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Approche critique du problème selon Moscovici

La notion d’objectivation est loin d’être inconnue en psychologie, notamment en psychologie sociale. Nous mentionnions plus haut comment les travaux de Moscovici (1961) s’étaient orientés vers cette problématique. Dans son entreprise de contribuer à la connaissance, il va se heurter à des résistances là où il n’avait pas idée de les rencontrer partant du sujet qui fut le sien à savoir : l’étude du rapport de la psychanalyse à la représentation qu’on peut en retrouver dans la pensée publique. « J’ai été frappé alors, et je le suis toujours, par le fait que les détenteurs d’un savoir, scientifique ou non, croient avoir le droit de tout étudier – et en définitive de tout juger – mais estiment inutile, voire pernicieux, de rendre compte des déterminismes dont ils sont le lieu, des effets qu’ils produisent, bref d’être étudiés à leur tour et de regarder le miroir qu’on leur tend en conséquence. Ils y voient une immixtion intolérable dans leurs propres affaires, une profanation de leur savoir – veut-on qu’il reste sacré ? – et réagissent, suivant leur tempérament avec mépris ou mauvaise humeur. Ceci est vrai de la plupart des scientifiques, ceci est même vrai des marxistes » (Moscovici, 1961/2004, 15). Nous devons nous réclamer même ici de la vérité du propos, qui d’ailleurs n’est pas sans rappeler une attitude critique de Marx lui-même à l’égard du marxisme19. Moscovici (op.cit.), était arrivé

dans cet ouvrage à percer la vérité souvent inconnue des quelques scientifiques qui la mettent en pratique, de l’attitude consistant à marquer les limites absolues et irréconciliables entre la rigueur de leur discours scientifique, et les simplifications qui en sont faites une fois devenues populaires. Dénonçant une telle attitude et la renvoyant à ses déterminations traditionnelles, il rappelle l’ignorance des objectifs plus vastes de la science qui la motive.

Parmi ces objectifs à quoi la science doit parvenir, il mentionnait clairement : la transformation de l’existence des hommes. En ce sens, il montrait aussi qu’une science peut

19 Le marxisme, les marxistes, et la pensée de Marx sont aujourd'hui diversement associables, mais tout

cela compose pourtant un ensemble complexe et chargé de biens d'équivoques (Sève, 2004). Ainsi si tous les marxistes peuvent se réclamer de Marx, Marx lui-même a plutôt eu tendance de son vivant à marquer ses distances par rapport à tout système de pensée tel qu'il soit et même se réclamant de lui ; y ayant en critique et analyste avisé vu le risque d'un endoctrinement.

89 s’en tenir à une description distanciée du vécu des hommes, supposant avoir atteint les sommets d’où son regard rigoureux n’est plus du commun des mortels. Ce qui correspond à une instrumentation, comme l’on dirait, à une objectivation, traditionnelle et noble mais unilatérale de la science. A une telle objectivation de la pratique scientifique, opposant une autre selon laquelle une science du réel devrait devenir une science dans le réel, il amenait à concevoir la représentation sociale non comme l’objet dont la vérité rigoureusement scientifique viendrait du dessus d’elle et en opposition à elle-même comme sa définition objective. Il serait temps que l’on puisse aussi l’envisager comme participant elle-même activement à sa vérité scientifique. Le sens d’un tel propos, vise à envisager la vérité scientifique de la représentation sociale pas seulement là où le scientifique prétend l’indexer devant lui comme pur objet, mais aussi comme déjà présente, fonctionnelle et déterminante dans ce geste indexant même du scientifique. Au sein du scientifique-même comme sujet et produit social parlant de façon distanciée de représentation sociale, « le chercheur a ses propres représentations (…) c’est à travers elles qu’il va comprendre ce qui lui est dit. Il lui est évidemment impossible de s’en débarrasser de sorte que la seule attitude raisonnable est d’en prendre suffisamment conscience pour les expliciter » (Grize, 1989/2012, 181). Moscovici (1961), pointe qu’une indexation scientifique et distanciée des représentations sociales a nécessairement des déterminations et motivations non moins sociales qui la fondent. Il existe déjà de la représentation sociale, dans cette indexation scientifique de "la représentation sociale" et sur quoi le scientifique la pointant seulement au- devant de lui semble ne rien connaître. Or cette représentation première présidant à l’indexation de la seconde est toute aussi importante à saisir par le scientifique parce que le situant lui-même comme sujet dans son rapport à l’objet "représentation sociale". Nous n’avons pourtant pas beaucoup eu recours aux travaux de Moscovici (op.cit.) dans nos développements précédents. Voilà donc ce qu’il conviendrait de justifier à présent.

