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Critiques de l’analogie de l’hérédité culturelle

1.2 L’analogie de l’hérédité culturelle

1.2.2 Critiques de l’analogie de l’hérédité culturelle

Cet enthousiasme n’est toutefois pas partagé par tous. Nombre de biologistes, d’anthropologues et autres chercheurs en sciences sociales ainsi que plusieurs philosophes ont remis en question les fondements conceptuels de la DIT et plus largement les théories darwiniennes de l’évolution culturelle. L’analogie de l’hérédité culturelle a servi de point focal pour ces attaques.

Une première famille de critiques affirme que certaines différences entre les processus de transmission génétique et ceux de transmission culturelle invalideraient l’analogie entre gène

FIGURE1.2. – En adoptant un paradigme explicatif centré sur la notion d’hérédité culturelle, les

tenants de la DIT organisent leur programme de recherche dans une structure analogue à celle des disciplines peuplant la biologie évolutionnaire. (Mesoudi et al., 2006, 331)

et culture. Ces critiques identifient en effet des disanalogies qui mineraient l’entièreté de l’en- treprise de la DIT. Une critique récurrente de ce genre consiste à dire que contrairement aux gènes – entités discrètes aux frontières bien définies et dont la transmission est fiable (les taux de mutations sont excessivement bas pour les gènes) – les connaissances transmises par apprentissage social ont des frontières floues et l’information est généralement transmise de manière imparfaite (Sperber, 1996, 2000 ; Atran ; 2000, 2001 ; Boyer, 1994, 1999). Selon ces critiques, le manque de fidélité inévitable en matière de transmission culturelle empêcherait alors les mécanismes cognitifs d’apprentissage social de servir de système d’hérédité puisque pour qu’il y ait évolution darwinienne, un système d’hérédité doit assurer une transmission fidèle de l’information (Dawkins, 1976/1989, 1982). Ces critiques ont généralement été adressées à la mémétique – une théorie alternative à la DIT (et donc distincte de cette dernière) selon laquelle les unités de transmission culturelles seraient analogues aux gènes en étant, elles aussi, des réplicateurs égoïstes se transmettant en vue d’assurer leur propre pérennité, souvent aux dépens des organismes qui leur servent d’hôtes –, mais étant donné les ressemblances théoriques et conceptuelles importantes entre ces deux théories darwiniennes de l’évolution culturelle9(Boyd & Richerson, 2000), elles ont aussi été transposées au cadre théorique préconisé par les tenants de la DIT :

Unlike genes, ideas are rarely copy with anything close to absolute fidelity. In the overwhelming majority of cases, an idea undergoes some sort of modification during

9. Les différences et similarités entre mémétique et DIT sont examinées en annexe.

communication. [...] The real mystery is how any group of people manages an effective degree of common understanding given that transformation of ideas during transmission is the rule rather than the exception. If transformation (mutation or drift) affects the information at a greater rate than high-fidelity replication, then a favorable or unfavorable selection bias cannot develop for the replicated (hereditary) information. In such cases, Darwinian selection becomes impossible. (Atran, 2001, 356-357)

Une deuxième disanalogie régulièrement employée en vue de rejeter une approche darwinienne de l’évolution culturelle consiste à dire que la transmission culturelle n’est pas darwinienne puisqu’elle donne lieu à une forme d’hérédité proprement lamarckienne (voir, notamment, Gould (1997), Avital & Jablonka (2000), Jablonka (2000, 2002), Jablonka & Lamb (1995, 2005) et Wilkins (2001)). En effet, contrairement à la transmission génétique qui se fait sans que les influences environnementales sur le phénotype d’un organisme ne soient transmises génétiquement (Weismann, 1902 ; Crick, 1970), les traits culturels sont particulièrement sujets à être modifiés par l’expérience de vie de l’individu humain. Par exemple, dans la transmission de la technique de confection de chiques de bétel, un Karen pourrait en venir à modifier sa recette de chique en ajoutant plus de poudre de cajou, un ingrédient typique des chiques de bétel dont il apprécie particulièrement le goût. Cette recette pourra alors être enseignée à ses enfants. Cette forme d’altération de la recette de chiques de bétel sera alors transmise d’une génération à l’autre et pourra devenir particulièrement populaire dans les cercles d’amateurs de cajou. Ce moyen de transmission serait lamarckien parce qu’il constituerait une forme de mutation dirigée acquise au cours de la vie de l’organisme et ainsi transmise aux générations suivantes :

