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Chapitre III : Silence, métaphysique et science

III.4. Spatialité et temporalité du silence

Soutenir qu’il y a des moments et des endroits pour échanger sur des affaires précises, c’est admettre ipso facto qu’avant d’en arriver là, c’est le silence qui doit prévaloir. En d’autres termes, on n’en parlera que parce que c’est le moment idéal, au bon endroit, avec les vrais interlocuteurs et que la façon d’en parler sied également. S’agissant des affaires familiales, en semaine, on ne peut pas en parler, car pour des raisons professionnelles on se retrouve dans d’autres lieux et avec d’autres personnes. Cependant, en fin de semaine, l’on peut discuter de toutes les questions concernant la famille, soit autour d’un verre, d’un repas, soit au cours d’une balade. Le cadre professionnel ne saurait à aucun moment et sous aucun prétexte servir de milieu pour traiter des questions privées ou familiales, ici, c’est le silence qui devrait être observé. Taire les problèmes de la famille ou personnels pendant les jours de travail, c’est se donner la chance de se concentrer sur ses devoirs techniques. Tel que le montre The Hothouse, lorsqu'une interlocution devient indésirable, des personnages cherchent tous les prétextes pour se soustraire des échanges qu'ils voient comme des lacs. Pour éviter de tomber dans le piège des mots, Gibbs refuse de parler de l'accouchement de la patiente 6459 avec Lush dont la curiosité devient grande. Vu la gravité des choses et ce qu'il en sait, Gibbs fuit le sujet. En plus, il a bien compris que Lush ne cherche qu'à l'amener à attribuer la paternité au directeur :

Gibbs : Listen, Lush. I’m not prepared to have any kind of conversation with you whatsoever. If you’ve got something to report report it and don’t make a fool of yourself.

Lush: Are you the father, Gibbs? Gibbs sits back and folds his arms.

Lush : Or the old man. Is the old man the father346?

En se dérobant à toute discussion sur le cas de cette patiente, Gibbs entend éviter tout mot qui pourrait lui jouer un tour et lui faire dire des choses qui peuvent détruire sa carrière et ruiner sa vie. Bien entendu, si Cutts se plaint auprès de Roote du cas de Gibbs, c’est principalement parce que celui-ci n’aborde jamais avec elle des problèmes sociaux. Leur objet de discussion ne dépasse jamais les questions liées au travail. Comme Cutts l'explique à Roote, leurs échanges ne sortent jamais du cadre professionnel :

Roote: What do you mean, never speaks to you ? He’s obliged to speak to you. You’re working together, aren’t you?

Cutts: Oh yes, he talks shop to me. We discuss the patients, naturally. We were discussing one of the patients …. Only yesterday. But he never speaks to me socially347.

Dans le scénario de Pinter, Langrishe, Go Down, selon Imogen, vivre avec quelqu'un, c'est apprendre à le supporter et à endurer ses imperfections. De sorte qu'elle s'est toujours interdite de donner de détails peu flatteurs sur tout ce qu'elle sait d'Otto. Les propos blessants de son compagnon ne lui font pas perdre ce principe de discrétion :

Imogen (VO) : Do I no longer excite you ? Is that what it is ?

Otto (VO) : Oh you excite me, certainly. It's only...

Imogen (VO) : Only what ?

Otto (VO) : You grind your teeth at night.

Imogen (VO) : Oh is that a fact ? Well, what about all the lousy filthy degrading

disgusting things I have to put up with from you ? What about then348 ?

La vie en couple est donc faite de choses qui peuvent se dire et d'autres qui ne peuvent ou qui ne doivent être dites. Dire de détails blessants, c'est créer une certaine tension, voire une rupture. Sur ce point-là, la société ne manque pas d’énoncés gnomiques pour encourager ses membres à ne jamais se séparer du silence comme s'il était d’une valeur inestimable et un élément fondamental pour sa stabilité et sa

346 The Hothouse, Plays 1, p. 229.

347The Hothouse, Plays 1, p. 223.

pérennité. « La parole est d'argent mais le silence est d'or. » Si ce proverbe arabe invite au silence et au contrôle de son expression verbale, l'apologue de Florian :

«Pour vivre heureux, vivons cachés349 » va plus loin, car il est une injonction au

retrait, à la solitude pour exister pleinement. Afin d'échapper à la violence et à la destruction, l’être se doit de se replier sur lui-même et ne doit ni s’extérioriser, ni s’afficher ouvertement sous quelque forme que se soit, y compris celle du discours. C'est pourquoi le respect du sens de l’éthique professionnelle oblige Gibbs à exiger que Lush quitte le bureau pour qu'il puisse rendre son rapport à son supérieur hiérarchique. Dans sa tête, l’obligation professionnelle n’admet pas que ce rapport soit rendu en la présence d’une présence étrangère au service, d'un intrus :

Gibbs: I have something to report, sir.

