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7.2. Effectivité psychologique du problème d’ancrage

7.2.1.3. Structuralisme et objectivation par ancrage

La psychologie sociale, celle dont l’orientation semble des plus favorables à un questionnement approfondi des formations du réel social à partir du processus d’objectivation, est souvent tentée d’emprunter la voie des analyses à vrai dire simplement descriptives. Les objets de prédilection dans l’étude des représentations sociales y sont leurs fonctions et rôles (Abric, 1994 ; Rouquette & Rateau 1998 ; Doise ; 1973 ; Asch, 1946), sans que ne soit sérieusement soulevée la question tout autant pertinente du réel social d’où résulte que les activités humaines doivent s’éteindre ou occuper la seconde place, pour que des représentations fonctionnent et jouent des rôles. Ainsi aboutit-on à cet étrange sentiment que l’étude que font les scientifiques des représentations – étude à vrai dire, déjà activité de ces derniers sur celle-ci et envisageable comme raison de l’importance croissante de cette problématique puis des termes dans lesquels elle se pose – doive se payer de l’illusion toute contraire, que ceux qui l’étudient ne soient pour rien dans la réalité des représentations. Plus donc les scientifiques s’occuperaient des représentations, plus donc les représentations devraient répondre d’elles- mêmes de leurs réalités à partir notamment de leurs "fonctions" et de leurs "rôles". Premièrement, l’illusion que produit tout exposé visant à rendre compte d’une réalité sociale sans y donner à voir de manière reconnaissable ce qui produit une telle réalité – sans y faire paraitre les agents actifs –, donne à croire que les activités humaines, dont précisément la

98 science, s’annulent ou comptent peu en face des représentations qui n’ont plus alors qu’à fonctionner et à jouer des rôles. On est dans un tel cas de figure, lorsque pour expliquer l’aboutissement d’une réalité sociale, l’on en situe le point de départ dans ce que la société a déjà produit comme résultat ; ici par exemple la représentation sociale qui est déjà un résultat social. Or, un résultat étant déjà un produit de la fin d’un processus, le procédé consistant à rendre compte d’un processus par la fin du processus, c’est-à-dire d’un développement par du déjà développé revient simplement à expliquer la fin d’un état par l’état final au lieu de partir du point de départ réel pour arriver à l’état final. Mais nous verrons que c’est la réalité même du point de départ réel du développement qu’il est nécessaire de saisir, et qu’en réalité la difficulté viendrait moins du fait d’expliquer le développement par du développé que d’une lacune dans la conception même du développement.

Ensuite, dans l’illusion que ceux qui étudient les représentations ne soient pour rien dans ce qui fait la réalité du fonctionnement de ces représentations, il y a surtout, en même temps que la nécessité pour une science d’être consciente des déterminismes dont elle est le lieu (Moscovici, 1961), la question capitale de son utilité sociale pouvant être perdue de vue dans la mise en avant de fins subalternes vues comme les finalités scientifiques même. C’est ici comme au point précédent d’ailleurs, une subtile inversion qui se réalise. Mais moins que l’inversion elle-même qui pose problème, c’est à l’égard de la manière dont elle s’opère à l’insu de ceux qui la mettent à l’œuvre, "ceux qui savent", les experts ou les scientifiques, qu’une critique s’avère nécessaire contre des automatismes de pensée utiles en plusieurs occurrences et à une certaine limite, mais pouvant conserver des manières de voir quand il s’agit précisément d’en changer parce que le réel s’est complexifié derrière son apparence immédiate. Ajoutons encore que lorsqu’un réel se complexifie et que l’on continue à lui asséner des concepts périmés, c’est toute la pratique scientifique, notamment eu égard à sa fin sociale qui tourne en un dialogue de sourds mettant en scène à tous les niveaux les hommes contre eux-mêmes à leur insu. Si nous revenons aux travaux de Moscovici (1961) auxquels se référent nombre d’auteurs contemporains, y voyant les travaux fondateurs de leurs propres investissements sur la question des représentations, il est aisé de constater que lui-même n’y manquait pas de situer les représentations dans le prolongement des activités et pratiques sociales.