Cultural (or memetic) change manifestly operates on the radically different substrate of Lamarckian inheritance, or the passage of acquired characters to subsequent generations. Whatever we invent in our lifetimes, we can pass on to our children by our writing and teaching. Evolutionists have long understood that Darwinism cannot operate effectively in systems of Lamarckian inheritance – for Lamarckian change has such a clear direction, and permits evolution to proceed so rapidly, that the much slower process of natural selection shrinks to insignificance before the Lamarckian juggernaut. . . . [H]uman cultural change operates fundamentally in the Lamarckian mode, while genetic evolution remains firmly Darwinian. Lamarckian processes are so labile, so directional, and so rapid that they overwhelm Darwinian rates of change. Since Lamarckian and Darwinian systems work so differently, cultural change will receive only limited (and metaphorical) illumination from Darwinism. (Gould, 1997 ; tel que cité dans Wilkins (2001, 160))

On remet ici en question le caractère proprement darwinien de l’hérédité culturelle et non pas son statut en tant que système d’hérédité. En effet, la DIT se présente comme une théorie darwinienne de l’évolution culturelle. Or, si adopter une théorie de l’hérédité lamarckienne empêche la possibilité d’une science évolutionnaire proprement darwinienne, il semble que les tenants de la DIT soient dans le pétrin. Toutefois, il ne paraît pas y avoir consensus sur la signification de l’épithète « darwinien » et de son champ lexical. Certains se sont opposés aux critiques du lamarckisme en affirmant qu’il n’y avait aucun usage technique acceptable de la notion de « darwinisme » (et parfois même de « lamarckisme ») pour faire sens de ces critiques (voir à ce sujet Hull (1982, 2000, 2011), Hodgson & Knudsen (2006a) et Aldrich et al. (2008))10.

Parallèlement aux boucliers qui se sont dressés contre ces critiques, plusieurs tenants de la DIT ne semblent pas s’alarmer de l’existence de différences importantes entre les mécanismes de transmission génétique et ceux de transmission culturelle. En effet, plusieurs différences sont ouvertement reconnues et certaines d’entre elles font même l’objet d’analyses spécifiques par les tenants de la DIT. Une importante asymétrie entre les deux systèmes d’hérédité sera examinée à la section 3.3.2. Mais plus encore, les tenants de la DIT font de la présence de ces différences l’une des raisons d’être de leur théorie : ce sont justement les différences entre les mécanismes de transmission génétique et ceux de transmission culturelle qui justifient une science distincte de l’hérédité et de l’évolution culturelle (Boyd & Richerson, 1985 ; Durham, 1990, 1991 ; Mesoudi, 2011). En discutant des avantages et désavantages à tirer des analogies entre gène et culture, Peter J. Richerson affirme que :

The causal processes modeled in explaining biological evolution might find analogs in the processes operating in social evolution. The advantages of an analogical stra- tegy include the illumination not only of further similarities, but also the recognition of substantial differences between the two domains compared. (Richerson, 1997, 283)

Richerson (communication personnelle) affirme même que l’ouvrage central de la DIT, Culture and the Evolutionary Process(Boyd & Richerson, 1985), peut être lu comme une étude systéma- tique des disanalogies entre hérédité génétique et hérédité culturelle. On retrouve donc chez les

10. Dans le cadre de la présente thèse, on entendra l’épithète « darwinien » et son champ lexical de la même manière que Boyd et Richerson (Boyd & Richerson, 1985, 2000 ; Richerson & Boyd, 2005) l’entendent, c’est-à-dire dans l’adoption d’une perspective populationnelle d’un domaine ontologique, ici le domaine culturel (voir section 5.2.1 à ce sujet). De ce fait, on parlera d’évolution darwinienne, et ce, même si cette évolution n’est pas causée par un processus de sélection naturelle ou même de sélection culturelle. La présente thèse porte sur les fondements d’une théorie de l’hérédité culturelle et des capacités évolutionnaires qu’un tel système d’hérédité parviendrait à fournir aux cultures humaines et non pas sur les mécanismes spécifiques d’évolution culturelle. De ce fait, la réalité d’un processus de sélection culturelle analogue à la sélection naturelle et de son importance effective dans l’évolution des cultures humaines ne fera pas l’objet d’analyse critique ici, notamment parce qu’elle dépend déjà de la plausibilité d’une théorie de l’hérédité culturelle (voir section 6.2 à ce sujet).

tenants de la DIT une attitude diamétralement opposée à celle de leurs critiques : la présence de différences importantes entre hérédité génétique et apprentissage social sert de justification théorique de la DIT et non pas d’une infirmation de la théorie :