Roote: What? (Gibbs looks at Lush.) Oh, never mind about him! What is it? Gibbs: I don’t approve of divulging official secrets to all and sundry, sir350.

Par une telle prudence voire méfiance, le sujet réussirait à échapper à toute autre parole qui voudrait le rabaisser, déformer ses propos ou lui faire dire ce qu’il n’a pas voulu dire : « Contre les paroles impures, il y a une prophylaxie radicale, et c’est celle du silence351. »

Dans une optique d’interrelation personnelle, on peut s’apercevoir que le silence de la vie d'un individu, ce qui constitue ses expériences, son vécu et ses projets ne peut être dérangé que lorsqu'il entre en contact avec d'autres personnes. Surtout si leur indiscrétion les pousse à le soumettre à des séries de questions de toutes sortes. Dans ce qu'il convient d'appeler le choc de volontés, il faut noter que malgré leur propension inquisitrice, certaines gens resteront toujours dans l'ignorance des choses, puisque des silences seront faits sur des faits, des gestes et événements. En tout état de cause, l'option dissimulatrice choisie par d'autres individus se soldera par un échec partiel, car des secrets seront violés nonobstant de nombreux efforts à observer le silence total. Le refus de ne rien dire ne peut pas toujours rester impossible dans la vie en groupe. Vivre en communauté ou partager un cadre de vie avec d'autres individus, c'est se prêter consciemment ou inconsciemment à une sorte d'interrogatoires. C’est ce qu’auraient compris certains personnages de Pinter, à l’image de Stanley qui, dans The Birthday Party, pour échapper à toute

349 Florian (Jean Pierre Claris de), Le Grillon. II, 2 (1783). 350The Hothouse, Plays 1, p.265.

interpénétration avec le monde extérieur jugé dangereux, voire destructeur, va même jusqu’à s’enfermer dans une pièce chez ce couple qui vit au bord de la mer.

Lulu : Do you want to have a look at your face? (Stanley withdraws from the table.) You could do with a shave, do you know that ? (Stanley sits, right at the table.) Don’t you ever go out? (He does not answer) I mean, what do you do, just sit around the house like this all day long ? (Pause.) Hasn’t Mrs Boles got enough to do without you under her feet all day long? Stanley : I always stand on the table when she sweeps the floor352.

Stanley a une certaine appréhension quant à la réception ou à la diffusion de ses propos, au point qu’il va procéder à un enfermement à la fois physique et verbal en s’éloignant du bruit et de la fureur. Pour reprendre les mots de Thomas Gray, il est physiquement et linguistiquement far from the madding crowd, voire de la « maddening crowd ». S’éloigner de cette foule, qui peut rendre fou par son refus de discrétion et d’intimité, est une étape dans la quête de la quiétude et d’apaisement spirituel. Leur rejet de toute vie privée peut être la source de nos ennuis et difficultés. À l’opposé de l’« autarcie » de Stanley et de tant d’autres personnages de Pinter, l’extériorité verbale de Meg est malheureusement la cause immédiate des souffrances que va connaître leur ancien pensionnaire devenu « membre » de la famille. Nonobstant ses efforts pour échapper à l’intrusion de ce monde destructeur, Stanley va tomber entre les mains du mal. Avec le recul, on peut alors affirmer que c’est en étalant leur vie familiale sur la place publique, c’est-à-dire en la portant à la connaissance des inconnus que Meg devient responsable de tout ce qui est arrivé à Stanley. La violation du secret familial par la mise en scène de l’intimité d’un de ses membres a permis à des visiteurs mal intentionnés comme Goldberg et McCann de saisir le moment opportun pour disposer physiquement et moralement de celui qui peut être considéré comme « le fils » du couple (Petey / Meg). L’indiscrétion verbale de Meg est, par conséquent, à l’origine de l’effondrement familial par la torture et l’enlèvement de leur unique « enfant », Stanley. S’ouvrir verbalement à un inconnu, c’est s’exposer à des situations dont les conséquences peuvent être désastreuses. Dans un environnement hostile où certains individus sont prompts à juger et condamner, ceux qui ont choisi d'autres valeurs différentes de celles de la société réactionnaire se verraient dans l'obligation de vivre leur singularité dans le silence et dans la discrétion. Dans The Birthday Party, Pinter montre que le célibat est mal vu

