• Aucun résultat trouvé

Le silence linguistique: entre échec et refus de

Chapitre III : Silence, métaphysique et science

III.9. Le silence linguistique: entre échec et refus de

En linguistique, le silence est directement rattaché au phénomène de non- énonciation. Cette absence d’énonciation, ce signifiant zéro traduit des faits non marqués, et par conséquent une articulation nulle. Lorsqu’aucun énoncé n’est produit, cela signifie aussi que des faits sont absolument tus. Toutefois, il arrive que d’autres faits ne soient pas énoncés, et ce malgré les efforts d’énonciation de la part

399 Moonlight, Plays 4, p. 327. 400 Id.

du locuteur. Cela s’explique par la nature du langage-même : le discours ne pourra jamais tout dire et ne saura jamais tout dire parfaitement et explicitement :

Contrairement aux actes du dire et de l’écrire qui se concrétisent par la parole et le mot, l’acte de la non-parole ne produit pas un énoncé linguistique, mais un vide textuel, un blanc, un manque qui fait partie intégrante de la composition et qui signifie autant ou plus que la parole actualisée401.

À chaque fois qu’un sujet parlant se sert du langage, ce que les mots de cet outil lui permettent de dire est toujours en-deçà de ce dont il désire rendre compte ou des attentes des allocutaires. Il y aura toujours une marge d’implicite, une part de réalité non couverte par les mots.

Ce qui constitue la force du langage n’est pas dans son abondance en mots, mais plutôt dans ce qu’il tait, dans ce qui n’apparaît pas explicitement dans les énoncés, vu qu’ « aux yeux des linguistes, chaque dit est imparfait et incomplet, car il contient une énorme quantité de non-dits, une multitude d’entités non exprimées et ainsi latentes, qui ne sont aucunement nuisibles, mais qui enrichissent et collaborent, subtilement, à multiplier le sens. Les croient en effet que nous ne disons jamais tout, que notre langage n’exprime jamais la totalité de ce que nous voudrions exprimer, qu’il reste toujours une part de non-dit ou d’indicible402 ». Ce qui pourrait nous

intéresser dans une approche linguistique du silence en tant que modalité pragmatique, c’est surtout sa dimension relationnelle et intersubjective. On constate qu'au moment où le silence unit deux personnages ou qu’il montre leur complicité, il peut par la même occasion les éloigner davantage d’un autre locuteur qui aspire à un échange : « The phone rings. They look at it. Tony does not move. It stops. Vera

perches on the table403. » L’échange verbal est empêché à partir du moment où aucun

des deux ne juge nécessaire de décrocher le téléphone pour répondre à cette voix qui appelle désespérément. C’est ce refus d’engagement verbal de la part de locuteurs potentiels que les linguistes décrivent comme une absence de volonté de produire un quelconque énoncé. Toujours est-il qu’à travers le fonctionnement intersubjectif de la communication, même ceux qui consentent à interagir verbalement ne peuvent mettre fin aux silences qui sont occasionnés par leurs échanges. Car pendant qu’un locuteur essaie de rendre compte d’une réalité donnée, il n’en fait entendre qu’une partie, si bien que son interlocuteur se retrouve avec une information incomplète,

401 P. Van Den Heuvel, Parole, Mot, Silence, p. 67. 402 A. de La Motte, Au-delà du mot, p. 22. 403 The Servant, Screenplays 1, p. 49.

voire erronée. En procédant à la reproduction de la réalité, il se peut que le sujet le fasse tant bien que mal, à cause de ce qui lui en manque : « Le langage reproduit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui parle fait renaître par son discours l’événement et son expérience de l’événement. Celui qui l’entend saisit d’abord le discours et à travers ce discours, l’événement reproduit [...]404. »

Sous cette rubrique de silence linguistique peuvent être mis les discours rapportés. En rapportant les propos d’un individu absent, le locuteur-relais procède à l’actualisation de ce qui a été dans un contexte historique, spatial, matériel et immatériel donné. Ce qui veut dire qu’en le transposant dans un contexte totalement différent, il n’en donnerait que ce qu’il en peut ou ce qu’il consent à en faire entendre. Si bien que ce qu’il en dit ne coïncide pas toujours avec la réalité discursive antérieure. Il en découle des omissions, des déformations et des rajouts. La nouvelle se comprend alors entre excès et manque. Bien entendu, dans Tea Party, l'intention de Wendy dans l'exercice de diabolisation de son ex-employeur est de gagner la sympathie et le soutien de Disson au cour de son entretien. C'est dire que pour décrocher ce poste, elle ne lésine pas sur les moyens. Dans son entendement, tous les coups sont permis pour arriver à ses fins. Ainsi donc certains faits historiques sont délibérément altérés pour aider la jeune femme à faire face aux exigences du moment : « He never stopped touching me, Mr Disson, that's all. / Well, quite frankly, it is disturbing, to be touched all the time405. » Et sa tactique finit par porter

des fruits, puisque sur le coup, Disson lui témoigne toute sa sympathie : « Well, I do

sympathise406. » Ce que Wendy fait entendre lors de son entretien d'embauche est

quelque peu similaire à ce que nous entendons dans la version des faits rapportés par Davies, dans The Caretaker, à propos de sa mésaventure au monastère de Luton. En procédant à la manipulation de ce qui s’y est réellement passé entre lui et le moine, le vieil homme s’engage résolument à faire partager ses malheurs avec Aston ; à l’entendre, sa présente situation serait entièrement due à la faute des autres: « Lucky I had my old ones wrapped up, still carrying them, otherwise I’d have been finished,

404 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, collection Tel, 1966, vol.

1, p. 25.

405Tea Party, Plays 3, p.97.

man. So I’ve had to stay with these, you see, they’re gone, they’re no good, all the

good’s gone out of them407. » La démarche de Davies a porté ses fruits, car Aston

finit par lui proposer une nouvelle paire de chaussures: « Try these408. »

407The Caretaker, Plays 2, p.13.