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I.M Raevski et Les trois sœurs de Tchekhov

Chapitre 4 : Les années au Théâtre du Rideau Vert (1962-1980)

4.2. I.M Raevski et Les trois sœurs de Tchekhov

La rencontre entre Barbeau et Iossif Moïsseïevitch Raevski*, le metteur en scène du Théâtre d’Art de Moscou venu au Rideau Vert pour monter Les trois sœurs (1966) d’Anton Tchekhov, a été marquante pour le concepteur. Raevski parlait peu français, mais était intéressé par les costumes et leur effet sur la production. Barbeau et lui avaient réussi

Figure 10 : L'alcade de Zalaméa (1963) de Pedro Calderon de la Barca, mise en scène de Georges Groulx, Théâtre du Rideau Vert, sur la photo : Jean Lajeunesse (Don Alvaro), Louise Marleau (Isabelle), Gilles Pelletier (Pedro Crespo), Jean Faubert (Juan), photo : Rémy, gracieuseté du Théâtre du Rideau Vert.

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à s’inventer un code – grâce au dessin – afin de pouvoir échanger sur les personnages et les costumes, sans l’aide de l’interprète.

Le costumier a élaboré avec Raevski une approche qu’il allait utiliser, améliorer et peaufiner tout au long de sa carrière, qui consistait d’abord à lire la pièce afin de se familiariser avec l’intrigue et les personnages. Une étape qui semble aller de soi, mais qui a son importance, puisqu’elle permet de connaître le lieu où se déroule l’action, de faire l’étude du milieu social pour comprendre les aspirations des personnages et le courant de pensée de l’époque afin d’évoquer, à l’aide des vêtements, la personnalité des protagonistes. Une fois cette

première étape5 complétée, Barbeau faisait une

grande quantité d’esquisses dites préliminaires, qui sont des croquis faits au stylo à bille sur du papier de mauvaise qualité, qui constituent plusieurs versions possibles d’un vêtement, ou les grandes lignes de ce qu’il a imaginé pour le costume d’un personnage.

Les esquisses préliminaires n’ont rien de particulier à Barbeau et sont utilisées par la plupart des concepteurs professionnels à travers le monde. Ce qu’il y a de particulier avec le

5 Raevski n’a pas été le seul à inspirer Barbeau sur l’importance de la recherche, Claudette Picard portait

également une grande attention à cette étape du travail de costumier. cf. Chapitre 5. Figure 11 : Esquisse préliminaire de

François Barbeau, Les trois soeurs (1966) d'Anton Tchekhov, Théâtre du Rideau Vert, sur l’esquisse : Natacha (Nathalie Naubert), photo : Roxanne Martin (Fonds François Barbeau, BAnQ).

Figure 12 : Maquette de François Barbeau,

Les trois soeurs (1966) d'Anton Tchekhov,

Théâtre du Rideau Vert, sur la maquette : Natacha (Nathalie Naubert), photo : Roxanne Martin (Fonds François Barbeau, BAnQ).

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développement de cette approche par Barbeau est que, sans formation de costumier, il a établi les étapes de son travail au fil des rencontres et a mis au point lui-même sa façon de procéder. Il présentait ses esquisses à Raevski et les deux hommes discutaient à propos de leur vision de la pièce à l’aide de dessins. Raevski pointait les dessins qu’il préférait pour chacun des personnages et, à partir de ces indications, Barbeau dessinait les maquettes finales, qui elles-mêmes n’étaient que le début de la confection du costume.

Véronique Borboën* a souligné dans son article « Le chemin du costume : de l’idée à la scène » que :

Même si certaines d’entre elles ressemblent à des œuvres d’art, il ne faut jamais oublier que les maquettes de costumes sont d’abord un outil de travail qui va servir de repère autant au metteur en scène, […] et aux autres concepteurs qu’aux nombreux intervenants des ateliers6.

