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Chapitre 1 : L’approche méthodologique

1.3. Historiographie

Malgré le fait qu’il n’y avait évidemment pas ici d’ambition de faire une histoire du théâtre à travers l’œuvre de Barbeau, il faut tout de même contextualiser les productions dans leur époque et dans une chronologie théâtrale afin de mieux comprendre le caractère particulier de certains spectacles. Alain Viala écrit à ce sujet que :

L’histoire du théâtre ne peut se faire qu’à proportion de ce que cet art a de spécifique. Or, si les œuvres et les représentations ne prennent leur signification, comme on vient de le voir, qu’en fonction des codes et des pratiques culturelles dans lesquelles elles prennent place, soit au moment de leur création soit au moment de leurs reprises, on ne peut rien en dire de fiable sans retracer des ensembles, des chaînes de pratiques, des médiations, des contextes, en un mot, s’il n’est pas de propos historique sans contextualisation, le théâtre, par la complexité de son langage et par sa temporalité singulière, offre à l’histoire une richesse, mais aussi une complexité l’une et l’autre extrêmes14.

La contextualisation de certaines productions dans l’histoire du théâtre est nécessaire pour comprendre la portée de certains événements, comme le fait que Barbeau, qui a participé aux saisons inaugurales de plusieurs théâtres montréalais, a collaboré à certaines des productions les plus marquantes, comme Les belles-sœurs (1968) et La Sagouine (1973) et a travaillé avec un nombre important de metteurs en scène et d’acteurs du milieu théâtral, si nombreux qu’il est impossible de les dénombrer.

La thèse ne veut pas faire une histoire du théâtre, mais plutôt une chronologie parallèle à partir du point de vue d’un artisan de l’ombre, dont le travail est souvent abordé trop rapidement. La temporalité de la représentation théâtrale et son caractère éphémère font que l’histoire du costume de théâtre se base en partie sur les critiques des productions. Ces sources sont, la plupart du temps, incomplètes puisqu’elles ne contiennent à peu près

14 Alain VIALA (2006), « L’histoire du théâtre : quelle histoire ? », L’annuaire théâtral : revue québécoise d’études

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jamais d’analyses de costumes et lorsqu’ils sont évoqués, les critiques ne se limitent souvent qu’à les décrire globalement.

Interrogé15 sur les productions les plus marquantes de sa carrière, Barbeau a

répliqué ne pas considérer une production comme étant plus importante qu’une autre. Chacune constituait pour lui le maillon d’une chaîne, où le premier avait permis le suivant. La thèse privilégiera donc plutôt une approche de contextualisation qui retrace cette « chaîne de pratiques » effectuée par le costumier. Son travail a évolué et a été, au fil des productions, marqué par les individus qu’il a rencontrés comme Paul Buissonneau, Yvette Brind’Amour*, Mercedes Palomino*, les couturières Germaine Poulizac et Anne Shinnick, entre autres. Il retient de ces personnes les connaissances qu’il a acquises à leur contact et qu’il a ensuite utilisées pour les productions subséquentes. Cette chaîne ponctuée des rencontres qu’a faites le costumier sera le fil conducteur de sa carrière.

Les maillons de la chaîne se sont succédé sans que le costumier puisse prévoir dans quel ordre les rencontres allaient se présenter. Sa carrière s’est constituée sans plan précis, une production menant à la suivante, les événements de sa vie n’étant pas déterminés à l’avance. Jean-François Soulet, dans son ouvrage L’histoire immédiate, met justement le chercheur en garde contre la tentation d’ordonner ces moments comme s’ils constituaient une ligne droite :

L’historien est toujours tenté d’introduire a posteriori, dans le déroulement de l’histoire, une rationalité, même si elle n’y est pas […]. C’est une erreur majeure : l’attention à l’événement montre qu’il y a toujours des bifurcations16.