Le problème de l’ancrage

Pour Moscovici lui-même, « une représentation sociale s’élabore selon deux processus fondamentaux : l’objectivation et l’ancrage »20 (Moscovici, 1961/2004, 107). Une telle manière

d’exposer les choses, pour autant qu’elle semble motivée par le souci pédagogique consistant à détacher des parties pour mieux les faire percevoir l’une distincte de l’autre, engage sur une pente glissante la saisie unitaire bien que bivalente du seul et même processus d’objectivation. Le fait déterminant ici réside en ce que Moscovici (op.cit.) définit le processus d’objectivation

90 et le processus d’ancrage comme deux processus séparés même s’il tend à certaines occasions à en faire percevoir les similarités. Les processus d’objectivation et d’ancrage paraissent donc dans les moments où il tente de les définir, comme deux processus qui fonctionnent l’un à côté de l’autre pour de concert expliquer la construction d’une représentation sociale. Examinons comment il définit une objectivation en plusieurs endroits.

« L’objectivation conduit (…) à rendre réel un schéma conceptuel, à doubler une image d’une contrepartie matérielle ». (op.cit., 107). Toute objectivation – nous l’avons noté plus haut – tend à réaliser un objet. Le travail de Moscovici nous amène très souvent à aborder la question d’objectivation en prenant pour objet le savoir. C’est là, une perspective heureuse qui permet de traiter la question d’objectivation au-delà de la tradition dualiste de séparation entre savoir scientifique et savoir populaire. L’auteur arrive dans cette perspective à reconnaître un même processus d’objectivation du savoir simplement motivé par des finalités sociales différentes, mais toutes intéressées et pratiques. Traitant la question d’objectivation du savoir psychanalytique par la société, il affirme : « en objectivant le contenu scientifique de la psychanalyse, la société ne se situe plus eu égard à la psychanalyse ou aux psychanalystes mais par rapport à une série de phénomènes qu’elle prend la liberté de traiter comme elle l’entend » (op.cit., 109). En un autre endroit, un peu plus loin, il soutient aussi : « naturaliser, classer, ce sont là les deux opérations essentielles de l’objectivation. L’une rend le symbole réel, l’autre donne à la réalité un air symbolique » (op.cit., 110).

Il viendra ensuite, dans son exposé, à présenter le processus d’ancrage comme le second processus majeur, dont il dira ceci : « L’ancrage, lui, désigne l’insertion d’une science dans la hiérarchie des valeurs et parmi les opérations accomplies par la société. En d’autres termes, par le processus d’ancrage, la société change l’objet social en un instrument dont elle peut disposer, et cet objet est placé sur une échelle de référence dans les rapports sociaux existants » (op.cit., 170-171). Cet abord d’un processus d’ancrage nous semble malaisé ; premièrement, dans la mesure où le processus dit d’ancrage ne nous introduit à rien que l’on ne puisse saisir à partir d’une saisie pleine du processus d’objectivation. Ensuite il est malaisé dans la mesure où donnant à saisir l’ancrage comme à l’extérieur même du processus d’objectivation il introduit un ancrage en dehors de ce qui le produisant, le met tout aussi à mal dans la pleine conception médiatique et donc dialectique du processus d’objectivation. L’image qui conviendrait ici à traduire la manière dont Moscovici (op.cit.), nous expose ces processus avec une méthode si dissociative qu’elle tranche avec l’esprit médiatique que l’on peut saluer partout ailleurs dans son ouvrage, serait celle d’un automobiliste connaissant sa voiture et la présentant comme un

91 tout malgré la diversité des assemblages ; mais qui, au moment de la vendre, veut si bien la montrer qu’il ouvre le capot de la voiture et en sort le moteur, présentant ainsi, d’une part, une carrosserie et, de l’autre, un moteur.