[Evolutionary culture theory] seeks to formulate a comparable set of principles for understanding the dynamics of evolutionary change in cultural systems. In so doing, there will obviously arise many analogies, especially imperfect and partial ones, between organic and cultural evolutionary theory. But these analogies will come to light because there is bona fide evolutionary change in both realms, not because evolutionary biology can be successfully applied to both of them. Given the obvious differences between genetic and cultural transmission, there is surely no reason to expect complete analogy or to expect that the application of evolutionary biology will produce an adequate evolutionary theory of culture. (Durham, 1990, 193)

Une seconde famille de critiques consiste à attaquer la valeur épistémique des arguments par analogie dans un contexte de construction de théories scientifiques (par exemple, voir Fracchia & Lewontin (1999, 2005)). Ces attaques ne sont pas spécifiquement dirigées vers l’analogie de l’hérédité culturelle, mais en vue de critiquer celle-ci on remet en question la valeur même d’un argument par analogie comme outil de justification théorique. Ainsi, identifier des similarités entre deux processus peut certainement mener à des découvertes scientifiques intéressantes, l’histoire des sciences est remplie de tels exemples où des analogies ont servies à enflammer l’imagination des scientifiques11. Toutefois, selon ces critiques, un argument par analogie ne peut apporter de support épistémique à une théorie scientifique. Ces critiques dénigrent souvent l’utilisation d’analogies par des expressions à connotation péjorative – par exemple, en réduisant un argument par analogie à une métaphore, une simple forme stylistique sans force logique – :

Denied here is that the move from “can be modeled as” to “constitutes” is a shift from the likeness of simile to the identity of metaphor, which dissolves “disanalogies” into insignificance. This slippage into metaphor allows the leap of faith into paradigmatic certainty : we can “take for granted” that culture is an inheritance system and therefore (to paraphrase Martin Luther’s model metaphor) a mighty fortress is our theory. This sleight of metaphorical hand is essential to legitimizing the selectionist paradigm for the analysis of social/cultural evolution. (Fracchia & Lewontin, 2005, 19)

11. Voir notamment Leatherdale (1974), Holyoak & Thagard (1995, chapitre 8) et Hallyn (2000) pour un aperçu historique de l’usage d’analogies en sciences. Les analyses traitant de la valeur épistémique des arguments par analogie dans un contexte scientifique seront citées au chapitre suivant.

D’autres, qui accordent aux arguments par analogie une certaine force justificative, demandent néanmoins à ce que l’emploi d’analogies soit fondée dans un cadre épistémique plus rigoureux, sans quoi on ne ferait, au final, qu’un rapprochement anecdotique entre deux objets ou domaines d’objets :

That there exists a certain likeness between the evolution of species and the manner in which cultural traits are propagated, stands beyond doubt. Before we jump to conclusions and start remodeling the social sciences according to the evolutionary blueprint that biology provides, however, it is important to have a clear indication that the evolution of cultural traits is not merely similar to biological evolution, but structurally analogous to it. Therefore, the important question is not whether models based on evolutionary theory are roughly descriptive of the spread of cultural traits, but whether the evolutionary model has explanatory power with respect to the process by which that spread occurs. And for this to be the case, the model has to get the causal mechanisms of the process right. [...] Otherwise our restructured social science, modeled after the biological plan, will be like a toy model of a Boeing 747. It will look just the same, but it won’t fly. (Borsboom, 2006, 351)

Une troisième famille de critiques rejette la valeur épistémique de l’analogie de l’hérédité culturelle comme méthode de justification d’une théorie darwinienne de l’évolution culturelle bien qu’elle demeure sympathique à une science de l’hérédité culturelle. Justifier cette théorie ne devrait pas passer par un argument par analogie mais plutôt par une autre forme de justification. Par exemple, Laland & Brown (2002) rejettent l’approche par analogie et insistent pour dire que le succès explicatif de la DIT est suffisant de lui-même pour justifier la théorie de l’hérédité culturelle (stratégie que Fracchia et Lewontin rejettent, dans la citation précédente, comme un « tour de passe-passe » métaphorique) :

While it may be of great and legitimate concern to others, we regard the debate over whether or not the analogies represent an underlying similarity of process as a red herring. Dual-level models could be constructed even if there was no resemblance at all between the two levels. In fact, much of what makes culture interesting derives from its differences from genetic inheritance. The books by Cavalli-Sforza and Feldman (1981) and Boyd and Richerson (1985) are primarily concerned with how the dynamics of cultural evolution differ from that of genes. Ultimately what matters is whether the models that have been constructed are good modelsin the sense that they capture the essential properties of the system. (Laland & Brown, 2002, 276 ; l’emphase est la mienne)

