir quelque aide analytique, cela sans compter nombre d’autres détails devant être pris en compte (par exemple, la structure des réseaux de transmission culturelle, le type d’apprentissage social employé, la gamme de variantes culturelles disponibles pour apprentissage, les interactions coévolutionnaires entre gènes et culture, les effets des structures institutionnelles, etc.). Wimsatt conclut alors que l’usage de la stratégie de modélisation issue de la génétique des populations n’est pertinent que dans les cas où l’idéalisation de la complexité et de la variabilité du cycle de vie culturel peut être justifiée (Wimsatt, 1999, 292).

Wimsatt (1999) identifie deux divergences entre les éléments alignés au sein de l’analogie développementale, deux divergences dépendant de l’idée selon laquelle il faut concevoir le déve- loppement culturel comme celui d’un organisme socialisant. En effet, en adoptant la notion de cycle de vie culturel des tenants de la DIT, Wimsatt montre que celle-ci introduit des divergences importantes entre le génome d’un organisme et le répertoire culturel d’un humain.

La première différence provient du fait que le répertoire culturel d’un individu est assemblé séquentiellement tout au long de sa vie alors que son génome l’est dans son entièreté dès l’épisode

prédéveloppemental de la formation du zygote. De ce fait, chaque individu pourra assembler son répertoire culturel en faisant affaire à différents modes de transmission, à différents moments de sa vie et dans un ordre différent.

La seconde divergence émane du fait que le contenu particulier d’un répertoire culturel affecte la probabilité que certaines variantes culturelles soient adoptées ou pas (par l’entremise des valeurs secondaires déjà acquises). Cela est dû au fait que la construction du répertoire culturel n’est pas achevée avant que les processus de sélection culturelle prennent effet mais bien pendant. Ainsi, la constitution à un moment donné du répertoire culturel d’un individu affectera sa propre construction subséquente. De ce fait, la transmission et la sélection des variantes culturelles ne peuvent être distinguées analytiquement l’une de l’autre. Du côté biologique, ces deux types d’événements pertinents d’un point de vue évolutionnaire peuvent être distingués du fait que les processus de constitution du génome sont distincts de ceux qui sélectionneront les différentes variantes biologiques une fois que le génome des individus sera composé. Wimsatt en conclut donc que la stratégie de modélisation issue de la génétique des populations ne constitue pas un outil théorique pertinent pour l’étude des phénomènes d’évolution culturelle :

This last problem – inter-generational variation in heredity structure – is most severe : it seems to rule out assuming a common heredity structure either across individuals or generations. If we had specific constant rules for cultural parentage for all individuals of a given class, almost no matter how complex the rules were, we can envision simulating it. But if the very mode of inheritance is determined by context, and varies unsystematically across the population, or across generations, it is hard to know where to begin. This and further heterogenities are major blocks to the construction of recursion models. (Wimsatt, 1999, 281)

Wimsatt construit donc une disanalogie qui cherche à montrer que, parce que le répertoire culturel n’est pas assemblé avant le développement de l’organisme humain, la stratégie de modélisation typique du généticien des populations, stratégie qui prend pour assomption que la transmission de la variation est distincte des épisodes de sélection de celle-ci, ne peut plus s’appliquer dans le cas de l’hérédité culturelle. Ici, Wimsatt ne rejette pas la théorie de l’hérédité culturelle, mais plutôt les conclusions qu’en tirent par analogie les tenants de la DIT. En prenant pour modèle l’analogie développementale et en y intégrant les présupposés théoriques de la notion de cycle de vie culturel, Wimsatt construit un argument par disanalogie qui rejette les justifications avancées par les tenants de la DIT pour l’emploi d’une stratégie de modélisation inspirée des modèles populationnels de la génétique des populations. Wimsatt (1999, 2006) proposera plutôt d’emprunter des outils d’analyses issus de la biologie évolutionnaire du développement (evolutionary developmental biology, ou « evo-devo »).

4.4.3. Analyse structurelle de la disanalogie du cycle de vie culturel