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La praxis orchésale ou l’art de la révolte douce

Chapitre II : Arts, culture et silence

II.2. Le silence et l’expression du corps dansant

II.2.2. La praxis orchésale ou l’art de la révolte douce

Les différents états de l’homme peuvent trouver expression à travers un espace dédié à la danse qui ne s’exécute que selon les besoins du moment. Un cadre où tout est dans l’harmonie et, où les mouvements ne surviennent que parce qu’opportuns ou cruciaux. Ce qui compte dans les gestes et mouvements, c’est la fluidité et la clarté dans leur exécution. Ce geste qui dit par ce qu’il fait, ce qu’il montre est ce que Brigitte Gauthier appelle le « geste performatif », car « il ne s’agit pas de s’agiter dans tous les sens, ou même de danser si cela n’est pas nécessaire. Le

mouvement minimal transmet parfaitement l’état de l’être. Il suffit à faire voir216 ».

Justement, si Bausch s’est dirigée vers la danse, c’est pour ne pas se taire face aux tabous ou autres interdits sociaux. Ce que les mots ne peuvent lui permettre de dire sera pris en charge par les gestes, les motions ou autres activités corporelles. Danser, c’est à la fois sortir de soi et prendre un envol ; le danseur sort de son corps, c’est-à- dire il entend faire montre de son rejet de certains tabous, d’un certain ordre sociopolitique. La formule de Montandon : « danser, c’est sauter par-dessus son

ombre217 » traduit bien cette libération du corps par les mouvements et les gestes. Sur

la piste de danse, il ne faut surtout pas commettre l’erreur de penser que ce qui fait bouger ce corps ne relève exclusivement que du ludique, loin s’en faut : le danseur cherche des voies et moyens pour exprimer ses peurs, ses idées et ses joies. C’est en ce sens que, dans le scénario de The French Lieutenant’s Woman, Pinter revient sur les thèmes de la sexualité, de la condition féminine et de la morale religieuse victorienne développés antérieurement dans le roman de John Fowles (1969). Ce à quoi nous assistons dans le film réalisé par Karel Riesz, c’est une sorte de révolte contre le code victorien. Dans son désir de projeter l’homme vers le vingtième siècle,

215 Romain Coolus, « Incantations », Revue Blanche, juillet-août 1893, p. 85. 216 B.Gauthier, Le Langage chorégraphique de Pina Bausch, p. 52.

217Alain Montandon, « Danser, c’est sauter par-dessus son ombre », dans Sur quel pied danser ?

Pinter ne saurait faire autrement que de rejeter le code sexuel de l’époque. Aussi sont remises en question le puritanisme fanatique et la moralité répressive comme celle de Mrs Poulteney : « With gross disorders on the streets it becomes ever more necessary

to protect the sacredness of one’s beliefs218. » C’est en ce sens qu’il faut décoder le

message véhiculé à travers la danse où Ernestina, une jeune femme est encerclée par un groupe d’hommes. Ce que nous pouvons retenir de ce geste orchésal, c’est l’expression d’une lutte contre la répression sexuelle qui fixait les limites et les conditions de tout rapprochement entre les hommes et les femmes : « She is thrown

about between a number of men, who dance with her in turn219. » Ici, chaque homme

semble vouloir montrer, par le biais de la danse, qu’il est prêt à vivre sa liberté sexuelle. Leur enthousiasme et leur allant viendraient de cet de bonheur qui leur a permis de se rapprocher du corps féminin qui était jusque-là interdit à certains d’entre eux. Ce qui se joue là ne saurait être réduit à ce à quoi Foucault fait référence quand il dit que « tout ceci n’est encore ni langage ni même signe, mais effet et suite de notre animalité220 ». Ce que le corps en action nous montre ne s’impose pas

