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Chapitre II : Arts, culture et silence

II.1. Les voix du silence dans l’univers sonore et des harmonies

II.1.1. Dans l’expérience du silence protologique

Dans un tout autre ordre, rappelons que pour ce qui est d’une autre lecture des rapports existant entre le musical et le silence, il importe de remonter à l’origine des sons et des bruits de la vie et de la nature. Dans ce silence protologique, dans cette phase qui précède l’avènement de tout élément sonore perceptible, il existerait des réalités sonores inaudibles. Les sons et les bruits que nos organes auditifs nous transmettent ne constituent qu’une infime partie de cette réalité sonore souterraine. Ce silence d’avant tout son mélodieux règne sur l’ensemble des espaces infinis et dépasse de très loin le bruit que produit l’être humain. À le dire explicitement, nous

n'avons puisé qu’une quantité lilliputienne dans cet « océan du silence130 ». À ce

sujet, en termes physiques, dans Old Times, Pinter perçoit le bruit comme une réalité omniprésente ; il ne s'efface jamais totalement (« You can hear the sea sometimes if

you listen very carefully131 »). Il y aura toujours du bruit quelque part, même si

l'oreille ne peut plus entendre aucun son. La nature est peuplée de bruits, allant de ceux qui sont inaudibles, à peine audibles jusqu’à ceux qui deviennent audibles et inaudibles, en passant par les sons infra-audibles. Encore une fois, sur la spatialisation du silence, même si la ville est souvent naïvement assimilée à un endroit de clameur par excellence, et la campagne à un cadre de calme plat, nous

130 V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 161. 131 Old Times, Plays 3, p. 257.

devons nous garder de penser que tout est silence loin du bruit des cités. Si l’on se place au milieu de ce qu’on appelle le silence de la nature, il suffira d’un infime temps de concentration pour percevoir, entre autres, le bruissement du feuillage, les cris ou les chants des animaux ou des échos en provenance de l’espace humain environnant. L'univers est fait de sons et de bruits audibles et inaudibles ; au moment où nous n'entendons plus de réalités sonores, d'autres endroits, d'autres milieux les abritent et vibrent de leur présence. Avancer que le bruit est spatialement réel équivaut à une démonstration consistant à dire que le silence n'est jamais total. Le calme n'a qu'un caractère présentiel partiel. Le bruit est une réalité faite d'ondes sonores dont le mouvement constant fait que lorsqu'un endroit s'en voit privé, d'autres en sont peuplés. À l'inverse du bruit musical qui est fait de sons savamment travaillés, le bruit est généralement une réalité composée de productions sonores centrifuges ; de différentes causes mais de même convergence. Tous les bruits produits séjournent dans un même lieu et ils seront les bruits ultérieurs. Un bruit qui se produit dans un endroit donné peut se reproduire ailleurs tout en gardant les mêmes caractéristiques. Le bruit que l'on semble entendre pour la première fois se serait déjà produit avant, dans un autre milieu. Conscient du fait que le bruit ne se dissipe jamais totalement, déclarer que le silence ne peut jamais être définitif semble raisonnable. Pendant que le bruit produit par l’homme montre ses limites dans le temps et dans l’espace, le bruit du monde intelligible se révélerait éternel, donc au- delà de l’emprise des facteurs d’anéantissement. Le matériau sonore d’origine humaine se doit d’être renouvelé sempiternellement, sinon il serait menacé d’extinction. La production humaine du son n’est qu’un effort pour éviter ce destin tragique, ce silence eschatologique qui guette l’homme à chaque pas. Produire du bruit relève alors d’un certain combat existentiel : le silence effraie l’être, la solitude et la passivité l’écrasent, ainsi il s’entoure d’éléments sonores pour prouver son existence face au néant envahissant, à ce qui le menace d’extinction. La visée téléologique de ses activités et agitations génératrices de bruits et d’autres vibrations acoustiques est de préserver sa place dans l’univers. Le bruit, et ce langage creux, qui en est une modalité, signalent la présence d’âmes humaines en guerre contre un silence aliénant. L’être humain ne peut se passer du bruit dans sa lutte incessante contre ce silence pesant et étouffant, en un mot contre le vide menaçant. De ce point de vue, en portant ainsi un regard sur The Birthday Party, nous pouvons dire que tous

les efforts de Meg pour offrir un petit tambour à Stanley comme cadeau d’anniversaire, malgré les protestations de ce dernier, ne seraient qu’un aphorme pour profiter de la présence de Goldberg et de McCann. Peut-être est-elle à la recherche d’une ambiance festive qui lui permette de rompre avec la monotonie domestique quotidienne, d’où son obstination à organiser cette soirée pendant laquelle, à défaut d’entendre les notes de piano, elle va se contenter de quelques notes de percussion : « Meg: I wanted to have a party. But you must have people for

a party132. » Ce qui veut dire qu’elle avait assez du silence, de cette vie sans aucune

alternative aux banalités verbales. Elle avait toujours cherché à trouver quelques éléments sonores pour se libérer du train-train familial. Le vacarme dans ces conditions n'est rien d’autre qu’un silence qui s’est muté. Pour Jankélévitch, quand l’homme transforme le silence en bruit soit par le rire ou par de vives voix, c’est pour se divertir, c’est-à-dire pour « conjurer l’angoisse de la solitude et du silence méontique… pour se persuader lui-même qu’il n’a pas peur, et croit mettre en fuite,

