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2.2. La Mauritanie et le Sénégal et le Togo en Afrique "subsaharienne"

2.2.2.3. Expression sénégalaise d’une contradiction africaine ?

Le français étant au Sénégal la langue à l’usage dans les domaines clés du pays (présidence, cour de justice, police et armée, éducation formelle) s’impose de fait comme langue d’État. Les Sénégalais ne voient d’ailleurs pas le français comme une langue étrangère, ils l’ont toujours pratiqué avec adresse – c’est surtout le cas des élites – ou avec des styles qui s’accommodent aux langues locales et génèrent ces spécificités de terme que Dumont (1983) a qualifié de "sénégalisme". Cela dit, au Sénégal selon Cissé (2008), « le français n’est jamais devenu une langue de communication nationale (…). Rarement parlé en famille, il n’est pas la langue de la vie quotidienne qui demeure le domaine réservé des langues nationales » (op. cit., 105). C’est dire que malgré la place importante officiellement réservée au français, on peut noter au Sénégal chez quelques intellectuels, un propos traduisant la contradiction d’une langue d’État qui ne soit pas "langue nationale". C’est là une contradiction que l’on peut retrouver dans la quasi-totalité des pays d’Afrique et que très peu de pays disposent des moyens sociaux, (politiques et économiques) de pouvoir résoudre, mais encore de pouvoir seulement identifier en des termes convenables. Comme de juste, en l’absence de moyens positifs de résoudre cette contradiction, son problème peut tout simplement ne pas se poser, ou se poser en mauvais termes dans nombre de pays d’Afrique. Ce qui est intéressant dans la réalité de cette question linguistique au Sénégal, c’est que dans ce pays, parmi un nombre bien plus élevé, cette contradiction arbore cette forme des plus apparentes et explicites possibles.

On a perçu au Sénégal qu’on ne peut se permettre, au vu d’une complexe réalité historique, de traiter le français comme une langue étrangère – cette langue y est encore l’instrument efficace d’un rayonnement international –, mais par ailleurs, on a perçu dans le même temps qu’elle n’est pas cette langue à travers laquelle puisse se véhiculer une vitalité culturelle telle une singularité sénégalaise aspirant elle-même et de droit à sa réalisation universelle. C’est bien là, à l’échelle réduite et singulière du Sénégal, l’expression des plus claires d’une problématique de développement en réalité "africaine". Examinons les formes

42 d’expression de cette contradiction. Il est utile pour ce faire d’avoir une idée de la variété du peuplement Sénégalais. Le tableau qu’en dresse Cissé (2008), nous y aidera. L’auteur prend soin de préciser à quel point la réalité ethnique au Sénégal est complexe et mobile : « un individu, ou même parfois une communauté entière, [pouvant] se définir comme [appartenant] linguistiquement à une communauté et culturellement à une autre » (op. cit., 101). Selon lui, les principales ethnies du Sénégal sont les ouolofs qui comptent pour 43,7 % de la population, les poulars qui en représentent 23,2 %, suivis des sérères qui en représentent 14,8 %, les diolas qui en représentent 5,5 %, les mandingues qui sont 4,6 % de la population, les soninkés estimés à 1,1 %, puis les bambaras comptants pour 1 % de la population sénégalaise. A cela, il faudrait ajouter des groupes ethniques africains minoritaires comptant tous ensemble pour environ 4 % de la population dont les maures comptant pour 1,2 % de cet ensemble, les mandiacks qui en représentent 0,8 %, les balandes qui en représentent 0,7 %, les laobés qui en représentent 0,4 %, les mancagnes comptant pour 0,17 % du groupe, les bassaris comptant pour 0,1 %, les koniagis et les bédiks comptant pour 0,4 %, puis enfin les bainouks et banouns qui en représentent 0,3 %. On pourrait s’accorder – bien que cela mériterait des investigations poussées plus avant – sur le fait que le nom des ethnies corresponde à peu près au nom des langues.