Ces « bifurcations » dans la carrière de Barbeau devront être décrites sans leur imposer de structure extérieure, mais plutôt en s’appuyant sur l’approche historiographique qui propose justement de tenir compte du fait que l’on ne peut prévoir ces événements. Il s’agit d’éviter de présenter comme inéluctable ce qui était imprévisible pour le sujet.

15 François Barbeau dans Roxanne MARTIN (2011a), Premier entretien avec François Barbeau, Montréal, 11 avril,

enregistrement électronique, 1 h 39.

16 Jean-François SOULET (2009), L’histoire immédiate. Historiographie, sources et méthodes, Paris, Armand Colin,

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Soulet souligne la spécificité de cette approche historiographique qui étudie les événements du passé récent :

Répétons que l’histoire immédiate n’est pas une nouvelle discipline. Étudier le passé proche obéit aux mêmes objectifs et aux mêmes démarches que ceux et celles qui guident l’étude du passé lointain. Toutefois, un certain nombre de facteurs, de diverses natures, confèrent à l’histoire immédiate une spécificité : l’existence de témoins des événements décrits, les conditions d’accès à certaines sources, la particularité de plusieurs d’entre elles, la nécessaire collaboration avec les autres sciences sociales… Autant d’éléments qui contribuent à orienter l’histoire immédiate vers certains objets, certaines problématiques et certaines méthodologies17.

La spécificité de l’historiographie provient de la chance d’avoir pu recueillir le témoignage de Barbeau alors qu’il avait la santé pour le faire et que sa carrière était assez avancée pour pouvoir obtenir un portrait global de son oeuvre. Le récit de Barbeau permet de mieux comprendre un métier méconnu du public et parfois même des artistes du milieu théâtral. Le concepteur a également participé à l’évolution des pratiques dans le domaine et a été un témoin privilégié d’une époque dont il ne reste que peu d’observateurs encore vivants, apportant, sous l’angle des costumes, un point de vue unique et trop longtemps ignoré.

Yves Jubinville souligne que « [l]es études d’historiographie théâtrale au Québec sont rares18 ». Deux colloques (1989 et 1995) se sont penchés sur la question et ont donné lieu

à la publication de dossiers19. Toutefois, ils ne contiennent aucun article sur

l’historiographie des concepteurs (costumes, décors, éclairages, technique). Devant le défi que constitue aujourd’hui l’élaboration d’une histoire du théâtre québécois, Jubinville ajoute que « [c]e constat inquiet mérite toutefois d’être nuancé si l’on reconnaît qu’il y a malgré tout une histoire du théâtre qui s’écrit au Québec : une histoire par morceaux, par lambeaux, par miettes, mais histoire tout de même qui, à défaut de fournir un modèle unique de compréhension, multiplie les portes d’entrée sur le passé20 ». Le récit de la

carrière et de l’élaboration de l’approche créatrice de Barbeau se propose, bien

17Ibid., p. 39.

18 Yves JUBINVILLE (2001), « Une mémoire en veilleuse : bilan et défis de l’historiographie théâtrale au

Québec », dans Dominique LAFON (dir.), Le théâtre québécois, 1975-1995, Montréal, Fides, coll. « Archives

des lettres canadiennes », tome X, p. 38.

19 « On mentionnera tout de même un important colloque, organisé en 1994 par Dominique Lafon sous

l’égide de la SQET, qui faisait le point sur les méthodes et outils archivistiques en théâtre, et un autre, en 1988, sous la direction d’André G. Bourassa, qui dressait l’inventaire des questions reliées à une éventuelle histoire du théâtre québécois. », dans Ibid., p. 37.

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humblement, comme l’un de ces fragments qui saura, il est à espérer, fournir un apport à l’histoire du théâtre au Québec21.