Laland cosignera pourtant, quelques années plus tard, un article établissant une analogie systé- matique entre les propriétés du domaine ontologique de la culture et les conditions théoriques utilisées par Darwin (1859) pour justifier sa théorie de l’évolution par sélection naturelle (théorie de la descendance avec modification). Parce que la culture partagerait avec le domaine biolo- gique les propriétés clefs pour qu’il y ait évolution darwinienne, les théories darwiniennes de l’évolution culturelle seraient ainsi justifiées puisqu’elles sont fondées sur les mêmes types de faits qui ont été avancés par Darwin lui-même lorsqu’il a exposé sa théorie de la descendance avec modification :

In The Origin of Species, Darwin frequently used analogies with cultural change to illustrate his theory of biological evolution. [...] In the present paper we suggest that a clearer approach to the essential issues can be made by returning to the basic principles of the theory supported in The Origin, and testing these against the rich variety of empirical data concerning human culture that have been garnered in a diversity of human sciences since The Origin was published. [...] The comparison with The Origin is more than just an intellectual exercise or historical curiosity. It is of considerable significance to biologists if the core evolutionary processes at the heart of their discipline govern an aspect of human life — culture — that is often contrasted with biology. This is [...] because the theory, tools, and findings of biological evolution may generalize to other disciplines, rendering the study of evolution far broader and more important than currently conceived, [...] If it is accepted that Darwin provided a robust case for biological evolution by natural selection, and an equivalent case can be made for the evolution of culture, then we maintain that either Darwinian cultural evolution should be accepted as a valid theory in the domain of culture, or the burden of proof is being placed unfairly high. (Mesoudi et al., 2004, 1-2)

Bien que Mesoudi et al. (2004) ne propose pas une analogie stricte entre hérédité génétique et apprentissage social, le parallèle est clair : il y a un système d’hérédité dans les deux domaines et celui du domaine culturel est principalement constitué des processus d’apprentissage social (Mesoudi et al., 2004, 5-6).

D’autres avocats des théories darwiniennes de l’évolution culturelle rejetteront aussi la stra- tégie par analogie et insisteront plutôt sur le fait que la culture humaine possède toutes les conditions suffisantes et nécessaires pour servir de domaine darwinien (par exemple, voir Camp- bell (1960, 1965, 1974, 1975), Hodgson & Knudsen (2006b) et Aldrich et al. (2008)). L’instance la mieux connue de cette stratégie consiste à montrer que la manière dont les traits culturels sont transmis d’une génération à l’autre répond au cadre théorique du réplicateur, cadre conceptuel

qui formaliserait en notions fonctionnelles le coeur de tout processus évolutionnaire (Dawkins, 1976/1989 ; Hull, 1982, 1988a, 2001 ; Dennett, 1991, 1995 ; Sterelny et al., 1996 ; Blackmore, 1999, 2000, 2005 ; Aunger, 2000, 2002 ; Distin, 2005 ; Gil-White, 2005). Cette approche darwi- nienne des phénomènes d’évolution culturelle, examinée plus en détail à l’annexe C, est mieux connue sous le nom de « mémétique », où le réplicateur culturel est nommé « mème », pour évoquer le nom du réplicateur biologique, le gène :

Initially, evolutionary epistemology consisted of reasoning analogically from gene- based selection in biology to meme-based selection in conceptual change. This formulation of our research program opened the door to all the usual objections to analogical reasoning (e.g., disanalogies between genes and memes). [...] [A] more fundamental response to this objection is that memetics does not involve analogical reasoning at all. Instead, a general account of selection is being developed that applies equally to a variety of different sorts of differential replication. Instead of genetics forming the fundamental analog to which all other selection processes must be compared, all examples of selection processes are treated on a par. (Hull, 2000, 45-46)

Toutefois, défendre une théorie de l’évolution culturelle en affirmant que le domaine culturel, comme le domaine biologique, satisfait les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’il y ait évolution darwinienne a aussi été conçu comme une forme spéciale d’argument par analogie. Si le cas de Mesoudi et al. (2004) mentionné plus haut en est un bon exemple, on retrouve une telle position de manière beaucoup plus explicite dans les travaux de la philosophe des sciences Lindley Darden (Darden, 1983 ; Darden & Cain, 1989), travaux traitant explicitement des instances extrabiologiques de phénomènes évolutionnaires darwiniens :

One analysis of analogy is that two analogues share a common abstraction. Thus, an analysis of natural selection and its analogues aids in the development of an abstraction for selection theories. (Darden & Cain, 1989, 106)

De ces brèves considérations, il devient évident qu’une étude précise de la nature, de la structure logique et de la valeur épistémique des arguments par analogie devient une entreprise nécessaire pour clarifier et raffermir les fondements de la DIT, au risque de possiblement invalider l’analogie de l’hérédité culturelle. Toutefois, tout le monde ne s’entend pas au sujet de ce en quoi consiste une analogie.