Situation qui amène à constater que l’on n’est ni dans l’un des cas, ni dans l’autre en présence de l’objet initialement promis à la vente ; c’est-à-dire une voiture à proprement parler. Ainsi doit-t-on avouer qu’une conception de l’objectivation qui ne contient pas dans elle-même comme processus, la génération d’un ancrage problématique, empêche la saisie pleinement médiatique d’une objectivation. De même qu’il est besoin qu’un moteur reste dans sa carrosserie et à sa place pour fonctionner, de même il nous semble que l’ancrage doive rester dans l’ordre médiatique du processus d’objectivation pour fonctionner. Il est difficile de croire que Moscovici (op.cit.) n’ait pas eu intuition de l’adjonction malaisée que constitue l’ajout – comme processus second – du processus d’ancrage à côté du processus d’objectivation, alors que cet ancrage était déjà dans un abord dialectique du processus d’objectivation. En effet on peut voir cela à la manière dont il s’efforce à présenter comme différent ce qu’il a su lui-même présenter comme l’un dans l’autre : « En un mot comme en dix, l’objectivation transfère la science dans le domaine de l’être et l’ancrage la délimite dans le celui du faire pour contourner l’interdit de communication »21 (op.cit., 171). On voit dans ce passage l’expression d’une unité

dialectique entre les verbes que l’auteur souligne lui-même à savoir l’être dans lequel l’objectivation transfère la science, et le faire où l’ancrage le délimite. Parmi ces nombreuses questions que l’on pourrait se poser demeurent celles de savoir si l’être n’est pas déjà un faire étant donné le pouvoir créateur des objets ? L’objet comme être passif, n’est-il pas déjà sujet comme faire actif étant donné comme Moscovici le dit lui-même qu’un objet est toujours inscrit dans un contexte actif et mouvant car au moins partiellement conçu par la ou les personnes ? Mais alors si ces diversités s’unifient et se concilient dans une acception dialectique d’une seule et même mouvance objectivante dans le processus d’objectivation pourquoi introduire une nouveauté d’ancrage comme processus second auquel l’être doit passer ou sauter pour paraitre

faire ? Pourquoi introduire ici la pente glissante d’une objectivation de rupture ?

Au-delà de la critique

Nous ne sommes pas ici dans une polémique de forme, dans la discussion "formelle" du mot en trop ou en moins. La question des objectivations implique de considérer autrement que dans la légèreté d’usage les questions de forme et de ne pas évacuer étourdiment ce qu’on ne

92 considère que trop souvent comme de l’ordre du détail. Car le problème qui se pose dans l’association du processus d’ancrage au processus d’objectivation comme venu hors de ce dernier s’associer à lui en tant qu’"ancrage", c’est que sous cette nouvelle forme l’ancrage devient tout autre que ce qu’il pourrait être dans le processus médiateur d’objectivation. Un ancrage compris dans la médiation du processus d’objectivation, n’est justement pas ce qu’il conviendrait de décrire comme "ancrage" sans plus. Car en effet, une intelligence pleine du processus d’objectivation rend déjà perceptible la réalité comme procès social qui moyennant le jeu des médiations réalise des abstractions, consolide des significations et substantialise des idées les rendant ainsi matérielles. Mais par une telle conception du réel dans le processus d’objectivation, est aussi ménagée, la voie d’une destructibilité, d’une dissolution des réalités par le refus social de prendre part à une réalité socialement devenue périmée. Le réalisé social est ici destituable de son autorité encore trop souvent envisagée comme invariance objective du vrai ou sacralisée dans une structure sous prétexte d’empirie mais conçue hors de ses implications et répercussions sociales. Voilà ce à quoi toute autre conception en termes de processus d’ancrage, mise à côté de celui d’objectivation risque de mener en masquant par association au processus d’objectivation, une orientation unilatéralement réifiante.

