• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : L’approche méthodologique

1.2. Ethnobiographie et entretiens

Une fois la terminologie déterminée, il a fallu baliser le témoignage de Barbeau, qui constitue la source première de la thèse. Faire le récit de la carrière de Barbeau et de l’élaboration de son approche du costume exigeait sa collaboration, afin de recueillir son témoignage sur son propre cheminement. Une série de dix-huit entretiens ont été effectués avec François Barbeau pour discuter de sa carrière, des productions auxquelles il a participé et sa vision sur son métier. Ils se sont échelonnés du 1er avril 2011 au 4 décembre

20141, duraient en moyenne deux heures chacun (pour un total de 32 heures d’entretiens).

Les entretiens avaient lieu chez lui ou à son atelier, où il se sentait à l’aise. Il y aura plusieurs références à ces entretiens parfois en paraphrasant les dires de Barbeau et parfois en les citant directement2.

Toutefois, comme Alex Mucchielli le stipule dans la notice « Ethnobiographie » de son Dictionnaire des méthodes quantitatives en sciences humaines et sociales : « le récit du narrateur [dans ce cas-ci, Barbeau] n’est pas un produit fini mais un matériau brut sur lequel

1 Trois entretiens en 2011, sept en 2012, aucun en 2013 et huit en 2014. 2cf. Bibliographie pour le détail sur les entretiens.

24

l’enquêteur-narrataire exerce un travail de transcription, de vérification, de correction, d’analyse, d’addition, aidé pour cela par le narrateur3 ». Les entretiens avec Barbeau ne

constituent donc pas la thèse, mais bien le point de départ, le « matériau brut », sur lequel la thèse s’est construite. L’approche ethnobiographique se différencie de la biographie par la recherche et l’analyse des faits et consiste en une « enquête par récits de vie [qui] a, en fait, un double projet : celui de réunir des discours autobiographiques (c’est le sujet qui se raconte) et celui de réunir de l’information sur une réalité sociale [ou artistique] (l’individu est le témoin de son temps, de son environnement, de son insertion sociale)4 ». À noter

que l’ethnobiographie se caractérise par l’enquête, par la vérification des données recueillies et la collecte d’informations sur le contexte ainsi que la mise en rapport de ces dernières avec le discours de l’informateur.

Tous les entretiens ont été enregistrés grâce à un enregistreur vocal numérique, avec la permission du concepteur, ce qui a libéré l’intervieweur de la prise de notes et a concentré son attention sur le témoignage du sujet. L’écoute active permettait alors de pouvoir interagir avec Barbeau afin de relancer la discussion au besoin ou de demander un éclaircissement sur un élément en particulier si nécessaire. Toutefois, la prise de notes était parfois requise pour inscrire des idées ou des éléments à retenir.

L’ethnobiographie demande à l’intervieweur, lors des premiers entretiens, de laisser d’abord le sujet se raconter sans contrainte en s’effaçant le plus possible, ce qui ne l’empêche toutefois pas d’intervenir à l’occasion pour demander une précision ou relancer la conversation. Ces entretiens sont appelés non directifs ou compréhensifs :

[C’est une m]éthode […] utilisée pour le recueil d’informations qui dépendent de la subjectivité des acteurs (description, point de vue, analyse, ressenti…). […] Dans l’interview non directive, il faut d’abord s’abstenir de toute intervention directive qui introduise dans le champ d’expérience de l’interlocuteur une structure (manière de percevoir, valeur, but) et donc n’intervenir que pour augmenter l’information de cet interlocuteur sur sa propre activité mentale5.

3 Alex MUCCHIELLI (dir.) (2004), « Ethnobiographie », Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines

et sociales, Paris, Armand Colin, p. 64.

4 Jean POIRIER et Simone CLAPIER-VALLADON (1980), « Le concept d’ethnobiographie et les récits

de vie croisés », Cahiers internationaux de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, vol. LXIX, juillet-

décembre, p. 352.