grâce à cet écran protecteur, les fantômes de mort133 ». Tout bruit né des bavardages

ou d’autres comportements tumultueux ne résulterait que des tentatives visant à combler le vide existentiel qui se crée dans le silence, dans l’inactivité et dans la solitude. C’est une sorte de musique de l’existence ; elle est liée à l’activité de l’homme qui ne cesse de le préserver. Les nombreux mouvements tapageurs que fait l’homme sont dictés par une crainte du silence qui lui rappellerait le vide, le néant. L’être humain ne pourrait s’empêcher de signer sa présence par le bruit ; la dynamique de son existence est constamment rythmée par des mouvements, des agitations ou autres rumeurs courantes de la vie quotidienne : « Cette pédale continue [le bruit], cette basse fondamentale et obstinée sur laquelle brochent des moments de silence, est bien plus imperceptible que le bruit de la mer : elle dure autant que notre vie, elle accompagne toutes nos expériences, elle remplit nos oreilles de la naissance

à la mort134. » L’on vit dans une ambiance quotidienne de bruits de toutes sortes. Sur

ce point d’ailleurs, aujourd’hui plus que jamais, les individus vivent toujours avec le bruit : il suffit de considérer le nombre accroissant de casques à musique pour s’en rendre compte, sans oublier le nombre accroissant de cas de surdité liés à l'exposition

132 The Birthday Party, Plays 1, p. 27.

133 V. Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, p. 167. 134 Id.

aux bruits continus ou excessifs. En marge du bruit que nous faisons, nous nous mouvons dans un espace habité par des objets sonores divers et variés. Cette cohabitation bruyante est à noter dans le temps et dans l’espace. Dans Silence, Pinter fait voir l'impossibilité de l'absence totale du silence. Comme l'explique Ellen, même dans ces instants où un calme plat s'installe, notre organisme vient nous rappeler que ce sont des bruits tels que les battements du cœur qui assurent son fonctionnement: « Around me sits the night. Such a silence. I can hear myself. Cup my ear. My heart

beats in my ear[...]135. » Le temps-zéro sonore ou l’espace-zéro sonore

n’interviendront que quand tout s’arrêtera sur terre, car même enfermé dans une pièce anéchoïque, l’homme entendra toujours du bruit, ne serait-ce que celui qui rythme sa réalité cardiaque (battements du cœur, respiration, etc.).

Bien entendu, contrairement à la mort qui marque la fin de toute vie, l’expérience sur terre assure à la fois le devenir et le mouvement, et fait advenir des événements et des occurrences bavards. Et comme l’existence est fragile, cette activité doit être répétée sans relâche pour que les bruits et les sons puissent advenir continuellement. Ce sont les bruits d’existence qui nous arrachent à nous-mêmes et qui nous font oublier un instant le poids existentiel. Dans cette angoisse liée à l’existence et qui devient plus rongeuse dans le silence de la solitude, l’homme trouverait une quiétude éphémère dans le bruit. Il se réfugie dans le bruit pour oublier quelques soucis de la vie, surtout quand son existence devient un nœud crispé et oppressant. Pour rompre cette monotonie et contrecarrer ce côté absurde de l’existence, l’homme se tourne vers le bruit. Il y verrait des solutions pour se libérer de l’ennui et des frayeurs. C’est en ce sens qu’il est intéressant d'observer certains personnages de Pinter, en particulier Meg dans The Birthday Party. À partir de son expérience, nous pouvons avoir une certaine compréhension de ce besoin existentiel de production sonore. Le désir pressant de Meg d’une animation sonore pour sortir de sa solitude et du silence tant redouté peut se comprendre à travers son initiative de

mettre une tenue exclusive, une robe de soirée (« party dress136 »), mais aussi par

l’attention dont elle fait preuve et le plaisir qu’elle éprouve pendant que Stanley frappe le tambour : « She watches him, uncertainly. He hangs the drum around his neck, taps it gently with the sticks, then marches round the table, beating it regularly.

135Silence, Plays 3, p.201.

Meg, pleased, watches him137. » Dans certaines circonstances, l'homme ne désire

entendre que le langage musical qui le réconforte. Ainsi, après la panique et l’angoisse provoquées par le « coma » de Stott, Law n’a pas trouvé mieux que de s’isoler pour jouer de la flûte afin de se redonner le moral : « In the background Law,

in a corner, playing the flute138. » Ce n’est que par ce moyen que Law peut retrouver

ce qu'il a perdu quelques instants auparavant. Un plus loin, Jane éprouve la même envie de fuir la mauvaise ambiance que Law et Stott instaurent dans la maison : « Jane stirring milk, sugar and coffee in the cups. The broken milk bottles, in a

sudden thrust, smashing together139.» Le besoin d'apaisement pendant qu'elle prend le

petit déjeuner décide Jane à se tourner vers la musique de Debussy : « Recording

turning on a turntable. Sudden music. Debussy’s 'Girl with The Flaxen Hair' 140. »

C’est exactement ce que fait Dalida, lorsqu'elle précise: « Quand ça n’va pas je tourne le disque141. »