Notre intention est d’insister à l’endroit de cette possible dichotomie entre processus d’objectivation et d’ancrage sur une unité dialectique qui pourrait ne plus être perceptible dans la distinction du processus d’objectivation et du processus d’ancrage. Car cette unité dialectique est importante à saisir pour pouvoir poser le problème du processus d’objectivation et des représentations sociales en psychologie. Problème qui demeure encore plus que jamais à poser au moment où de puissants objets faits de mains d’hommes (marchés, finances, internet, idéologies, crises, guerres…), tels des puissances ancrées devenues étrangères semblent si souvent prendre le pas sur ces hommes eux-mêmes. C’est de retrouver ainsi à l’œuvre de tels objets à la prescription d’une mondialisation dont des masses humaines se trouvent exclues, que la mondialisation pouvant être porteuse d’universalité, négatrice des barrières et des retranchements identitaires, se trouve être redoutée, crainte et combattue. Cela le plus souvent, avec peu de visibilité sur ce qui est combattu, et qui ne peut donc être que mal combattu, c'est- à-dire avec plus de passion ou de déraison que de raison (Maalouf, 2009). Nous touchons ici à tout le pendant social, politique et humain auquel il est crucial de ramener la pratique de la science, aux implications les plus larges de la science quant à sa tâche de transformation du monde des hommes. Qu’il faille y ramener la pratique de la science cela veut bien dire que sa pratique puisse ne pas se faire dans le sens attendu de cette amélioration du vécu des hommes,

93 mais peut être dans le sens de l’édification de nouvelles autorités dites d’experts (Hessel & Morin, 2011). Moscovici (1961), l’avait bien vu, étudier la question des objectivations, c’est y inclure d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, la question de la conscience qu’une science peut avoir des déterminismes, sinon des ancrages dont elle est elle-même le lieu. C’est donc bien justement qu’il met, pour ce faire, en opposition la manière dont une science se présente elle-même et ce que d’autres étrangers à sa pratique lui renvoient.

Une vérité essentielle de la pratique scientifique ne se trouve pas que dans elle-même mais aussi ailleurs, dans ce que ceux qui n’y comprennent rien peuvent néanmoins en dire. Le plus souvent en de telles occurrences où les scientifiques s’étonnent de la simplification de leurs théories, des distorsions dont se rend coupable à leurs yeux "le sens commun" dans ce qu’on appelle aussi "savoir naïf" ou encore "naturel" (Jodelet, 1989a) ; c’est moins dans le sens d’un ancrage dont on fait le constat chez la population qu’il conviendrait d’orienter le regard scientifique que vers une objectivation en amont du savoir qui en raréfie l’accessibilité en aval. Cela aussi Moscovici, l’avait parfaitement décrit sous la rubrique de ce qu’il appela le refus de

vulgarisation : « la diffusion d’une science a valeur d’information, mais celui qui possède la

science possède aussi le pouvoir. Il est compétent, il domine, c’est un expert, pas seulement un émetteur ; l’autre n’est plus seulement un récepteur, c’est un profane » (Moscovici, 1961/2004, 99). Mais Moscovici (1989) dira encore plus tard : « une notion ou une science qui ne reste pas l’apanage d’un individu ou d’une élite restreinte subit, par sa circulation, toute une série de métamorphoses qui la font changer de contenu et de structure » (Moscovici, 1989/2012, 98). Qu’est-il permis de comprendre par-là ? Prenant connaissance des travaux de anthropologie structurale et de ceux de Piaget (1926/1947, 1932) sur la généalogie des formes cognitives chez l’enfant, et ayant vu que l’approche structurale semblait arriver – structure à l’appui – à la tâche d’expliquer le passage de la pensée mythique à la pensée scientifique, se serait-il proposé d’arriver au même effet scientifique en mettant la psychologie sociale à l’ouvrage de prouver

via également une théorie des structures, que la masse ne faisait pas bon ménage avec le savoir

scientifique ?