Barbeau a utilisé la maquette comme un outil de communication à chaque nouvelle production. Elle est plus qu’une simple illustration, elle est la proposition d’une facture visuelle que le concepteur soumettait au metteur en scène, comme il l’a fait avec Gascon et Forget. Elle est également un outil de travail pour le coupeur qui illustre de façon claire les différentes composantes du costume ; elle représente ainsi le guide qui lui permet d’élaborer le patron du vêtement. Une maquette sert d’abord l’équipe qui confectionnera le vêtement, en plus d’être une illustration de l’idée du costume pour les acteurs et les autres concepteurs du spectacle.

De cette façon, lorsque la maquette montre un manteau d’hiver, l’équipe de confection cherche, en collaboration avec le costumier, des tissus qui donnent une impression de lourdeur et de chaleur tout en étant abordables financièrement et confortables pour les acteurs.

Il faut cependant savoir que le costume final ne correspond jamais totalement à sa maquette. À ce sujet, Philippe Choulet a écrit :

Les maquettes, les brouillons, les esquisses, sont à l’habit de théâtre ce que les répétitions sont à la mise en scène, un affinement, une progression en approximation, work in progress. Partout l’exigence se retrouve : il faut que le

6 Véronique BORBOËN (2001), « Le chemin du costume : de l’idée à la scène », Jeu : revue de théâtre, Montréal,

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personnage incarné sur scène soit crédible, en étant le réceptacle d’un véritable processus de reconnaissance7.

La présentation des maquettes marque le début de la production. Choulet rappelle l’importance de la maquette dans le processus de création du costume, mais souligne qu’elle n’est qu’une étape et ne constitue pas le produit final. Le costume est toujours différent de la maquette puisque le vêtement s’adapte au corps de l’acteur ou de l’actrice et est modifié pour rétablir les volumes pour qu’il corresponde à l’idée d’origine. Par analogie entre le processus du costumier et celui des acteurs, puisque les esquisses préliminaires et les maquettes servent en quelque sorte de répétitions au concepteur, les essayages correspondent pour lui à la générale. À ce stade, le vêtement est presque terminé et une fois qu’il est confectionné, le costumier n’a plus droit à l’erreur. Ainsi, selon Borboën8, il arrive parfois qu’on s’aperçoive des erreurs de conception une

fois le costume porté par l’acteur. Toutefois, les budgets ne permettent pas de refaire un costume, puisque le travail du coupeur coûte parfois jusqu’à trois fois le prix du tissu, et ce, même si l’équipe de confection a le temps de le faire. Il faut donc faire attention, car il y a toujours une possibilité de se tromper, de le gâcher ou de faire un ourlet trop court.

Barbeau a souligné que Raevski avait une approche à la fois moderne et méticuleuse du texte qui se traduisait aussi dans les costumes : « C’était très rigoureux son approche. Il n’y avait vraiment rien de surplus. Il y avait une rigueur dans tout ce qu’il faisait, dans les uniformes militaires, c’était vraiment au poil roux. Je veux dire, j’ai été obligé d’inventer et de faire des décorations qui ressemblaient [aux originales]. Mais c’était

7 Philippe CHOULET (2007), « Le costume de théâtre : montrer et indiquer », dans Anne VERDIER,

Olivier GOETZ et Didier DOUMERGUE (dir.), Art et usages du costume de scène, Vijon, Lampsaque, p. 366.

8cf. Commentaire de Véronique Borboën lors d’un entretien sur le sujet en mars 2017.

Figure 13 : Maquette de François Barbeau,

Les trois soeurs (1966) d'Anton Tchekhov,

Théâtre du Rideau Vert, sur la maquette : Féraponte (André Cailloux), photo : Roxanne Martin (Fonds François Barbeau, BAnQ).

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très, très, c’était très intéressant comme travail avec lui…9 ». Les discussions entre Barbeau

et le metteur en scène ont su guider le costumier dans son travail. Raevski savait porter une attention particulière au détail et à l’exactitude historique pour traduire adéquatement la vision du metteur en scène. Il était également précis dans ce qu’il imaginait pour les vêtements de scène des autres protagonistes. Pour lui, le costume devait respecter d’abord le personnage avant de plaire à l’acteur qui le portait. Barbeau et le metteur en scène ont eu à imposer son costume à une actrice qui jugeait qu’il n’était pas assez flatteur pour sa silhouette. Raevski était intraitable à ce sujet : le texte et la vraisemblance du costume étaient plus importants que les caprices de la comédienne.