Il y faisait certes référence à ce que les représentations une fois constituées pouvaient avoir de fonctions et de rôles à exercer de manière quasi autonome dans la société. Mais les pratiques sociales n’étaient pas pour autant délaissées, encore moins envisagées uniquement sous la dépendance des représentations sociales. Au contraire, on peut noter comme il y mettait

99 en avant le rôle de la presse écrite, de diverses revues, des groupes d’appartenances dans la manière dont était diffusée, véhiculée, et reçue une certaine représentation de la psychanalyse. Mais encore, avec Jodelet (1990), il notera expressément combien de fois dans l’étude des représentations le domaine des pratiques semble être négligé. Dans les années 60, où Moscovici tente de réintroduire la question des représentations sociales comme une notion oubliée, années durant lesquelles il a cette perception dialectique que l’individu comme sujet, n’est pas à distinguer des éléments l’entourant comme autant d’objets, la méthode scientifique qui, en France, commence petit à petit à faire parler d’elle est la méthode structurale. Moscovici publie son ouvrage fondateur en 1961. Claude Lévi-Strauss qui sera à l’époque le grand penseur structuraliste aura déjà publié en 1958 le premier volume d’Anthropologie structurale, et en 1962 La pensée sauvage. L’idée de structure en elle-même n’est pas neuve, on la connaît en psychologie depuis au moins les travaux de Freud. Par ailleurs, « tous les travaux fondamentaux dont dérivent ou se réclament les idées structuralistes (…), remontent pour le moins aux années trente et même, pour la plupart, ont leur source avant la première guerre mondiale » (Sève, 1971/1984, 117). Ces brèves indications nous permettent déjà de relativiser la nouveauté méthodologique structurale, mais aussi d’avoir idée de la diversité des saisies dont elle a pu faire l’objet (Piaget, 1968).

On peut tenter de résumer en quelques points, l’essentiel des principes qui caractérisent la méthode structurale dans sa version moderne du milieu des années 60. Ces points sont au nombre de trois et ils ne sont pas sans rappeler des principes bien connus en psychologie de la

Gestalt, les théoriciens de la Gestalt ayant été les seuls à préfigurer entre les deux guerres les

nouvelles ambitions du structuralisme (Sève, 1971).

• Premièrement, il n’est pas d’élément de la structure qui puisse être compris indépendamment de la position qu’il occupe dans la configuration du tout auquel il prend part. On dira en ce sens que le tout n’est pas réductible à la somme des éléments qui le composent.

• En second point, il est posé que la configuration du tout peut rester la même c’est-à-dire, qu’elle peut ne pas varier malgré la modification de ses éléments internes. Ce second point est important parce qu’étant le point par lequel s’introduit le problème de l’invariance de la structure.

• Enfin, il importe de distinguer de manière rigoureuse le point de vue de la synchronie, renvoyant à l’état actuel du fonctionnement du système, du point de vue de la diachronie qui renverrait lui à l’histoire du fonctionnement du même système.

100 Voilà très brièvement rappelée la base théorique de la méthodologie structurale moderne héritée des travaux menés en linguistique par le linguiste de Saussure (1916), que l’on trouvera reprise dans d’autres disciplines avec pas mal de variantes. La linguistique Saussurienne aura appris aux penseurs de l’époque à voir dans les outils langagiers des relations d’équivalence ou d’opposition, la langue se présentant ainsi comme un système au sein duquel chaque élément se définit par les relations d’équivalence et d’opposition qu’il entretient avec les autres. Elle impulsera bon nombre de travaux divers selon la méthode dite structurale (Lévi-Strauss, 1958 ; Lacan, 1966 ; Piaget, 1968 ; Foucault, 1966). Autre point caractéristique de la méthode structurale ; le détachement plus ou moins prôné du réel empirique qu’il convient plutôt de modéliser, le modèle ainsi construit devient le réel logique et intelligible permettant d’accéder à la structure de nature invisible. Cependant, et cela dès les années 60, de nombreuses critiques ont été adressées structuralisme qui tendaient à relativiser au point de vue méthodologique son apport distinctif (Lanteri-Laura, 1967 ; Runciman, 1970), voire carrément à y dénoncer des fondements idéalistes et donc irréels menant à des vues figées (Mouloud, 1967).