instinctivement, il est réfléchi, c’est une sorte d’expression de propositions qui, sans être inscrites graphiquement, gardent leur quintessence qui est, à la limite, perçue par ce danseur qui est de prime abord son propre entendant. Ses mouvements et gestes seraient une représentation spéculaire de l’expérience du corps dansant et un renvoi de ce que le public lui donne comme impressions. Ainsi, toute interprétation de ce matériau doit se faire autour de la forme gestuelle et de la qualité du mouvement. Mentionnons au passage le silence rencontré par certains critiques dans des textes littéraires, plus précisément dans ceux d'écrivains de la danse. Ce silence est dû à l'échec d’arriver à verbaliser ce que cet art tacite leur propose ou suggère. Bien que l’on soit convaincu de la capacité des corps à véhiculer des messages visuels, ce serait cursif de penser à l’exhaustivité de cette forme de langage. Par ses gestes, mouvements, signes tégumentaires (peau) ou traits visibles du corps, l’individu ne laisse apparaître qu’une infime partie, car d’autres réalités sur lui restent cachées. Sur ce point, Gaston Bachelard pense que l’autre ne peut être connu que partiellement: « Alors, à la surface de l’être, dans cette région où l’être veut se

218 The French Lieutenant’s Woman, Screenplays 3, p. 46. 219 Ibid., p. 137.

manifester et veut se cacher, les mouvements de fermeture et d’ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi d’hésitations que nous pourrons

conclure par cette formule : l’homme est un être entrouvert 221. » Sans leur enlever

tous les mérites qui leur sont dus, précisons tout de même que bon nombre d’écrivains qui avaient le projet de traduire fidèlement la danse dans leurs écrits ne seraient parvenus à le faire que partiellement. En effet, « de Gautier à Claudel en passant par Valéry, Cocteau et quelques autres, la danse fut donc considérée comme un autre langage ou plutôt un langage autre susceptible de remédier aux insuffisances du verbe222 ». Ils n’auraient pas réussi à pénétrer pleinement le mystère des

chorégraphes et des ballerines, à dire l’essence de la danse, de sa gestique, de l’intentionnalité des mouvements codés non dansés sur la musique. Ils se seraient arrêtés à l’expression et non à la « signification concrétisée par la production fictive

des sentiments, d’émotions ou de personnages223 ». Vouloir effectuer une ekphrasis

orchésale, passer du visuel au verbal, c’est-à-dire tenter de décrire le corps dans le corps du texte ne peut être qu’un travail superficiel et subjectif, vu que ce que le danseur vit profondément au moment de la danse est métaphysique.

Ce que les gestes et les mouvements traduisent ne saurait être repris intégralement par les mots du verbal ; ils apparaissent comme une spécularité scénique des réalités dans et au-delà de ce corps dansant, notamment de réalités aesthésiques (faculté de sentir) et esthésiques (aptitudes perceptives de sensations). Par son corps, le danseur cherche à dire, à donner à voir l'invisible, le refoulé. À travers ses pas, ses gestes ou autres ressources à sa portée, il exprime ce qui est le fondement premier des idées et de l'émotion. En somme, par son caractère évanescent, la danse ne peut s'évaluer verbalement à sa juste valeur. Bien des discours sur elle, soit la fétichent, soit la dénaturent : « Si le signifiant est corporel, le signifié ne l’est pas. La danse exprime l’incorporel par le corporel. Le corps parle de soi et dit son autre. Il incarne les possibles et les mille imaginations latentes qui

221 Gaston Bachelard, « Dialectique du dehors et du dedans », La Poétique de l’espace, Paris, PUF,

1957, p. 200.

222 Hélène Laplace-Claverie in Limites du Langage : indicible ou silence, articles réunis par Aline

Mura-Brunel et Karl Cogard, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 167-168.

223Philippe Guisgand, « Ce que la photographie dit de la danse », Ligeia, n° 113-116, janv-juin 2012,

sommeillent en chacun224. » En un mot, vouloir dire ce qui côtoie les réalités

qualifiées d’« inverbalisables » avec le langage humain qui se révèle être ontologiquement défaillant et limité, c’est naviguer à contre-courant. En d’autres termes, comment saurions-nous dire des constructions corporelles abstraites circonscrites dans un espace mental dont seul le danseur en est le maître ?