dans un milieu social où le mariage est valorisé. Une des raisons de la marginalisation de Stanley serait d'avoir voulu rester toujours célibataire ; un choix

que Goldberg a du mal à comprendre : « Why did you never get married353 ? » C'est

ce qui se note également dans The Judas Kiss de D. Hare où deux volontés s'opposent : pendant que Bosie déploie des efforts pour rompre le silence et sortir de cette marginalité injustifiée, Wilde (contrairement à l’Oscar Wilde qui a osé défier l'Angleterre victorienne en assumant et en affichant courageusement son orientation sexuelle) montre son opposition de crainte d'attirer injustement les critiques :

Bosie : What, are we to spend our whole lives shrouded in secrecy, covering our offense in shame?

Wilde : So it appears.

Bosie : Never daring to speak, never daring to say:' yes, we are two men who believe in the highest form of love—the purest, the most poetical, such as that which exists between us'? Love between men? Can we not speak of that?

Wilde:... Let this conversation be over.

Bosie. You always divert. You always turn away. Wilde. Why not?354

Les silences liés aux tabous semblent émaner d’une société qui ne chercherait plus à maintenir les individus dans l’ignorance que dans le savoir. Toutes les vérités, dit-elle, ne sont ne pas bonnes à dire. Un silence qui permet de vivre et de rester en sécurité est meilleur qu’une vérité qui, une fois révélée met le feu aux poudres. C’est d’ailleurs dans cette même optique qu’il est enseigné ce fameux adage : il faut savoir tourner sa langue plusieurs fois dans sa bouche avant de prononcer le premier mot, car une fois sorti de la bouche, les effets qu’il peut avoir peuvent être désastreux pour le milieu où les mots sont prononcés. L’autorité sociale exige le silence qui devient loi, car instituée comme telle tacitement. Cette loi du silence surveille et punit les contrevenants, ceux-là qui n’ont pas appris à contrôler leurs propos ou qui ont osé briser le silence exigé pour bafouer l’ordre et les valeurs par de nouveaux discours non autorisés : « La théorie enseigne avant tout à se taire, elle révèle les dangers de la prise de parole, elle menace de condamner ceux qui auraient l’imprudence de recourir à elle pour élaborer un discours effectivement dit,

353The Birthday Party, p.43.

une accusation effectivement formulée355. » Avec l'évolution des sociétés et des

mentalités, ce qui était considéré hier comme tabou et qui devrait être donc tu cherche à s'affirmer. Admettons tout de même que cela n'est pas toujours évident, car des principes et des lois réactionnaires restent encore effectifs. Les adeptes et les partisans d'un nouvel ordre, d'une nouvelle façon de vivre et d'exister restent prudents et méfiants à l'égard de ceux qu'ils voient comme les gardiens de cette vieille école. Ainsi, des choix et des orientations sont faits et suivis discrètement; pour éviter toute confrontation directe ou toute critique de la part des détracteurs. La ligne de démarcation entre le silence et ce discours minoritaire et timide est très fragile et bouge sans cesse, car la peur ou la gêne font que ses détenteurs se servent des mots dans un espace très marginal et ce qu'ils disent est souvent fait de circonlocution.

Le langage est donc bien surveillé, rien ne se dit n'importe comment, n'importe où, n'importe quand, avec n'importe qui : le lieu, la manière, le moment et le public sont prudemment identifiés. La prudence et la méfiance dictent leurs lois, ainsi l'on ne parle pas ouvertement aux gens rencontrés pour la première fois des thèmes sensibles sur la foi, l'idéologie, la sexualité, etc. Nonobstant leur dépendance des mots, la pièce nous donne à voir que Goldberg et McCann n’expliqueront jamais clairement le motif de leur séjour chez les Boles. Ce que Goldberg essaie de faire croire à Meg est loin d’être la raison de leur présence: « We heard that you kindly let rooms for gentlemen. So I brought my friend along with me. We were after a nice

place, you understand. So we came to you. I’m Mr Goldberg and this is McCann356».