25

Une première rencontre a d’abord eu lieu afin d’établir un lien de confiance avec Barbeau. Puis, lors des premiers entretiens, une liste de productions lui a été soumise, associée à une période précise comme « les années 1950 », ou à un théâtre en particulier comme « le Théâtre du Rideau Vert », ou à une activité comme « la mise en scène ». Le relevé avait été au préalablement constitué à partir d’une liste non exhaustive de productions dans le catalogue du Fonds d’archives de Barbeau à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). À partir de cette liste qui contenait la plupart des théâtres pour lesquels Barbeau a travaillé, des recherches ont été effectuées sur chacune des productions de ces théâtres pour confirmer ou non si Barbeau en avait fait les costumes. Puis, la liste a été consignée dans un document Excel pour en faciliter la consultation. Ensuite, il était alors facile de diviser ce relevé en sections qui seraient dédiées à un entretien en particulier. En guise d’exemple, lors du premier entretien, la liste des productions des années 1950 a été soumise à Barbeau en lui demandant ce que les titres évoquaient sur ses débuts comme concepteur. Cette façon de procéder a favorisé l’évocation de souvenirs relativement aux spectacles qui ont le plus inspiré Barbeau et a permis de déterminer la sélection des éléments à retenir comme étant les productions qui ont marqué son approche du costume. Parfois, Barbeau soulevait des productions qui étaient absentes de la liste et qui auraient dû y figurer. À d’autres moments, il confirmait ou infirmait avoir participé à certaines productions.

Après les trois premiers entretiens qui ont eu lieu entre avril et mai 2011, l’ensemble de la carrière a été abordé de façon plus précise lors de sept entretiens réalisés en 2012, puis de huit autres en 2014. La préparation de ces entretiens plus pointus a demandé une collecte d’informations supplémentaires pour aider à relancer le récit ou approfondir un élément intéressant :

Si l’on veut par exemple obtenir des informations sur des faits précis dans un but historique, avant d’aller interroger divers protagonistes il convient, évidemment lorsque c’est possible, d’effectuer un travail d’archives, c’est-à- dire de consulter des sources écrites en fonction du but recherché : l’approche biographique est de ce point de vue très peu « économique », et ses résultats, plus ou moins fiables, nécessitent un travail de critique des sources concernant la validité des informations fournies. Autrement dit, dans un souci de travail historique, il convient de croiser différents témoignages non

26

seulement entre eux, mais également avec des documents écrits, lettres, documents administratifs… qui sont des documents d’époque6.

La consultation des différents fonds d’archives (celui de Barbeau, mais aussi ceux des différents théâtres, comme le Théâtre du Rideau Vert ou Théâtre Populaire du Québec), des critiques de spectacles dans les journaux et des différentes monographies sur le théâtre québécois a été nécessaire afin de préparer les entretiens et de formuler des questions plus précises sur un sujet donné. De plus, les premiers entretiens ont été utiles dans l’étude des productions plus anciennes, puisque Barbeau a été en mesure de donner certaines informations qui ont facilité la consultation subséquente des différentes sources écrites et ont ensuite permis l’élaboration de questions plus précises. Ainsi, Barbeau était en mesure de se souvenir de la plupart des spectacles qu’il a faits au Théâtre du Nouveau Monde (TNM) à la fin des années 1950 et au début des années 1960 et sur lesquels il ne subsiste que peu d’informations. À partir de ces titres, il était plus facile de trouver les détails (dates, lieux, etc.) et ensuite de consulter les articles de journaux de l’époque, non numérisés à la bibliothèque, à la recherche d’articles sur les productions.

Tous les faits décrits par Barbeau au cours des entretiens ont été colligés et vérifiés. Par exemple, si Barbeau affirmait avoir fait les costumes d’une production, une recherche était faite pour le prouver. Parfois, il affirmait avoir collaboré à une production, comme c’est le cas du Baladin du monde occidental (1959), qui indiquait un autre costumier sur l’affiche ou le programme, mais l’information était confirmée par les maquettes qu’il avait dessinées ou par la mention de Barbeau comme étant le concepteur dans un article. Il est important, selon Jean Poirier et Simone Clapier-Valladon, de croiser les informations avec les sources des archives des théâtres, les journaux et les monographies afin d’assurer la fiabilité des données :