L’histoire immédiate fait en sorte que les conditions d’accès aux sources documentaires sont également très différentes. Sylvie Perault souligne l’apport essentiel des « archives de l’artisan [qui] livrent une histoire du théâtre et des spectacles, parallèle mais incontournable, à l’histoire officielle du spectacle vivant22 ». Cette histoire parallèle,

qui est celle de Barbeau, est illustrée par ses archives, des dessins et des maquettes représentant en images ses différentes productions. À la fin des années 2000, Barbeau a déposé tous les documents concernant les productions de 1955 à 2001 au Centre d’archives de Montréal de la BAnQ, qui a obtenu plus tard le reste des documents.

Contrairement à plusieurs de ses collègues qui n’ont pas eu l’idée ou la possibilité d’entreposer les traces de leur travail, Barbeau a conservé la plupart des documents liés à son approche : dessins, archives écrites ou documents iconographiques sous la forme de photographies ou de diapositives. Dès les années 1970, Barbeau a eu le souci d’engager un photographe à ses frais pour prendre des photos des costumes pendant la costumière afin de garder des traces de son travail. Il a eu la capacité de tout garder et d’ensuite déposer ses archives à la BAnQ, préservant ainsi tout un pan de l’histoire du théâtre québécois. Malheureusement, les œuvres de plusieurs autres concepteurs ont été perdues, certains les ont jetées faute d’espace ou d’un lieu qui les accepterait tandis que d’autres ne les ont pas conservées, considérant leur travail comme éphémère.

La numérisation des nombreux dessins et maquettes déposés à BAnQ a été possible grâce à l’autorisation de Barbeau. Ce dernier m’a également donné accès aux documents des années plus récentes qui étaient entreposés dans son atelier et qui ont été depuis déposés au Centre d’archives. Ces documents – qui au total constituent environ 20 000 images – et leur numérisation ont servi de recherche préparatoire afin de mieux

21 Il est à noter que Gilbert David dirige depuis 2014 un projet de recherche subventionné par le CRSH

intitulé Régimes socio-esthétiques du théâtre au Québec (1945-2015) : synthèse historique qui se propose de faire un

panorama de l’histoire du théâtre au Québec et dont la publication est prévue en 2019 aux Presses de l’Université de Montréal. La section consacrée à la scénographie est sous ma responsabilité.

22 Sylvie PERAULT (2007), « Une approche ethnologique du costume de scène », dans Anne VERDIER,

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circonscrire le travail du maître23. Ils ont permis de comprendre toute l’ampleur de sa

carrière et les différentes étapes de son approche, à travers les nombreuses esquisses, maquettes, programmes de spectacles et de photos de production contenus dans le fonds. Ils ont également été des outils pour vérifier certaines informations sur les productions, comme l’année de représentation, le nom de l’acteur et le personnage qu’il interprète ou le théâtre où la pièce sera jouée, qui étaient souvent indiqués sur les maquettes. Les différents documents ont également permis de comparer certaines productions de la même pièce et ainsi voir comment le concepteur a abordé plusieurs fois les mêmes personnages.

Au fil des entretiens, il est arrivé que Barbeau digresse de son récit ou qu’il répète une histoire ou qu’il raconte une anecdote sur un événement. La répétition de certains faits a confirmé, selon les méthodes verticales ou circulaires, la véracité de l’information et a fait ressortir des éléments explicitant la façon dont Barbeau concevait son métier ou son environnement de travail. Selon l’approche historiographique, il faut cependant, une fois les entretiens terminés, faire la distinction entre le fait et l’anecdote : « L’événement ne doit pas être confondu avec le fait divers ou l’anecdote. Il n’en a ni la superficialité, ni le côté éphémère. Lui seul permet de prendre conscience de la part du hasard et de l’irrationnel dans l’histoire24 ». L’événement est ce qui a modifié la façon de faire du

costumier, ce qui l’a marqué. L’anecdote est quant à elle l’indication d’un climat et ne doit pas être confondue avec l’élément factuel. Il s’agit alors de faire des choix en déterminant ce qui est anecdotique ou non dans les informations fournies par le concepteur, pour ne choisir que ce qui nourrira le récit.