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Giovanni Poli et Barouf à Chioggia

Chapitre 4 : Les années au Théâtre du Rideau Vert (1962-1980)

4.6. Giovanni Poli et Barouf à Chioggia

En octobre 1971, le Rideau Vert a reçu Giovanni Poli*, un Italien qui avait été invité à faire la mise en scène de la pièce Barouf à Chioggia (1971) de Carlo Goldoni. Cette production est encore aujourd’hui l’un des plus beaux souvenirs de théâtre de Barbeau. En 1969, soit deux ans auparavant, le Rideau Vert avait présenté la pièce Hedda Gabler d’Henrik Ibsen au Festival Premio Roma24 en Italie. Brind’Amour y avait rencontré les gens

responsables des échanges culturels et avait demandé qu’un metteur en scène italien vienne monter une production au Rideau Vert. Elle avait vu la mise en scène de L’oiseau vert (1962) de Carlo Gozzi faite par Poli à New York et a fait la suggestion de l’inviter à Montréal. Brind’Amour lui a proposé la pièce L’éventail de Goldoni, puisqu’elle espérait pouvoir interpréter le rôle principal. Toutefois, Poli, qui jugeait l’actrice trop âgée pour le rôle de Candida, lui a plutôt suggéré la pièce Barouf à Chioggia (1971), pièce qui n’avait jusque-là jamais été montée à Montréal.

24 Michel Vaïs a noté : « Peu de temps après son installation au Stella, le Rideau Vert commence à faire des

tournées à l'étranger, phénomène rare parmi les compagnies jouissant d'une activité régulière. Il organise des tournées à Paris, à Moscou, à Leningrad et à Rome, de 1964 à 1969, pour y présenter Une maison... un jour, de

Françoise Loranger, le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, L’heureux stratagème de Marivaux (notamment au

Théâtre des Nations, à l'invitation du ministre de la Culture de France, André Malraux) et Hedda Gabler d'Ibsen, pièce qui reçoit la médaille Premio Roma, à Rome, en 1969. » dans Michel VAÏS (2013), « Le

Théâtre du Rideau Vert », L’encyclopédie canadienne, 16 décembre, [en ligne].

http://www.thecanadianencyclopedia.com/fr/article/theatre-du-rideau-vert/ [Texte consulté le 16 novembre 2014].

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Poli était, comme Giorgio Strehler et Dario Fo, un maître de la commedia dell’arte et il a grandement contribué à la renaissance de cette forme théâtrale en Italie, il a notamment été l’un des Arlequin des productions de Strehler. Avant l’arrivée de Poli à Montréal, Barbeau et Prévost étaient allés le rencontrer chez lui, à Venise, afin de discuter de la production. Poli parlait français et a pu discuter avec le costumier des étoffes, de la coupe et de sa conception du théâtre :

C’était vraiment un artisan de théâtre extraordinaire, dira Barbeau. Et en plus, c’était un monsieur qui connaissait tous les métiers de théâtre. Et ça été très intéressant de rencontrer quelqu’un qui connaissait les étoffes, qui pouvait parler de coupe, et c’était un metteur en scène remarquable. Il avait une façon extraordinaire de [travailler]. […] Il avait une façon de faire les choses. Un souci des accessoires magnifique25.

À Venise, Poli a fondé le Teatro a l’Avogaria, où toutes les facettes du travail théâtral étaient faites de façon artisanale. Les costumes étaient faits par sa femme, la conceptrice Carla Picozzi, et les masques en papier mâché confectionnés par ses enfants. Au contact de sa femme, le metteur en scène a développé un intérêt pour le costume qui permettait une aisance du mouvement puisqu’un acteur de commedia dell’arte bouge beaucoup. Une bonne coupe du vêtement libère l’acteur dans ses déplacements et le choix d’étoffes légères l’empêche de trop transpirer.

À son arrivée à Montréal, l’approche différente de Poli, a été mal reçue de la part des acteurs :

La méthode de travail que Poli transporte au-delà de l’océan perturbe les acteurs, et cela dès le départ. De la même façon qu’à l’Avogaria, les longues séances de travail sur le texte durent longtemps, comme nous le confie l’actrice canadienne Arlette Sanders (Donna Pasqua dans la pièce) : « On travaillait assis, il ne fallait pas bouger ; nous sommes restés assis pendant des semaines et des semaines sans bouger, les directrices du Rideau Vert s’arrachaient les cheveux »26.