[L]e dernier niveau de la recherche sera en effet celui du recoupement. Démarche difficile, ingrate, et cependant tout à fait indispensable. Il est important, en effet, de pouvoir vérifier la fiabilité de l’informateur qui peut être conduit consciemment ou inconsciemment à déformer la réalité, soit que sa mémoire soit défaillante, soit qu’il réinterprète les événements avec trop de liberté, soit qu’il les falsifie délibérément. Les diverses méthodes : le recoupement horizontal (les « contre-biographies » ponctuelles des témoins), vertical (la ré-interrogation de l’informateur après un certain délai écoulé),

6 Gaston PINEAU et Jean-Louis LE GRAND (2002), Les histoires de vie, Paris, Presses universitaires de

27

oblique (la vérification implicite d’un fait à partir d’autres faits déjà authentifiés, dont ils sont la conséquence), circulaire (la re-formulation à l’intérieur de l’entretien d’un même thème sous une autre forme), permettront de cerner la réalité de plus en plus près, étant entendu que l’enregistrement parfaitement objectif d’un phénomène en sciences humaines reste un idéal théorique difficile à réaliser7.

Un recoupement horizontal a été parfois effectué grâce aux témoignages d’artistes, comme l’acteur Benoit Brière et le metteur en scène Serge Denoncourt qui ont fréquenté Barbeau et qui ont témoigné de divers événements, ou de collègues comme François Laplante, qui a confirmé certaines informations à propos des difficultés financières de Barbeau. Les informations sur la famille du concepteur ou les faits de nature personnelle sont difficiles à vérifier, mais un retour sur ces faits, par recoupement vertical, quelques mois après l’entretien, a cherché à valider si l’information était exacte. Le recoupement oblique a servi à la vérification de données grâce aux documents d’archives sur un spectacle en particulier qui ont mentionné au passage la participation de Barbeau à d’autres productions. Les entretiens sur les mises en scène de Barbeau ont également permis de vérifier sa vision du travail de costumier, comme les échanges sur son métier de concepteur de costumes ont permis d’éclaircir sa conception du métier de metteur en scène ; les informations ont alors été recoupées de façon circulaire.

Ces enquêtes parallèles servent, toujours selon les écrits de Poirier et Clapier- Valladon, à enrichir « le sens du texte par l’étude du contexte historique et socioculturel. On peut de la sorte dépasser l’aspect intimiste et confidentiel du récit de vie classique. Chaque thème du récit devrait donner lieu à une enquête parallèle, à des contrôles et à des recoupements8 ». À la suite des entretiens avec Barbeau, plusieurs recoupements ont été

effectués pour assurer la fiabilité des informations recueillies ; par exemple, la confirmation des membres de la production mentionnés par Barbeau ou l’analyse de photographie pour observer une description faite de mémoire. Ces données ont été complétées par la recherche d’informations provenant de différentes sources écrites (articles de journaux et de revues, monographies sur les différents théâtres) et du témoignage de certaines personnes (acteurs, metteurs en scène, concepteurs) ayant côtoyé le concepteur.

7 Jean POIRIER et Simone CLAPIER-VALLADON (1980), loc. cit., p. 354. 8Ibid., p. 356.

28

Après trois entretiens non directifs, des entrevues semi-dirigées ont été nécessaires afin de vérifier les informations déjà obtenues ou d’approfondir un sujet trop rapidement évoqué lors des précédentes rencontres :

L’entretien guidé ou « centré » a pour but d’explorer une partie de la vie du narrateur; il est focalisé sur des situations vécues, sur des événements. […] L’usage de cet instrument d’analyse est délicat, car l’enquêteur doit maintenir une certaine non-directivité à l’intérieur du canevas, celui-ci ayant une fonction de cadre (ne pas laisser digresser le narrateur hors du champ de la recherche) et une fonction de précision (demander l’information que le narrateur ne fournit pas spontanément)9.

Après avoir fait un premier entretien non directif, je revenais souvent sur les productions ou les événements abordés dans les entretiens précédents avec des questions plus pointues. Après un certain temps, le lien de confiance entre lui et moi était assez fort pour permettre des questions plus délicates sur des moments plus difficiles de sa vie professionnelle, comme la réception critique de certaines de ses mises en scène ou son départ de l’École nationale de théâtre.