La manifestation réelle du difficile développement vers la résolution de cette contradiction met aux prises dans le pays dès la veille des indépendances deux grandes orientations politiques opposées qui, continuant encore actuellement d’interagir, sculptent une nouvelle réalité linguistique sénégalaise à mi-chemin entre l’indétrônable réalité de la langue française et l’indéniable réalité du regain d’intérêt pour la valorisation des langues locales. L’une des orientations du duo politique à l’œuvre de la réalité linguistique actuelle du Sénégal émane dès les années 50, d’une réaction nationaliste à la politique linguistique coloniale. L’instauration à l’école du "symbole" ou du "signal"6, perçu comme matérialisation d’une

politique de marginalisation infantilisante et humiliante des langues autochtones (Boni, 2010 ; Cissé, 2008), devient derrière la figure emblématique de Cheikh Anta Diop (1948, 1954 ), ce contre quoi se constituera un mouvement de réhabilitation des langues africaines. Au sein de cette mouvance, on reste persuadé que les langues africaines pourraient et devraient véhiculer

6 Le symbole ou signal était un objet – le plus souvent une règle – qu’un élève pris en faute de parler à

l’école dans sa langue maternelle ou une quelconque langue africaine devait conserver jusqu’au moment où il prendrait lui-même en défaut un autre élève.

43 l’ensemble des savoirs. On parie sur elles pour orienter le développement de l’Afrique, et on leur consacrera avec peu de moyens et dans des conditions difficiles de nombreux travaux.

A l’opposé de cette orientation, on a celle des premières autorités officielles du pays, avec pour figure emblématique celle de Senghor, le premier président de la république sénégalaise. Connu et respecté en Afrique, populaire dans le monde en tant qu’homme de lettres, Léopold Sédar Senghor (1964) aura eu comme président du Sénégal une politique résolument orientée en faveur de la promotion du français. Contre ses détracteurs qu’il considérait comme des irresponsables – ces derniers étant partisans d’un remplacement du français par le ouolof comme langue officielle et d’enseignement –, il mettait en avant la grande diversité linguistique du Sénégal, et le faible niveau de grammaire des langues locales y compris le ouolof qui, même populaire, se retranscrivait avec de fâcheuses et polémiques variantes. L’orientation de Senghor (op.cit.) sera celle officielle de l’État sénégalais qui perdurera même après Senghor, en connaissant néanmoins une évolution de plus en plus réceptive et favorable à l’enseignement à l’école publique des langues locales. On lui aura reproché d’avoir opté sitôt le Sénégal devenu indépendant pour la langue française alors que seulement 15 % des sénégalais la maîtrisaient tandis qu’au moins 65 % de la population parlait le ouolof. Pour Cissé (2008), de la réalité multilingue du Sénégal Senghor a voulu faire du pays une réalité unilingue seulement basée sur l’usage unique du français. Mais on ne peut s’en tenir à une telle vision des choses.

Actuellement, se dessine en matière d’objectif la mise en place de dispositifs qui permettraient d’introduire les langues nationales à l’école. Les enfants à moyen terme pourraient être scolarisés en langues nationales à 100 % pour l’éducation préscolaire, à 75 % au cours préparatoire et à 50 % au cours élémentaire. Mais un tel objectif qui devrait être appliqué à 24 langues nationales semble beaucoup trop ambitieux à l’échelle du Sénégal. La réalité tend plutôt à révéler l’incapacité pour l’État à promouvoir un tel système éducatif, ce sont aux O.N.G. et aux groupes communautaires que reviennent la charge de promouvoir les langues nationales et la plupart du temps uniquement dans le cadre de programmes d’alphabétisation pour adultes ou d’une éducation informelle. Aucune des 24 langues promises au statut de langue nationale n’est en mesure d’offrir dans le Sénégal actuel autant d’opportunités de promotion sociale que le français. Dans le même temps les écoles privées ayant en vue des aspects pragmatiques et de rentabilité continuent à dispenser un enseignement formel en français, ce qui produit la réalité d’une éducation élitiste et à deux vitesses. Il nous semble malgré les vénérables et exceptionnels efforts déployés, qu’on est loin même au