La première tactique consistera d'abord à tourner autour du pot, à jauger avant de prendre le risque de dire nommément les choses ; même si tel ne sera pas le cas dans The Birthday Party. Un tel procédé est employé dans le seul but de ne pas blesser, de ne pas heurter les sensibilités ou de susciter le rejet et les critiques acerbes. Dans l’espace social, est considéré fou celui qui ose, sans se cacher, sans détour, dire les vérités qui gênent les autres individus. Et pour l’obliger à se taire ou à taire son langage jugé dangereux et marginal, cet homme désigné comme fou est muselé par les organes de répression dont dispose cette société qui se dit menacée, voire

355Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie : étude de cas en Côte-d’Ivoire, Paris, Hermann,

collection Savoir, 1975, p. 226.

offensée. Une telle offense et les risques encourus lorsqu’elle est perpétrée sont à peine mentionnés dans les pièces de Pinter, The Caretaker et A Night Out où précisément certains personnages comme Mrs Stokes sont prêts par les moyens verbaux tels que les mots à imposer leurs croyances et leurs préjugés. Ils ne font montre d’aucune tolérance. Ils instaurent ce qui peut être désigné comme une sorte de dictature verbale, tout ce qui sort de leur bouche doit être pris pour argent comptant, une vérité indiscutable et immuable. L’absence de tout esprit de tolérance, de dialogue fait qu’ils rejettent tout esprit de contradiction. Fort convaincus de leur position dominante, ces individus appliquent une sorte de politique de musellement; ainsi ils empêchent d’autres individus autour d’eux de s’exprimer. C'est dans cet état d'esprit que Mrs Stokes trouve dans les mots un moyen pour amener son fils à obéir et à se conformer aux valeurs familiales séculaires. « Mother: Your father would turn

in his grave if he heard you raise your voice to me357. » Sur ces valeurs qu’elle

considère immuables, elle n’admet aucune discussion. Elle n’est prête à aucune concession. Dans un tel contexte, il faut noter l’absence de tout dialogue. Une seule voix se veut être dominante, car elle considère ce qu’elle transmet comme les seuls éléments vrais et réels. Ce dogmatisme verbal féminin prend la place du bâton ; les mots sont pour l’usager, en position de force, un outil infaillible.

À ce sujet, dans son étude des sociétés lignagères (d’importantes lignées), Jean Jamin constate que le silence du chef ne diminue en rien le pouvoir qu’il a sur le reste de sa communauté. Il est le gardien des valeurs généalogiques, des secrets mythiques et « le maître des mots, mais il est en même temps celui des silences et des secret. Il est celui qui sait taire et se taire358 ». Les locuteurs privilégiés s’aident

des mots pour créer des rapports de subordination. Il y a d’une part une parole retenue et de l’autre une parole tenue. Alors qu’elle impose un silence de contrainte, qu’elle exige un silence de soumission, la société s’entoure d’un silence de défense et certains de ses membres se réfugient dans un silence de protection et de survie. Dans la liste des choses qui doivent rester secrètes, il faut rappeler qu’en milieu socioprofessionnel, le devoir de réserve et le secret professionnel sont encore en vigueur dans les sociétés comme celle-là dont il est question dans The Trial, scénario

357 A Night Out, Plays 1, p. 334.

358 Jean Jamin, Les Lois du silence : essai sur la fonction sociale du secret, Paris, François Maspero,

basé sur le livre de Kafka. Le personnage principal, Joseph K ne saura jamais pourquoi il est détenu, car un ordre est donné pour que rien ne lui soit expliqué :

Willem : You can't go out. You're under arrest. Joseph K : Am I ? Why ?

Willem : We're not authorized to tell you [...]359.

Le secret d’État est un argument que certains gouvernants n’hésitent pas à brandir pour ne pas se dévoiler par médias interposés. La loi de la discrétion autorise certaines personnes à savoir, à être informées de quelques choses, de certains secrets et en priver d’autres. Cette culture du secret, de l’omerta, du silence sur certaines réalités sociopolitiques fruste et va pousser certaines catégories sociales à exiger plus de transparence et de d’informations sur la gestion des affaires de la cité.