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Chapitre 3 : Les années d’apprentissage (1958-1961)

3.4. Un stage d’observation en Europe

Tout en travaillant pour Prévost, Barbeau a continué sa collaboration avec Buissonneau et d’autres troupes de théâtre amateur. En 1960, il a dessiné les costumes de

18 Situé au 5121 de la rue du Parc, le costumier Malabar a pignon sur rue depuis 1905 et est encore là

aujourd’hui.

19 François Barbeau dans Roxanne MARTIN (2011a), op. cit.

20 Pierre SAUCIER (1959), « Dialogues des Carmélites, entreprise très audacieuse du Théâtre du Rideau Vert »,

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la pièce Mademoiselle Jaïre (1960) de Michel Ghelderode, dans une mise en scène de Jean Richard, qui a été présentée par une compagnie parrainée par l’Atelier de Quat’sous, avec l’actrice Janoue Saint-Denis dans le rôle principal. Le tissu utilisé pour confectionner la plupart des costumes des femmes provenait de vieilles enveloppes de matelas que Buissonneau avait récupérées de la prison de Bordeaux. La production de grande envergure avait été en mesure de participer au Festival national d’art dramatique.

À Montréal, pour participer à la fondation de l’École nationale de théâtre du Canada, l’homme de théâtre Michel Saint-Denis* a assisté à la représentation de Mademoiselle Jaïre (1960) et a alors encouragé Barbeau à faire une demande au Conseil des Arts du Canada pour obtenir une bourse de perfectionnement afin de pouvoir aller observer les concepteurs européens et leur approche du costume. Le concepteur a fait une demande et a obtenu la bourse, grâce à une lettre de recommandation de Saint-Denis.

Barbeau a consacré un an à découvrir le théâtre et la façon d’y faire des costumes en Europe, plus précisément en France, en Angleterre et en Italie. À Paris, à la suite de son retard à un rendez-vous avec Saint-Denis, ce dernier lui a dit : « Vous n’arriverez à rien au théâtre si vous n’êtes pas ponctuel21 ». Le costumier n’a jamais oublié la leçon, tout

comme le reste de leur entretien, qui a été déterminant pour lui, puisque Saint-Denis avait demandé à voir le travail du jeune concepteur. Âgé de 25 ans, avec une trentaine de productions à son actif, il était intimidé de présenter son travail à un collègue et disciple de Jean Cocteau. À l’époque, le travail de Barbeau se résumait à trois pièces au TNM, une au Théâtre du Rideau Vert, plusieurs pièces de la Roulotte et beaucoup de théâtre amateur.

À la fin de leur rencontre, Saint-Denis lui a remis une liste de gens à contacter et lui a suggéré de débuter par Paul-Louis Mignon, directeur de l’Université du Théâtre des Nations**, un organisme qui offrait à ses membres des laissez-passer pour assister aux productions présentées dans les théâtres nationaux :

Un public informé [celui de l’Université du Théâtre des Nations] lui doit ses premières confrontations avec l’opéra traditionnel chinois, le Nô japonais, le Théâtre d’Art de Moscou et le Berliner Ensemble, mais aussi avec le Piccolo

21 François Barbeau dans Roxanne MARTIN (2012f), Neuvième entretien avec François Barbeau, Montréal, 14

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Teatro de Giorgio Strehler, les revues composites de Joan Littlewood et les interprétations décapantes d’Ingmar Bergman ou de Peter Brook22.

L’accès à ces productions a permis à Barbeau de découvrir un éventail varié de formes théâtrales et, dans les cocktails de première, de rencontrer de nouvelles personnes, comme un décorateur populaire à l’époque, Yves Bonnat*, maquettiste de théâtre de répertoire et d’opéra. Ce dernier a engagé le jeune Barbeau, lui a demandé de faire certaines recherches pour lui et le rencontrait toutes les semaines pour discuter de ses découvertes. Faire ces recherches a été enrichissant pour lui au point de vue des connaissances, mais lui a également permis d’entrer en contact avec différents chercheurs intéressés par la problématique du costume.

Ses recherches l’ont ensuite mené aux ateliers Royalta, avec qui Bonnat faisait affaire et qui étaient connus pour concevoir les costumes de l’artiste Erté* (pseudonyme de Romain de Tirtoff), qui était à l’époque connu en Europe et aux États-Unis comme l’un des grands artistes du courant Art déco pour son travail en design, ses costumes de revues comme les Folies Bergère et ses couvertures du Harper’s Bazaar. Barbeau avait donc été autorisé à observer le travail de l’équipe des ateliers. Erté faisait beaucoup de costumes d’opéra et ses maquettes étaient spectaculaires. Les costumes de tous les chanteurs principaux étaient faits sur mesure, en organza et en chiffon. Barbeau a pu également assister aux essayages de Jean Marais pour la production d’Œdipe roi de Jean Cocteau (1962), mis en scène par Louis Erlo pour le Grand théâtre romain de Fourvière à Lyon, pour lequel Bonnat concevait les costumes, confectionnés aux ateliers.