44 Sénégal, de pouvoir résoudre la contradiction d’une langue d’État qui ne soit pas reconnue comme nationale.

La promotion de 24 langues parlées dans un pays comme langues nationales reste tout compte fait sans grand effet alors que leur transcription écrite est loin d’être aboutie, que l’État n’est pas en mesure d’en établir l’école, tandis qu’au sein même de la population, des résistances sont révélatrices du refus pour une communauté de parler la langue d’une autre communauté. Bien que la volonté et l’ambition y soient, la procédure est peu réaliste. Si le Sénégal en montre déjà la voie, il sera bien difficile à son échelle de réaliser la résolution d’une contradiction de plus grande envergure que sa dimension nationale. En réalité, ce serait plutôt à l’échelle de l’Afrique et parmi les 2000 langues y étant répertoriées qu’il faudrait identifier dans un premier temps une seule langue qui soit linguistiquement la plus aboutie et démographiquement la plus répandue. Il serait alors plus réaliste d’y concentrer les efforts du continent et à la même échelle d’en assurer la promotion égalitaire en même temps que celle des langues déjà en usage à grande échelle et de relative mais considérable portée universelle ; telles sont actuellement les langues comme l’anglais, l’arabe et le français. C’est là un moyen pour l’Afrique et chacune des nations africaines de se doter à plus court terme d’un solide et complet outil langagier qui, non seulement contribuerait à lier en un tout complexe et riche les pluralités africaines, mais aussi ; fournirait au monde en guise de langue "africaine" un produit culturel de portée aussi universelle que celle des langues dites "occidentales", "orientales" et "autres" dont l’intégration africaine produit déjà une des meilleures manifestations de l’universel.

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Le Togo des grands défis d’Afrique

Figure 6: Le Togo en Afrique tropicale

2.2.3.1. Aperçu géographique

Le Togo avec une superficie de 56 785 km2 est un des pays les plus petits du continent.

Il s’étire en forme longiligne sur 600 km de sa jonction au nord avec le Burkina-Faso jusqu’au sud sur une étroite ouverture maritime de 55 km dans la région maritime du Golfe de Guinée (Labarthe, 2013). Délimité à l’est par le Bénin francophone et à l’ouest par le Ghana anglophone, il est enserré entre ces deux pays d’Afrique de l’ouest. Par endroits sa largeur peut n’atteindre que 50 km. Le Togo nous fournira un terrain plus humide parce que nettement positionné en Afrique tropicale. De par son étirement, le Togo présente une grande diversité

46 climatique de l’humidité côtière au climat presque sahélien des savanes du nord en passant par la relative fraîcheur des collines de l’ouest (Ben Yahmed & Houstin, 2009). La pluviométrie moyenne y est d’environ 1214 mm / an. Dans les faits, elle présente de nombreuses variations selon que l’on se situe dans la portion sud du pays qui, partant du 8e parallèle nord jusqu’à la

côte, peut recevoir selon les régions 1400 mm de pluie, tandis que la partie nord elle, partant du 8e parallèle nord jusqu’à la frontière burkinabè, peut selon les régions recevoir 1700 mm de

pluie l’an (Piraux, Devey, Van der Meeren, Manlay, & Backe-Amoretti, 2010).

Le Togo ne manque pas d’eau, même si les rivières qui sillonnent le pays apportent souvent un débit irrégulier. Concernant l’indicateur du développement rural du taux de populations rurales ayant accès à une source d’eau améliorée7, le Togo présentera entre 2009 et