Pendant trois à quatre semaines, Poli a fait répéter les interprètes uniquement à la table. Lorsqu’ils ont pu se lever, Poli leur a tourné le dos pour les écouter jouer, puis commentait leur travail en leur donnant de nouvelles indications. Lorsque le décor a été monté une semaine avant la première, le metteur en scène a annoncé aux acteurs qu’ils connaissaient

25 François Barbeau dans Roxanne MARTIN (2011c), op. cit.

26 Giulia FILACANAPA (2015), « À la recherche d’un théâtre perdu ». Giovanni Poli (1917 - 1979) et la

néo-commedia dell’arte en Italie, entre tradition et expérimentation », thèse de doctorat en lettres et sciences humaines, Études italiennes, Saint-Denis, Université Paris 8 Vincennes, p. 454.

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désormais assez bien leur personnage pour savoir quels mouvements adopter pour bien incarner leur rôle. Poli ne jugeait pas nécessaire de faire une mise en place, le comédien n’avait qu’à réfléchir à ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait pour savoir où et quand il devait entrer en scène et où il devait se positionner par rapport aux autres acteurs. Poli a initié les membres de la production à une façon tout à fait novatrice de travailler.

Son approche était également nouvelle pour le concepteur :

Les costumes étaient de François Barbeau, qui sur les indications de Poli, avait habillé les filles de façon identique, amies et ennemies confondues, reprenant ainsi sa conception chorale de la scène, avec d’autant de facilité que son choix était justifié par le cadre de la pièce : dans un petit village, tout le monde est plus ou moins parent, et tout le monde se ressemble un peu, amies comme ennemies27.

Barbeau savait ce que Poli voulait et a travaillé à rendre en costumes, la vision du metteur en scène. Ce dernier voulait que les personnages soient en fait tous identiques dans leur façon de se vêtir, montrant tous les liens sous-jacents entre les habitants qui vivent dans le petit village, sorte de grande famille italienne. Cette vision du théâtre italien était à cette époque inédite à Montréal.

André Pagé, alors directeur de l’École nationale de théâtre, a vu le spectacle et a ensuite invité Poli à deux reprises pour faire des exercices publics avec les étudiants. Lors de ces visites, Barbeau, qui travaillait également à l’École comme professeur, l’invitait à

27Ibid., p. 455.

Figure 23 : Barouf à Chioggia (1971) de Carlo Goldoni, mise en scène de Giovanni Poli, Théâtre du Rideau Vert, sur la photo : Mireille Lachance, Arlette Sanders, Marthe Choquette, Lénie Scoffié, Jean-Marie Lemieux, photo : Guy Dubois, gracieuseté du Théâtre du Rideau Vert.

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travailler avec les étudiants en scénographie afin que Poli les initie aux différentes particularités des costumes de la commedia dell’arte :

Quand j’étais à l’École nationale, j’avais fait venir monsieur Poli. […] Il est venu deux fois faire des exercices avec les élèves. Puis moi, je l’ai fait travailler avec les étudiants en scénographie aussi. […] Quand je vous dis que pour moi c’était une rencontre, c’était ça vraiment. C’est quelqu’un qui vraiment a bouleversé la façon que j’avais de travailler en me faisant comprendre beaucoup de choses et le travail qu’il avait fait avec les élèves, c’était extraordinaire. Il disait : « c’est des guenilles, ce sont tous des paysans. » […] Tout le monde était en loques, on avait fouillé et il avait fait des montages de costumes. Et on avait fait faire des masques et pour lui, c’était des masques en papier-mâché ou en collage, mais ça avait l’air de l’écorce ou du bois, très brut. C’était vraiment une belle expérience28.

Poli a montré aux étudiants comment concevoir des costumes de paysans et comment donner à ces vêtements l’apparence de guenilles, comme si les personnages étaient habillés en loques. Poli, qui avait fondé une école visant la promotion de la commedia dell'arte, adorait partager sa passion avec les étudiants du programme de scénographie et ses visites à l’École furent mémorables pour plusieurs d’entre eux.