Le passage de Barbeau dans les ateliers Royalta lui a permis de découvrir de nouvelles matières comme le crinyl. Cette matière, qui, au départ, a été utilisée pour remplacer le lainage dans l’entoilage23 des vestes, possédait l’avantage d’être disponible en

rouleau de longueur importante, permettant de faire des capes sans couture. Le crinyl possède une rigidité et une transparence qui donnent aux concepteurs la possibilité

22 Emmanuel WALLON, « Scène de la nation. Le théâtre français et l’étranger au XXe siècle » dans François

ROCHE (dir.), La culture dans les relations internationales, Mélanges de l’école française de Rome, Italie et

Méditerranée, tome 114, 2002, p. 136.

23 L’entoilage est une « toile de laine et [de] crin traditionnelle, utilisée dans la structure interne d’une veste

ou d’un veston. » dans Claire WARGNIER (2008), Détails de mode à la loupe : femme-homme-enfant = Focus on Fashion Details : Women-Men-Children : Cols / Collars, Manches / Sleeves, Parementures / Facings, Entoilages et Doublures / Canvas and Linings, tome 4, Paris, Esmodeditions, p. 230.

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d’inventer de nouveaux effets avec le tissu. De plus, il conserve son aspect d’origine longtemps, sans s’user prématurément et sans perdre son éclat. Plusieurs de ces tissus n’étaient pas disponibles au Québec, mais offraient de nouvelles possibilités et perspectives de création. Barbeau s’est mis à la recherche de crinyl dès son retour à Montréal.

Il a quitté la France pour l’Angleterre où, peu de temps après son arrivée, il a fait appel au Art Council, un équivalent de l’Université du Théâtre des nations, qui offrait, lui aussi, des laissez-passer pour aller au théâtre. Sur les scènes londoniennes, il a vu entre autres : The Cherry Orchard d’Anton Tchekhov avec John Gielgud et The Devils de John Whiting dans des costumes de Piero Gharardi* qui dessinerait l’année suivante les costumes du 8½ de Federico Fellini.

À la fin de son séjour, Barbeau a songé à demander un renouvellement de sa bourse, mais a décidé de rentrer au pays après l’annonce de la mort de son père et la proposition de Prévost de participer à un nouveau projet. Lors d’une rencontre entre les deux hommes à Paris, Prévost lui avait proposé de l’assister sur la production de L’aigle à deux têtes (1963) de Jean Cocteau pour le Théâtre du Rideau Vert. Il lui avait remis les maquettes pour que Barbeau débute la confection des costumes dès son retour d’Europe en octobre 1962. La pièce de Cocteau, qui était présentée en janvier de l’année suivante, était mise en scène par Florent Forget*, mettait en vedette Yvette Brind’Amour et Albert Millaire et allait marquer le réel début de la collaboration de Barbeau avec le Théâtre du Rideau Vert.

En résumé, le chapitre 3…

Au début de sa carrière professionnelle, Barbeau était à la recherche d’un guide pour le conseiller dans l’apprentissage du métier de concepteur de costumes. Il croyait le trouver en Robert Prévost, mais l’intérêt de ce dernier pour l’objet scénique le privait de l’autre aspect, essentiel aux yeux de Barbeau, l’objet artisanal. Au fil des rencontres, Barbeau a établi les bases de son approche du métier. Il a appris à faire des maquettes qui seront des outils de travail pour les coupeurs et les couturiers auprès de Mesdames

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Shinnick et Poulizac. En ne sachant pas comment aborder Jean Gascon, il a élaboré une façon de transmettre ses idées au metteur en scène, en faisant des maquettes qui illustrent sa vision de la pièce et des personnages, et il a appris l’importance de la patience avec les acteurs auprès de Mildred Dunnock.

À l’aube des années 1960, le voyage d’observation de Barbeau, alors âgé de 25 ans, a marqué sa carrière d’un avant et d’un après. Un avant où, dans l’ombre de Prévost, Barbeau a fait ses classes et a su voir les contraintes comme une source de création ; et un après où il a maintenant l’expérience et les connaissances nécessaires pour élaborer son approche du costume qui, au cours des vingt années à venir, se bonifiera.

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Deuxième partie :

Les années fastes

(1962-1980)

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