2012 un taux qui stagnera à 40 %. En Mauritanie il sera pour la même période de 48 %, le Sénégal affichant pour sa part un taux qui évoluera de 58 à 60 % (La Banque mondiale, 2014). La réalité togolaise d’une disponibilité d’eau en abondance mais dont on ne puisse faire un usage étendu, pose déjà pour nous la problématique d’un objet – ici l’eau –, en son aspect irréductible à sa nature immédiate, mais plutôt fonction d’aménagements ou d’objectivations sociales. L’objet eau interroge déjà sur la société togolaise donnant à traduire en termes de contradiction le fait que l’eau "naturelle" dont dispose le Togo en quantité, ne soit comme objet social que peu accessible sous forme qualitativement acceptable. La forme dans laquelle cette eau paraît socialement disponible à l’usage ne peut-elle résumer et, être en cela même, un indicateur du développement social togolais ? Si on va plus loin dans le sens de restituer aux singularités le développement socio-historique qu’ils récapitulent, de même qu’il est arrivé à des auteurs de noter d’un point de vue climatique, que le Togo pourrait être une Afrique en miniature (Labarthe, 2013 ; Piraux & al., 2010), de même pourrions-nous pousser jusqu’à voir dans le Togo, non pas seulement un "résumé climatique", mais aussi un résumé singulier et concret du développement historico-social de l’Afrique ; et encore plus avant du monde.

C’est la réunion d’une pluralité climatique et d’une diversité de relief en un si petit territoire qui fait dire à ceux qui connaissent le Togo qu’il y dans ce pays un concentré d’Afrique (Labarthe, 2013). Nous considérons quant à nous, que le constat peut être étendu à des réalités sociales plus complexes que ce dont fait montre le positionnement géographique du pays. Le

7 Une source améliorée renvoie des dispositifs d'accès à l'eau qui en permettent une disponibilité

raisonnable et suffisante. Ces dispositifs peuvent être des sources de fontaines publiques, des robinets au sein des ménages, des puits préférentiellement couverts et ainsi de suite. Ils doivent permettre un rationnement d'au moins 20 litres par jour et par personne dans un rayon d’un km du lieu d'habitation.

47 Togo offre des conditions idéales pour la culture de mil, de maïs, de manioc, d’igname, d’arachide, de sorgo, de riz à quoi viennent s’ajouter des plantations de cacaoyers, de caféiers, de cocotiers, de palmiers, de tecks. Le pays peut encore miser pour son développement sur son phosphate, son calcaire et son marbre. Il est néanmoins un des plus pauvres au monde. Le taux de croissance économique y atteint difficilement les 3 % et comme la Mauritanie, le Sénégal et bon nombre de pays d’Afrique subsaharienne, le Togo rejoint ces pays dont Adotevi (2010) laissait entendre qu’il semble que les dirigeants se soient dévoués à les faire rejoindre le sinistre cortège des pays pauvres très endettés (PPTE). Avec une population de 6,6 millions d’habitants le Togo présentait en 2007 une densité moyenne de 116 hab. / km2. C’est le pays le plus

densément peuplé de nos trois pays. Les principaux lieux de concentration de la population sont la capitale Lomé abritant environ 1 337 000 habitants, la ville de Sokodé de 90 000 habitants, celle de Kpalimé avec 80 000 habitants puis enfin, celle de Kara comptant plus de 50 000 habitants. Pour sa superficie modeste, la disposition de foyers de peuplement que constituent autant de villes secondaires à la suite de la capitale Lomé, permet d’envisager d’autres pôles urbains d’attraction susceptibles d’attirer des populations rurales et de réduire la pression démographique sur la capitale. Mais avec plus de 6 millions d’habitants, les trois quarts de la population togolaise sont rurales. Ainsi, des trois pays qui nous concernent, le Togo affiche relativement à sa population totale un plus fort taux de population rurale, constamment maintenu de 2009 à 2013 à plus de 60 %. Le Sénégal sur la même période présentait un taux variant entre 58 et 57 %, tandis que la Mauritanie affichait un taux supérieur à 40 % (La Banque mondiale, 2014). A partir de tels indicateurs, on pourrait se limiter au constat que ces pays sont essentiellement à forte composante de populations rurales. Mais on verra que dans le cas du Togo cela pourrait aussi avoir un sens particulier.