Raevski avait une connaissance approfondie de la pièce de Tchekhov et apportait dans sa mise en scène des éléments nouveaux, une image plus moderne de la pièce à laquelle le théâtre montréalais était peu habitué. Son approche de la mise en scène était également novatrice pour les comédiens de l’époque et il a ainsi marqué et grandement influencé les acteurs qu’il a dirigés dans l’approche de leur travail, comme Gérard Poirier10

l’a souligné dans les entretiens qu’il a accordés à Jean Faucher :

Exceptionnellement, [Raevski] a obtenu qu’on puisse répéter pendant près de trois mois. Habituellement, la période de répétitions ne dépassait pas un mois. Ma rencontre avec ce monsieur a compté. Il ne parlait ni le français, ni

9 François Barbeau dans Roxanne MARTIN (2011a), Premier entretien avec François Barbeau, Montréal, 11 avril,

enregistrement électronique, 1 h 39.

10 Gérard Poirier témoignera dans Jeu de sa rencontre avec Raevski: « Monsieur Joseph [sic] Raevski, du

Théâtre d'Art de Moscou, avait été invité, en effet, par le Théâtre du Rideau Vert, à monter les Trois sœurs

dans la grande tradition tchékhovienne chère à Stanislavski. Les comédiens, réunis pour la circonstance, s'attendaient à récolter pieusement la doctrine du grand maître retransmise par un disciple fervent l'ayant connu de son vivant. […] Un jour de répétition, je me lance, voix dans le masque, gestes dans le style noble, allure conquérante et air inspiré, dans une performance destinée à épater mes camarades et surtout mon Russe. Il me stoppe d'un niet retentissant au bout de trois répliques. Mon amour-propre fait dare-dare une chute périlleuse. Et c'est alors que le cher homme, avec une gentillesse et un doigté que je n'ai connus qu'à lui, m'explique: “Non, Gerrrrard (il mettait quatre r à mon prénom) tu triches en ce moment ; tu cherches à m'éblouir. Ce n'est pas parce que je ne parle pas ta langue que tu peux m'abuser. Je vois bien à tes yeux et à tes expressions que tu n'es pas vrai. Or, si nous répétons, c'est précisément pour trouver la vérité des personnages. Autrement, il n'y aurait qu'à laisser aller des comédiens en scène, après leur avoir donné des places, pour leur permettre de faire leur numéro. Les personnages de Tchekhov, tu comprends, exigent exactement le contraire. Ils réclament l'authenticité la plus absolue, sans quoi ils n'existent pas. Il y a des pièces qui peuvent être sauvées par des marionnettes mécanisées. Pas celles de Tchekhov ; Gerrrrard, tu n'es pas ici pour me montrer ton savoir-faire; tu es ici pour me convaincre. Prends ton temps, concentre-toi, rentre en toi-même et n'ouvre la bouche que quand le personnage t'habitera tout entier. J'ai tout mon temps. J'attends. C'est pour cela qu'on répète.” Quelle leçon, mes enfants chéris ! Elle m'a été salutaire : impossible, après cela, de concevoir le métier de la même manière. » dans Gérard POIRIER (1984), « “Gerrrrard, tu es ici pour me convaincre” : témoignage », Jeu : revue de théâtre, n° 33, p. 51-53.

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l’anglais. On devait donc faire appel à un interprète. Mais la communion ou la fusion s’est faite tellement bien qu’il est venu un moment – à la mi-temps à peu près de nos répétitions – où on n’avait plus besoin du traducteur, on comprenait ce qu’il voulait nous dire dans sa langue russe. Il m’a donné une leçon toute simple qui a marqué ma façon de jouer. […] J’ai découvert avec Josef Rajeski [sic] l’éloquence des silences. Je crois aussi que c’est son trop bref passage dans ma carrière d’acteur qui m’a permis de comprendre que la vérité ne se trouve que dans la réflexion et le silence11.

Le témoignage de Poirier montre que Raevski était préoccupé par le même souci d’authenticité dans sa direction d’acteurs que dans ses conversations avec le concepteur de costumes.