Les entretiens ont peu à peu constitué le fil de ce qui serait, selon la définition de Poirier, Clapier-Valladon et Paul Raybaut, un récit de vie ou plutôt le récit de la carrière de Barbeau puisque les références à sa vie personnelle en tant qu’adulte ont été évacuées :

Le récit de vie unique est toujours réalisé à partir d’entretiens répétés. Il y a nécessité de laisser l’interviewé se raconter à son rythme, en pouvant s’attarder dans la digression et l’anecdote. Le second entretien est d’ailleurs, le plus souvent, retour en arrière sur le premier récit recueilli, comme si l’évocation du passé avait suscité, en retour, des souvenirs accompagnés d’une réflexion sur soi aux motivations multiples. La répétition des entretiens est la condition nécessaire de l’approfondissement de l’information et de son contrôle10.

Le nombre relativement élevé d’entretiens et leur distance dans le temps a permis de nombreux recoupements verticaux, selon l’appellation de Poirier et Clapier-Valladon, par vérification ou confirmation de certains faits. Barbeau revenait également de lui-même sur certains éléments discutés en ayant, entre les rencontres, repensé à certains aspects qui n’avaient pas été couverts.

9 Jean POIRIER, Simone CLAPIER-VALLADON et Paul RAYBAUT (1993), Les récits de vie, théorie et

pratique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le sociologue », [1983], p. 75.

29

L’ethnobiographie spécifie que « [l]e récit enregistré devra[it] être considéré, non pas comme une réalisation « finie », mais comme un matériau ; cette matière première restera telle qu’elle est dans sa version originale, mais servira de base à un travail d’interprétation11 ». Le récit enregistré a été retranscrit afin de consigner toutes les

informations factuelles, tel que proposé par Stéphane Beaud et Florence Weber : L’analyse du matériel, la partie noble du travail, ne commencerait qu’une fois l’entretien transformé en « texte ». Or en transcrivant bien, vous faites déjà un travail sociologique : vous engagez des choix importants d’analyse. Schématiquement, il existe deux sortes de transcription : d’une part, la transcription de travail, celle que vous faites « pour vous », qui se situe dans le cadre de votre production personnelle de données et, d’autre part, la transcription finale, que vous allez rendre pour partie publique (dans votre mémoire ou thèse, dans un article ou livre)12.

La transcription de travail ne reproduit pas textuellement la parole de Barbeau, mais fait plutôt un choix parmi les faits qu’il énonce. Ces choix ont été motivés et déterminés comme étant les éléments importants à aborder dans la thèse, car il s’agissait de moments marquants de la carrière du maître qui ont suscité chez lui davantage de souvenirs. J’ai donc procédé à cette « transcription de travail » qui est constituée, pour chacun des entretiens, en une série de points qui résume les dires de Barbeau. Il ne s’agit pas d’une transcription exacte, mais bien d’un guide pour aider à retrouver une information et pour savoir à quel endroit extraire une citation directe de l’enregistrement. Ces citations directes seront parfois utilisées au cours de la thèse pour appuyer le propos.

Les enregistrements sont également précieux dans leur valeur patrimoniale et culturelle :

Porteuses d’une véritable ambition documentaire et cognitive, ces collections d’archives orales visent à recueillir de façon méthodique des matériaux qualitatifs en vue d’une histoire politique, institutionnelle, culturelle et sociale cette fois-ci « vue de l’intérieur ». Constituées le plus souvent à partir de récits de vie, de pratiques ou de carrière et d’entretiens semi-directifs, elles ont aussi pour les institutions ou les groupes sociaux qu’elles représentent une forte valeur identitaire, mémorielle et « monumentaire » et elles revendiquent fermement la qualification de patrimoine culturel13.

11 Jean POIRIER et Simone CLAPIER-VALLADON (1980), loc. cit., p. 353.

12 Stéphane BEAUD et Florence WEBER (2010), Guide de l’enquête de terrain. Produire et analyse des données

ethnographiques, Paris, Éditions La Découverte, p. 213.

13 Florence DESCAMPS (dir) (2006), Les sources orales et l’histoire. Récits de vie, entretiens, témoignages oraux, Rosny-

30

Témoin d’une époque, Barbeau a fourni des informations qui pourraient être un jour utiles à d’autres études sur l’histoire du théâtre québécois, la scénographie, l’histoire du costume et les différents théâtres pour lesquels il a travaillé. Son témoignage constitue une mémoire qui dépasse le seul récit de sa carrière.